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Chasse aux comportements indécents : ce que la France a à gagner … et à perdre dans sa quête grandissante de vertu
©LUDOVIC MARIN / AFP

Puritanisme ?

L'affaire des "homards" des dîners de François de Rugy, l'affaire Tapie ou la polémique sur les photographies en Afrique des gérants d'un magasin Super U montrent que la condamnation politique au nom de la vertu est devenue une arme politique très efficace à notre époque.

Philippe Fabry

Philippe Fabry

Philippe Fabry a obtenu son doctorat en droit de l’Université Toulouse I Capitole et est historien du droit, des institutions et des idées politiques. Il a publié chez Jean-Cyrille Godefroy Rome, du libéralisme au socialisme (2014, lauréat du prix Turgot du jeune talent en 2015, environ 2500 exemplaires vendus), Histoire du siècle à venir (2015), Atlas des guerres à venir (2017) et La Structure de l’Histoire (2018). En 2021, il publie Islamogauchisme, populisme et nouveau clivage gauche-droite  avec Léo Portal chez VA Editions. Il a contribué plusieurs fois à la revue Histoire & Civilisations, et la revue américaine The Postil Magazine, occasionnellement à Politique Internationale, et collabore régulièrement avec Atlantico, Causeur, Contrepoints et L’Opinion. Il tient depuis 2014 un blog intitulé Historionomie, dont la version actuelle est disponible à l’adresse internet historionomie.net, dans lequel il publie régulièrement des analyses géopolitiques basées sur ou dans la continuité de ses travaux, et fait la promotion de ses livres.

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Yves Michaud

Yves Michaud

Yves Michaud est philosophe. Reconnu pour ses travaux sur la philosophie politique (il est spécialiste de Hume et de Locke) et sur l’art (il a signé de nombreux ouvrages d’esthétique et a dirigé l’École des beaux-arts), il donne des conférences dans le monde entier… quand il n’est pas à Ibiza. Depuis trente ans, il passe en effet plusieurs mois par an sur cette île où il a écrit la totalité de ses livres. Il est l'auteur de La violence, PUF, coll. Que sais-je. La 8ème édition mise à jour vient tout juste de sortir.

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Atlantico.fr : Que ce soit dans le cadre de l'affaire des "homards" de François de Rugy ou le renvoi des dirigeants d'un hypermarché U qui pratiquaient la chasse en Afrique, il semble de plus en plus impératif à notre époque d'être vertueux pour prétendre diriger. En regardant les précédents historiques où des hommes politiques ont pu gouverner au nom de la vertu, faut-il pour autant s'en réjouir ?

Philippe Fabry : Il y a deux visions de la vertu en politique, qu’il faut distinguer : d’une part la vertu que l’on peut attendre des dirigeants, d’autre part la vertu que les dirigeants cherchent à impliquer au peuple.

Les peuples sont toujours plus ou moins attentifs à la vertu de leurs dirigeants : il est notoire, par exemple, que l’Europe du Nord est beaucoup moins tolérante envers la corruption et le népotisme que l’Europe latine. Mais sur cette base culturelle, il faut ajouter un facteur conjoncturel : une population attendra d’autant plus de vertu de ses dirigeants dans les temps difficiles où elle-même est contrainte de faire des efforts.

Cette première recherche de la vertu chez les dirigeants, dans leur comportement, est saine et garantit souvent le bon fonctionnement des institutions démocratiques en les protégeant contre les trafics d’influence et la prédation des fonds publics.

La volonté d’inculquer de la vertu au peuple n’est pas nécessairement une constante chez les dirigeants : la plupart du temps ils en attendent surtout l’obéissance. Mais parfois, les dirigeants se piquent d’inculquer leur vision de la vertu aux populations : c’est souvent le cas dans les périodes révolutionnaires, songeons à Savonarole ou Robespierre, mais aussi dans d’autres circonstances, comme actuellement avec la montée de l’écologisme.

Ce type de recherche de la vertu est toujours nuisible car elle est par nature totalitaire en ce qu’elle pousse l’Etat à sortir du champ du régalien pour s’occuper de la morale et faire de l’ingénierie sociale : il s’agit alors de tenter d’extirper ces vices privés qui, selon Mandeville, font la vertu publique.

L’affaire de Rugy concerne les deux champs : voilà un ministre de l’Ecologie, qui explique aux Français qu’ils doivent faire des efforts sur leur facture d’énergie, sur l’emploi de leur véhicule, leur mode de vie en général, participe au mouvement de culpabilisation du citoyen, et qui d’autre part se goberge de façon éhontée à leurs frais – et en plus, l’affaire surgit en même temps qu’est mise en place une énième taxe au nom de l’écologie, cette fois sur les billets d’avion.  

Yves Michaud : Le lion et le homard, voilà une nouvelle fable bien édifiante. 

Pour ma part, dans ces affaires, je ne vois nulle intransigeance à la scandinave mais des réactions plutôt normales à d’un côté une sottise (le lion) et de l’autre un abus (le homard).

Dans le cas du lion, les gérants de l’hypermarché U de l’Arbresle, petite ville très prolo des environs de Lyon, ont parfaitement le droit de dépenser leur argent comme ils veulent. Ils n’auraient cependant pas dû ignorer 1) qu’il y a des espèces menacées et qui plus est symboliques - ils auraient pu aller chasser le chien errant ou le dromadaire en Australie ! 2) que ce n’est pas forcément malin d’aller faire le Tartarin sur Facebook (même si leurs exploits datent de 2015 !), 3) et surtout que leur activité professionnelle (être membre d’une coopérative U-enseigne vendant des produits de consommation familiale) leur impose quelques devoirs.  Qu’on aime ça ou non, il y a aujourd’hui une réflexion neuve sur les engagements de l’entreprise, dont on considère à juste titre qu’elle n’a pas seulement des dirigeants, des employés et des clients mais aussi des « parties-prenantes » (shareholders) en un sens plus large - la communauté d’exercice, le public au sens des clients potentiels, l’environnement en un sens plus ou moins large. Je serais tout autant choqué d’un boucher vegan,  d’un militaire anti-militariste ou d’un tenancier de café refusant les femmes et le service d’alcool…(suivez mon regard!).

Bref, je comprends que la coopérative U-enseigne ne tienne pas à continuer à collaborer avec eux.

Pour le homard, est-ce si différent ? Le ci-devant citoyen Rugy, ex Boulet de Rugy, a bien le droit de s’empiffrer avec noblesse de tout ce que sa haute fonction lui permet. Il est le quatrième personnage de l’État et il lui appartient de traiter avec honneur ses invités de marque. Sauf, sauf, sauf...que s’il s’agit de recevoir les membres de sa famille, quelques journalistes à la langue bien pendue et d’autres liés à la presse de caniveau où travaille sa femme (Gala), on est aussi loin des justifications d’Etat que les lions et les homards le sont de la jungle et des rivières de l’Arbresle...

Le général de Gaulle est souvent désigné comme un modèle de vertu au pouvoir (on rappelle souvent qu'il refusait de toucher à l'argent qu'on lui versait, se contentant de sa solde de général à la retraite). On pense aussi à la vertu des stoïciens, dévoués corps et âmes à l'épanouissement de Rome, ou à la sainteté du roi Louis IX. Ces formes de vertus individuelles au service du politique ne sont-elles pas nécessaires et souvent fondatrices pour les systèmes politiques, en ce qu'elles légitiment un système ? 

Philippe Fabry : Oui, c’est ce que je disais précédemment : la probité des dirigeants renforce d’une part l’exercice-même des institutions, en permettant leur jeu normal sans contournement et détournement par des systèmes de corruption, et d’autre part la légitimité du régime, en suscitant la confiance du peuple, et par là-même sa patience devant les éventuels échecs rencontrés par le gouvernement.

Au contraire, le manque de vertu des dirigeants irrite la population et accroît son agacement lorsque le gouvernement échoue à lui apporter la prospérité : songez à l’argent dilapidé au jeu par Marie-Antoinette qui a participé au discrédit de la monarchie absolue à la fin du XVIIIe siècle, ou aux multiples « affaires » au début des années 1930 qui ont produit la montée de l’anti-parlementarisme.

L’honnêteté, la vertu privée n’est certes pas un gage suffisant de la valeur d’un dirigeant politique, puisqu’elles ne préjugent pas de sa compétence, mais elle sert la stabilité d’un régime.

A rebours, des personnages peu vertueux peuvent-ils faire de bons chefs d'Etat ? Quelles sont les limites d'une telle affirmation ?

Philippe Fabry : Ce serait un très long débat ne serait-ce que de définir ce qu’est un bon chef d’Etat, mais si l’on veut parler de quelqu’un chargé de défendre au mieux l’intérêt général s’assurant de la bonne tenue des institutions, il semble difficile d’envisager qu’un individu « non vertueux » fasse un bon chef d’Etat, si par vertu nous entendons, bien sûr, l’honnêteté dans le rapport aux biens publics. De nombreux dirigeants efficaces ont pu être par ailleurs des hommes volages ou des alcooliques, comme Winston Churchill, parce que ces vices ne sont pas sur le même plan que les fonctions politiques et sont moins de nature à porter préjudice aux institutions. Cependant il est possible qu’un individu peu vertueux fasse un bon chef d’Etat s’il est si compétent que son service efficace de l’intérêt général compense largement les avantages personnels et indus qu’il peut tirer de ses fonctions aux frais des contribuables – on peut penser à l’œuvre d’un Louis XI, ou au cardinal de Richelieu. 

Le problème n'est-il pas que la condamnation au nom de la vertu semble systématiquement prendre le pas sur le reste ? Le procès récent intenté contre Christine Lagarde dans l'arbitrage Tapie n'en est-il pas un bon exemple ?

Yves Michaud : Il est certain qu’il y a aujourd’hui un moralisme moralisateur pesant. C’est à qui donnera sa leçon de vertu. J’aimerais appeler ça l’effet Angot du nom de cette littératrice qui chaque samedi assommait de ses leçons de morale la France du samedi soir pas encore couchée… Maintenant il faut aussi être nuancé et même subtil.

D’abord la société française, qui n’est pas pour rien celle deTartuffe, pratique l’hypocrisie comme un sport national. Et nos hommes politiques et dirigeants ne sont pas les derniers : de Mitterrand et sa double vie à Chirac, de Balkany à Barre et leurs sous en Suisse, de Cahuzac à Thévenoud et leurs impôts, de Fillon au baron Seillières – et de Ferrand le prédécesseur de Rugy à Rugy lui-même. Tout le monde, il est beau, tout le monde il est honnête, tout le monde il donne des leçons de morale et de sacrifice mais quand le singe monte à l’arbre, on s’aperçoit qu’il n’a pas le derrière très propre.

Seconde particularité : cette hypocrisie que beaucoup de leurs concitoyens partagent et pratiquent (les Français sont « faux-culs »), nos politiciens, gens de média, people et financiers la dissimulent sous des mises en scène qu’ils achètent à coups de « réseautage-homard » (je laisse de côté le réseautage-matelas). Si M. Apathie va manger les homards du citoyen de Rugy en les arrosant d’un Chablis premier cru (qu’on ne m’accuse pas d’y être allé!), il ne sera pas trop prêt à le critiquer, encore moins à cracher dans la soupe du homard. Il prendra même l’écologie au sérieux ! Je suis toujours sidéré de lire dans les journaux ces pages entières de « vies de saint » publiées chaque fois qu’un quidam est nommé quelque part : il a fait une grande école, il est bon père de famille, a des réseaux et est passionné d’opéra  - alors qu’il a fait des études médiocres, a une fille adultérine, travaille pour la Françafrique et est inculte...

Les scandinaves, justement, ne sont pas si vertueux que ça mais ils se gardent bien de pavaner avec leur vertu. Ce sont de vrais hypocrites qui se bourrent le nez le vendredi soir sans se vanter de boire du jus de pomme.

Quant aux poursuites contre Lagarde et Richard, elles n’ont rien à voir avec la vertu : la ministre et ses conseillers ont voulu en finir avec cette affaire de corne-cul à 500 millions  d’euros de Tapie et ils n’avaient pas tort mais ils auraient pu être plus regardants sur la composition du comité d’arbitrage…  En revanche, il est parfaitement anormal que Lagarde ait été traduite devant cette « Cour de justice de la République » - qui est à la justice ce que la musique militaire est à la musique – avant que les autres procédures se soient déroulées. Là peut-être il y a eu un effet « vertu » - à moins que ce ne fût un règlement de compte politique ordinaire. 

Jusqu'à quel point un homme politique doit-il être vertueux ? Qu'est-ce que ce désir d'austérité dit de notre époque ?

Yves Michaud : Cette question remonte à la plus haute antiquité, mais je ne vais pas me lancer dans un cours de philosophie en dix lignes. On attend de l’homme politique qu’il fasse bien son travail de direction de la communauté politique. L’intelligence, la prudence, le sens de la réalité, les connaissances, le sens de l’opportunité (le fameux kairos grec, ce moment où il importe d’agir pour être efficace) sont bien plus importants que la vertu.

En revanche il y a une exemplarité de l’action politique avec laquelle on ne peut pas transiger : on ne peut pas  demander le courage en fuyant comme un poltron, promettre de la sueur, du sang et des larmes en se calfeutrant dans sa gentilhommière auprès de sa Pénélope, poursuivre les fraudeurs comme un imprécateur et frauder soi-même.

Le problème de la comédie politique en France est qu’on  a affaire à au moins trois couches d’apparences : les apparences du discours et des programmes, celles des images publiques des médias soigneusement contrôlées, celle de la vie privée mise en scène dans...Gala. 

Alors quand il y a une petite faille, ça tourne tout de suite à la curée – soyons modestes : à la chasse au lion ou au homard. Maintenant, qu’on se rassure ! L’omertà est bien gardée, les secrets bien verrouillés par le complexe politico-médiatique. Si les citoyens savaient vraiment… Rien de surprenant non plus à ce qu’ils admirent tellement Tapie : lui au moins est sincèrement faux-cul. Ne parla-t-il pas en pleine cour d’un « mensonge vrai » ?

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