Comment la crise a permis à l’Eurogroupe de s’emparer du pouvoir européen, au détriment de la Commision, du Parlement, et parfois même des gouvernements nationaux<!-- --> | Atlantico.fr
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Les ministres des finances espagnol, français et grec
Les ministres des finances espagnol, français et grec
©Reuters

Technocratie

Même si l'Eurogroupe n’a pas de légitimité démocratique, il est devenu depuis 2010 plus puissant que les Parlements et surtout que les électeurs des pays de la zone euro. Pis, elle oeuvre parfois à casser la dynamique électorale de certains pays, comme la Grèce.

Christophe Bouillaud

Christophe Bouillaud

Christophe Bouillaud est professeur de sciences politiques à l’Institut d’études politiques de Grenoble depuis 1999. Il est spécialiste à la fois de la vie politique italienne, et de la vie politique européenne, en particulier sous l’angle des partis.

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Atlantico : A l'image de son emprise sur le cas grec, notamment depuis l'élection d’un nouveau gouvernement de coalition Syriza-ANEL, l'Eurogroupe n'est-il pas devenu le maître du destin des pays sous assistance ? A-t-il concentré plus de pouvoirs que ce qui était prévu lors de sa création ?

Christophe Bouillaud : Dès la création de l’Euro, des mécanismes de surveillance mutuelle entre Etats membres sont prévus par le Traité de Maastricht (1992), et son texte d’application, le « Pacte de stabilité et de croissance » (1997). Avec la crise économique ouverte en 2008, cette surveillance mutuelle se renforce et change de sens. Au départ, dans le Traité de Maastricht, il y avait la clause dite de « no bail-out », c’est-à-dire de de non-renflouement, d’un Etat membre incapable de payer ses dépenses ordinaires. En 2010, lorsque les Etats européens ont décidé de ne pas appliquer cette clause pour éviter une apocalypse financière et donc de financer la Grèce puis d’autres pays en difficulté face aux marchés financiers, l’Eurogroupe est devenu l’organe de gestion de ces aides entre Etats européens, et, fort logiquement, les bailleurs de fonds ont pris le dessus sur les emprunteurs.

Par ailleurs, au sein des Etats bailleurs de fonds, certains sont devenus rapidement plus importants que d’autres en raison de leur taille et de leur réputation auprès des marchés financiers, c’est bien sûr le cas de l’Allemagne qui est apparue rapidement comme le seul Etat ayant la capacité de garantir les capacités d’emprunt de l’ensemble européen pour sauver les Etats en difficulté. Sous la présidence Juncker, puis sous la présidence Dijsselbloem, l’Eurogroupe est du coup devenu depuis 2010 un centre de pouvoir important en Europe.

L’Eurogroupe est aujourd'hui tout-puissant, plus même que les parlements. Mais a-t-il une légitimité démocratique ?

Attention, il faut rappeler que l’Eurogroupe n’est jamais que la réunion des ministres des finances des pays de la zone Euro. Tous les ministres qui participent à ses discussions et à ses décisions sont donc membres de gouvernements démocratiques, disposant eux-mêmes d’une majorité parlementaire dans leurs pays respectifs. L’Eurogroupe est une arène de discussion et de décision entre hommes et femmes politiques nationaux,  entre politiciens nationaux et non pas entre techniciens des ministères, un lieu d’entente (ou de mésentente) inter-gouvernementale au même titre que le Conseil européen par exemple. De plus, si le président de l’Eurogroupe n’est pas élu par les citoyens européens, il est choisi par la majorité des ministres présents eux-mêmes issus de gouvernements démocratiquement élus.

Cependant, il faut souligner à l’inverse qu’il existe un « esprit de corps » dans cette instance qui finit par faire prévaloir ce que la majorité des ministres des finances considèrent être l’ « intérêt supérieur européen » sur toute autre considération économique ou démocratique. Par exemple, l’intérêt supérieur européen impose de croire en dépit de tous les signaux contraires que toutes les dettes entre pays européens seront payées un jour. Or la plupart des économistes doutent tout particulièrement d’une telle possibilité dans le cas grec. De même, la majorité des ministres a bien expliqué  au nouveau ministre grec de l’économie et des finances, que ce n’est pas parce que les Grecs avaient changé de gouvernement qu’ils ne devaient pas se plier à ce qui avait été convenu auparavant avec le gouvernement précédent. La démocratie nationale d’un pays débiteur passe bien après les règles européennes que l’Eurogroupe a fixées depuis 2010 pour sauver l’Euro en empêchant tout Etat membre de faire défaut sur sa dette.

Qui mène les débats dans le groupe et prend actuellement les décisions ? Y-a-t-il une proéminence des Etats créditeurs ? Tous les pays ne semblent en effet pas avoir le même poids dans ses décisions. Quand Wolfgang Schaüble affirme, lors d'une réunion le 20 février dernier, que « Les Grecs auront certainement des difficultés à expliquer cet accord à leurs électeurs. », n'avoue-t-il pas la supériorité politique de l'Eurogroupe sur les Etats ?

Autant qu’on puisse le savoir à travers ce qui filtre des débats via les journalistes, l’Eurogroupe reste dominé par les Etats créditeurs, c’est-à-dire l’Allemagne, mais aussi par les Etats débiteurs qui leur sont alliés, comme l’Espagne ou le Portugal qui sont dirigés par des gouvernements conservateurs très heureux au fond d’avoir pu saisir l’opportunité de la crise des dettes publiques pour restructurer leur marché du travail et plus généralement leur économie nationale à leur idée. Cette large coalition conservatrice, auxquels les gouvernements sociaux-démocrates ou socialistes (dont la France) n’apportent qu’une faible contradiction, a bien montré son poids contre la Grèce dirigé par le gouvernement extrême-gauche/droite nationaliste d’Alexis Tsipras.

Cette coalition des conservateurs austéritaires essaye de casser la dynamique démocratique lancée en Grèce, et, probablement, le ministre allemand des finances aurait aimé que l’accord du 20 février provoque immédiatement la chute du gouvernement Tsipras, c’est le sens de cette phrase qui est destiné à « savonner la planche » de ce dernier. De fait, le gouvernement Tsipras n’est pas tombé, et le conflit continue entre le gouvernement grec et les gouvernements de tous les autres pays de la zone Euro. « La Grèce doit plier », semble être la volonté commune des Etats créditeurs du nord et de leurs alliés du sud.

Que risque un pays qui s’opposerait aux décisions prises par le groupe ?

Il faut distinguer deux cas. Premièrement, le cas des pays comme la France ou l’Italie qui disposent tout de même de la confiance des marchés financiers ou des épargnants – ou qui sont en fait « too big to fail », au sens où leurs difficultés à se financer sur les marchés financiers mèneraient rapidement à la fin de l’Euro. Si l’Eurogroupe est désagréable avec ces pays, les conséquences sont limitées, d’autant plus que la Banque centrale européenne inonde les banques de liquidités qu’elles peuvent investir dans l’achat de titres publics de ces pays. Par ailleurs, pour ces pays, l’expérience sert un peu tout de même, les recommandations austéritaires sont devenues très peu crédibles du point de vue économique comme moyen de relancer l’économie de tous les pays : il semble désormais évident que les grandes cures d’austérité préconisées en 2010-11 ont failli tuer certains malades. En Italie, cela serait ainsi très difficile de plaider pour plus d’austérité. Après l’expérience Monti en ce sens (2011-12), les Italiens sont bien convaincus que cela les mènerait à un désastre à la Grecque.

Deuxièmement, il y a le cas des pays sous assistance financière comme la Grèce, la situation s’avère bien plus difficile : sans apports financiers des partenaires européens, la Grèce ne peut pas faire face à ses engagements financiers. Elle devrait donc faire faillite. Et ensuite, sortir de fait de la zone Euro. Cependant, comme la majorité de l’Eurogroupe ne veut pas de cette issue fatale, il faut discuter, négocier, etc. sur le fil du rasoir. C’est ce qu’on observe actuellement. Le gouvernement grec essaye de retrouver des marges d’action pour sortir de la dépression économique que connait le pays (pire, parait-il, qu’aux Etats-Unis dans les années 1930), tout en subissant la pression inamicale de ses partenaires, qui ne peuvent  cependant pas aller trop loin de peur de faire sortir la Grèce de la zone Euro par inadvertance. L’énervement pourrait à terme gagner les deux parties : le gouvernement grec peut difficilement accepter de laisser la Grèce subir encore la dépression, les autres pays refusent de prêter sans garder entièrement le pouvoir sur toute la politique économique et sociale grecque. Le plus logique pour la Grèce serait à mon sens de sortir de la zone Euro, en laissant l’addition aux autres pays de l’Euro, mais le gouvernement grec n’a pas de mandat populaire pour décider de cette sortie.

L'Eurogroupe est-il voué à avoir toujours plus de pouvoirs ? Est-il encore possible d'en faire une instance plus démocratique ?

Oui, l’Eurogroupe aura toujours plus de pouvoirs, si la vision de la solution à apporter à la crise de la zone Euro ne change pas, et si l’on ne veut pas aller vers le vrai fédéralisme européen. En effet, pour l’instant, toute la politique européenne depuis 2010 a visé à faire en sorte que plus jamais un Etat membre n’ait besoin à l’avenir de l’aide financière de ses partenaires européens – et, s’il en a besoin par malheur, il devra entièrement se soumettre aux ordres précis et circonstanciés des prêteurs, comme le prévoit le « Mécanisme européen de solidarité » (MES). L’idéal européen inscrit dans les nouveaux accords et traités, qui renforcent la surveillance mutuelle des comptes, serait en fait que chaque pays soit capable en toute circonstance d’avoir ses comptes publics à l’équilibre, et l’Eurogroupe est chargé avec la Commission européenne de surveiller que tout le monde se plie à la règle. L’emprunt zéro et l’endettement zéro de chacun sont donc les objectifs à atteindre.

L’idéal européen actuel, tel qu’inscrit dans les textes, est donc qu’il n’existe aucune aide mutuelle entre Européens à terme ! Est-ce d’ailleurs du coup un idéal que cette solidarité qui vise à son extinction ? Quoiqu’il en soit, pour aboutir à cet idéal d’égoïsme national où jamais il n’y aurait besoin à l’avenir d’ « union de transfert » pour utiliser l’expression qui fait tant peur à nos partenaires allemands, il faut que chaque pays se mette à ressembler à l’Allemagne, ou, encore mieux, à l’Estonie ou à la Lettonie. Ces deux pays sont les Etats modèles en matière d’austérité et de liberté des marchés, encore plus que l’Allemagne elle-même. Cela suppose en fait d’énormes et durables pressions pour que chaque pays de l’Eurozone atteigne cet état de société où toute la vie est organisée autour de marchés libres s’ajustant le plus rapidement possibles à tous les chocs possibles – en négligeant d’ailleurs ainsi que les pays baltes ont perdu une partie de leur population dans l’affaire par immigration sous des cieux plus cléments, et que la vie n’y est pas si facile.

De fait, l’aspect idéologique et politique de l’affaire est important : le changement de fonction de l’Eurogroupe ne pourra venir que de changements au niveau des gouvernements nationaux, qui y apporteront de nouvelles options pour sortir de la crise, qui ne viseront pas à punir les Etats débiteurs. L’idée qu’un autre Etat du sud, l’Espagne, puisse être à terme dirigé par un gouvernement vraiment à gauche, déplait ainsi profondément aux conservateurs qui dominent actuellement l’Eurogroupe. Ce n’est donc pas tant l’Eurogroupe en tant qu’institution qu’il faut changer, mais l’usage qu’en fait la majorité conservatrice, nationaliste et pour tout dire un peu bornée dans sa vision de l’Europe, qui opère en son sein depuis 2010. A plus long terme, pour que l’Eurogroupe perde de son importance, il faudrait que la zone Euro devienne une vraie fédération (comme les Etats-Unis, l’Union indienne ou la Confédération helvétique), fonctionnant comme toute fédération dans le monde sur la base implicite d’une solidarité entre citoyens de la fédération. Les acrimonies liées à la gestion actuelle de la crise de la zone Euro par l’Eurogroupe ne nous mènent cependant pas dans cette direction.

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