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Laïcité : les circonstances d’un concours
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Zone franche

Dresser les Français de religions différentes les uns contre les autres au nom de la laïcité, il n'y a pas que Sarkozy qui sache le faire avec talent.

Hugues Serraf

Hugues Serraf

Hugues Serraf est écrivain et journaliste. Son dernier roman : La vie, au fond, Intervalles, 2022

 

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La laïcité « à la française », c’est tellement compliqué que seuls les jésuites et les talmudistes y comprennent vraiment quelque chose. Alors les laïques… A la base, pour autant, c’est d’une simplicité, euh, biblique : il y a la loi de 1905, celle qui dit que la République ne reconnaît aucun culte lorsqu’elle en rencontre un dans la rue en allant acheter le pain, et le Concordat qui précise que si c’est une rue de Strasbourg ou de Mamoudzou (Mayotte), elle lui fait au moins un petit signe de tête poli en passant.

Mais ça, c’est juste la base, effectivement. Et derrière la base, il y a la politique, les arrière-pensées, les interprétations plus ou moins bien intentionnées, les stratégies des uns et des autres… La laïcité « à la française », en fait, c’est le concept le plus religieux qui soit tant il permet aux exégètes de dire tout et son contraire avec la même conviction selon les circonstances.

Prenez le dernier scoop en date de Médiapart, par exemple, celui qui nous apprend qu’une session spéciale des concours d’entrée aux grandes écoles (Mines et Ponts) aurait été programmée en douce pour une poignée d’étudiants juifs trop pratiquants pour composer avec les autres le jour de Pessah (Pâque), Dieu refusant que l’on résolve un problème de maths alors que l’on célèbre la fuite des Hébreux d'Égypte.

Accommodements (dé)raisonnables

Eh bien dans l’interprétation radicale du concept, c’est tout à fait inconcevable puisque l’organisation d’un concours national et républicain ne devrait souffrir aucune entorse aux règles, quoi qu’en pense le Tout-Puissant (qui ne l’est finalement pas tant que ça). Dans son interprétation libérale, en revanche, c’est un peu différent puisqu’une circulaire interministérielle du 2 décembre 2010 admet qu’il est préférable, autant que faire se peut, de jeter un coup d'œil au calendrier des principales célébrations des grandes religions (autres que catholique et protestante, intégrées à l'année civile) avant d’établir celui des examens.

Ça ne mange pas de pain, comme on dit, et juifs, musulmans, bouddhistes, orthodoxes et arméniens s’en tirent généralement sans problème majeur pour ne se mettre mal avec personne dans les deux royaumes ― celui de César et celui qui n’est pas de ce monde. C’est ce que les Québécois, qui ont le sens de l’innovation linguistique, appellent les « accommodements raisonnables ».

Dans l’information que rapporte Médiapart, c’est toutefois d’une entorse anormale à l’entorse normale qu’il s’agit, s’il devient possible ― non pas aux juifs en général, qui passent les examens comme tout le monde ― mais à une poignée d’ultra-orthodoxes (entre 4 et 7, dit-on) de plancher en léger différé (mais dans les conditions du direct, si l’on peut se permettre ces analogies issues de la liturgie cathodique).

Et tout ça parce qu’un aumônier militaire qui a le 06 de Sarkozy dans son iPhone est capable de déplacer les montagnes d’un simple coup de fil… Enfin, d’ouvrir un gué temporaire dans la mer Rouge, pour rester en phase avec la célébration pascale.

Tournevis d’ingénieur ou goupillon, il faut parfois choisir

Si c’est le cas ― rien n’est vraiment établi et le concours n’ayant lieu qu’à la fin du mois, le péché reste à commettre ―, le laïque d’obédience serrafienne que je suis (il existe précisément 62 millions d’obédiences distinctes du concept) est absolument scandalisé : oui à l’accommodement raisonnable, non aux petits arrangements entre amis.

Les accommodements raisonnables, ça marche dans les deux sens et le juif à ce point religieux qu’il ne pourra pas, une minuscule fois dans son existence, négocier un deal avec le Seigneur parce que, ce coup-ci, les calendriers bibliques et civils n’ont pas pu être exactement synchronisés (une histoire de phases lunaires en folie, semble-t-il) doit peut-être se demander si une carrière d’ingénieur est faite pour lui.

Entre le tournevis et le goupillon, il faut parfois savoir arbitrer. Et se taper deux ans de prépa pour refuser, le jour du concours de ses rêves, de faire coïncider ceci et cela, c’est même la preuve qu’il est temps de réévaluer ses priorités. Enfin, c’est juste un avis serrafien et moi-même, je ne suis pas toujours à 100% d’accord avec mes propres certitudes.

Dénoncer cette entourloupe est donc logique et raisonnable, surtout lorsqu’elle implique Sarkozy et que Médiapart est justement le journal dont la mission principale est de trouver un truc à lui reprocher  tous les matins (et il faut dire qu’il a une sacrée tendance à lui faciliter la besogne, l’hyperprésident).

Médiapart dénonce, oui. Mais quoi ? Et dans quel but ?

Donc, dénoncer cette entourloupe pour ce qu’elle est, c’est très bien, mais la transformer en « un fait exceptionnel dans l'histoire de l'éducation nationale », c’est déjà commencer à prendre le lecteur ― y compris l’anti-sarkozyste de compétition qui s’est abonné à Médiapart pour être brossé dans le sens du poil sept fois par semaine ― pour un fameux benêt.

La France est le pays des passe-droits tous azimuts, ni Jean-Paul Huchon ni Eric Woerth ne viendront prétendre le contraire. Et les petits bidouillages de dates d’examens sont en réalité légion dans toutes les facs de l’Hexagone, même si Sarkozy n’est pas toujours dans le coup. Hey, il faut bien qu’il se repose un peu de temps en temps, le bougre ! Un jour par semaine pour un chanoine de Latran, c’est bien le moins.

Pour autant, sur quelle thèse s'achève-t-il, le papier qui révèle que trois pelés et deux tondus ont peut-être eu droit à un traitement de faveur ? Mais sur l’opposition flagrante entre « clientélisme » à l’égard des juifs et « stigmatisation des populations arabes » (sic) dont le big boss serait le deus ex machina, voyons !

Et notre poignée de zélotes dont le ni le CRIF ni le rabbinat n’ont jamais entendu parler (l'auteur le concède en correction) se retrouvent allègrement métamorphosés en autant de « juifs génériques », autant de preuves de ce que « l'Elysée instille le venin dans la vie publique ». L’interdiction de la burqa d’un côté, le passe droit accordé à une poignée de types dont le directeur de conscience a des relations de l'autre, quoi… La symétrie parfaite.

D'accord, on n'évoque pas le conflit israélo-palestinien au bénéfice d'éventuels mal-comprenants, mais bon...

A nouveau, l'hyperprésident semble s'être servi des ses hyperpouvoirs pour faire n’importe quoi en douce. Mais en conclure qu'il joue les juifs contre les musulmans dans un nouvel accès de colère contre la laïcité, c'est pousser le bouchon tellement loin qu'on se demande qui cherche réellement à dresser les Français les uns contre les autres.

« Instiller le venin dans la vie publique » ? Hum, oui, c’est peut-être bien de ça qu’il s’agit.

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Ajout à cet article, le 14 avril à 16h50 : je me félicite d'en être resté au conditionnel pour évoquer le scoop de Médiapart, qui tenait donc surtout du pétard mouillé. Il y a bien eu une poignée d'étudiants pour demander une session décalée au concours, ce qui leur a été refusé .

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