Comment l’économie afghane a été dopée à l’héroïne sous l’influence des taliban <!-- --> | Atlantico.fr
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Ahmed Rashid publie « L’ombre des taliban » aux éditions Autrement.
Ahmed Rashid publie « L’ombre des taliban » aux éditions Autrement.
©NOORULLAH SHIRZADA / AFP

Bonnes feuilles

Ahmed Rashid publie « L’ombre des taliban » aux éditions Autrement. Pétrole, drogue, fanatisme, terrorisme : tous les paramètres font de l’Afghanistan et de cette zone stratégique une véritable poudrière. Observateur privilégié de ce pays depuis 1979, Ahmed Rashid, journaliste pakistanais, en est devenu l’un des meilleurs spécialistes. Cette enquête nous plonge au cœur de l’histoire du mouvement des taliban. Extrait 1/2.

Ahmed Rashid

Ahmed Rashid

Ahmed Rashid est journaliste et auteur d'ouvrages traitant de politique, principalement à propos de l'Afghanistan, du Pakistan et l'Asie centrale.

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Le rétablissement de la paix et de la sécurité dans les campagnes a donné un coup de fouet à la culture du pavot. Wali Jan produit 45 kilos d’opium brut par an sur sa petite parcelle, soit un revenu d’environ 1 300 dollars – une petite fortune pour un fermier afghan. Il sait que l’héroïne raffinée atteint 50 fois ce prix à Londres ou à New York, mais il se satisfait largement de ce qu’il en tire. Les effets de cette manne sont visibles partout, car il y a plus de reconstruction dans les villages qui entourent Kandahar que partout ailleurs en Afghanistan.

Les taliban ont trouvé une justification islamique qui autorise les fermiers comme Wali Jan à cultiver encore plus d’opium, même si le Coran interdit aux musulmans de produire ou de consommer des stupéfiants. Abdul Rashid, chef de l’unité antidrogues de Kandahar, m’a expliqué la nature unique de son travail. Il a le droit d’imposer une interdiction stricte de la culture du haschich, « parce qu’il est consommé par les Afghans et les musulmans ». Mais, ajouta-t-il sans une ombre d’ironie, « l’opium est permis parce qu’il est consommé par les kafirs [infidèles] de l’Occident, et non par les Afghans et les musulmans ». D’autres impératifs expliquent l’essor de la culture du pavot. « Nous laissons les gens cultiver le pavot parce que les fermiers en tirent un bon prix. Nous ne pouvons pas les forcer à cultiver du blé, car il y aurait une révolte contre les taliban si nous interdisions la culture du pavot. Alors nous cultivons le pavot et nous importons le blé du Pakistan. »

Le gouverneur Mohammed Hassan justifie cette politique singulière par un autre tour de passe-passe. « Les drogues sont mauvaises et nous voudrions remplacer le pavot par une autre culture de rapport, mais ce n’est pas possible actuellement parce que nous n’avons pas obtenu la reconnaissance internationale. » Deux années durant, le mollah Omar offrit régulièrement aux États-Unis et aux Nations unies de faire cesser la culture du pavot en échange de la reconnaissance internationale de son gouvernement – c’était la première fois qu’un mouvement qui contrôlait 90 % d’un pays offrait une telle option à la communauté internationale.

Les taliban ont vite senti la nécessité d’organiser l’économie de la drogue pour en tirer des revenus. En s’emparant de Kandahar, ils avaient affirmé qu’ils élimineraient toutes les drogues, ce qui encouragea les diplomates américains à entrer immédiatement en contact avec eux. Il fallut quelques mois aux taliban pour comprendre qu’ils avaient besoin des revenus du pavot et que l’interdiction de sa culture mettrait les fermiers en colère. Ils commencèrent donc à exiger un impôt islamique, le zakat, de tous les trafiquants d’opium. Le Coran stipule que tout musulman doit verser aux pauvres 2,5 % de ses revenus disponibles, mais les taliban n’eurent aucun scrupule à prélever 20 % de la valeur d’un chargement d’opium au titre du zakat. Certains commandants et gouverneurs de province imposaient par ailleurs leurs propres taxes pour remplir leurs coffres et nourrir leurs soldats. Certains sont d’ailleurs devenus d’importants trafiquants ou emploient des membres de leur famille comme intermédiaires.

Dans le même temps, l’offensive des taliban contre le haschich, produit de consommation courante des chauffeurs de camion, s’avéra extrêmement efficace – prouvant si besoin est qu’il est possible d’appliquer tout aussi strictement une interdiction de l’opium. Plusieurs centaines de sacs de haschich saisis chez des cultivateurs et des trafiquants furent entreposés dans deux hangars à Kandahar. Les gens normaux se disaient trop effrayés pour consommer du haschich après l’interdiction des taliban. Pour ceux qui continuaient à le faire clandestinement, les taliban avaient une approche inédite pour soigner la dépendance. « Quand nous attrapons des trafiquants ou des consommateurs de haschich, nous les interrogeons et nous les frappons sans pitié pour découvrir la vérité, expliqua Abdul Rashid. Ensuite nous les plongeons plusieurs heures dans l’eau glacée, deux à trois fois par jour. C’est un excellent moyen. » Rashid pénétra ensuite dans la prison et fit tirer de leur cellule plusieurs prisonniers terrorisés. Ils confirmèrent sans hésitation l’efficacité du traitement de choc des taliban. « Quand on me frappe ou qu’on me jette dans l’eau glacée, j’oublie le haschich », me dit Bakht Mohammed, un commerçant et trafiquant de drogue qui purgeait une peine de trois mois.

Entre 1992 et 1995, l’Afghanistan produisait la quantité considérable de 2 200 à 2 400 tonnes d’opium par an, ce qui la plaçait au deuxième rang des pays producteurs d’opium brut, juste derrière la Birmanie. En 1996, il en produisait 2 600 tonnes. Les représentants du Programme de lutte contre la drogue des Nations unie (UNDCP) affirment que la province de Kandahar produisait à elle seule 120 tonnes d’opium sur 3 160 hectares de champs de pavot en 1996 – une augmentation énorme par rapport à 1995, année où elle produisait 79 tonnes sur 2 460 hectares. En 1997, alors que le contrôle des taliban s’étendait à Kaboul et au Nord, la production d’opium augmenta encore de 25 %, pour atteindre 2 800 tonnes. Les réfugiés pachtounes qui arrivaient par dizaines de milliers du Pakistan pour s’installer dans les zones contrôlées par les taliban exploitaient sur leurs terres la plus facile et la plus lucrative de toutes les cultures de rapport.

Selon l’UNDCP, les fermiers touchent moins de 1 % de l’ensemble des bénéfices générés par le commerce de l’opium ; 2,5 % restent aux mains des trafiquants afghans et pakistanais et 5 % sont répartis dans les pays à travers lesquels l’héroïne transite sur le chemin de l’Occident. Trafiquants et revendeurs européens et américains se partagent le reste des bénéfices. Même avec un retour sur investissement aussi bas, on estime que 1 million de fermiers afghans gagnent au moins 100 millions de dollars grâce à la culture du pavot. Ainsi, les taliban ramassent au moins 20 millions de dollars en taxes, et sans doute plus encore en dessous de table.

Depuis 1980, tous les chefs de guerre des moudjahidin utilisaient l’argent de la drogue pour financer leurs campagnes militaires et se remplir les poches. Ils achetaient nouvelles jeeps, maisons et entreprises à Peshawar, et ouvraient des comptes en banque à l’étranger. Certes, ils refusaient d’admettre publiquement qu’ils se livraient au trafic de drogue, mais ils ne se gênaient pas pour accuser leurs rivaux moudjahidin. Pourtant, personne n’eut autant de culot, ou d’honnêteté, que les taliban lorsqu’ils déclarèrent qu’ils n’avaient pas l’intention de réguler le marché de la drogue. En 1997, l’UNDCP et les États-Unis estimèrent que 96 % de l’héroïne afghane était produit dans des régions contrôlées par les taliban.

Les taliban ont fait plus qu’étendre la zone disponible pour la production d’opium. Leurs conquêtes ont également profité aux routes commerciales. Des convois de Landcruisers Toyota lourdement armés quittent plusieurs fois par mois la province de Helmand, où sont cultivés 50 % de la production d’opium de l’Afghanistan, pour un voyage long et difficile. 

Extrait du livre de Ahmed Rashid, « L’ombre des taliban », publié  aux éditions Autrement

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