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Change.org : plongée dans les petits secrets de la plateforme américaine de "fichage idéologique" qui a recueilli les signatures de la pétition anti loi El Khomri
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Dans la gueule du loup

Un million de signatures... et de données récoltées par change.org, la plateforme qui a beaucoup fait parler d'elle avec la pétition contre la loi El Khomri. Fleuron de cette économie numérique sociale, il n'en reste pas moins qu'on peut s'inquiéter d'une certaine opacité maintenue autour du modèle économique qu'elle affiche.

Arnaud Dassier

Arnaud Dassier

Arnaud Dassier est entrepreneur, actif en Ukraine depuis 2006, ancien élève du DEA d’études russes de Sciences Po, et marié à une femme d’origine ukrainienne.

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Benoît Thieulin

Benoît Thieulin

Benoît Thieulin est le fondateur de l'agence La Netscouade et président du Conseil National du Numérique.

En 2006-2007, il a participé à la campagne Internet de Ségolène Royal, notamment à travers la création du site Désirs d'Avenir.

 

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Atlantico : Avant les manifestations de rue, la mobilisation contre la loi El Khomri s'est d'abord manifestée par une pétition en ligne, sur le site Change.org, qui a dépassé aujourd'hui le seuil historique du million de signatures. Mais si ce site revendique haut et fort son statut d'entreprise d'intérêt général, que fait-il réellement des données personnelles des pétitionnaires ? Comment fonctionne véritablement ce type de plateforme ? 

Arnaud Dassier : Il existe en matière de site de pétition deux modèles. D’une part des petites maisons, qui fonctionnent souvent comme des PME et agissent dans un rayon d’action plutôt local. Elles fonctionnent en monétisant la promotion des pétitions et la vente et cession des fichiers constitués par leurs pétitions. Le modèle de ce type d’entreprise est mesopinons.com, qui par son succès est passé d’un statut associatif à celui de petite entreprise modeste et profitable. De l’autre côté, il y a de gros groupes, principalement américains, tel Nation Builder, Avaaz ou Change.org qui se construisent grâce à des donations très importantes, des levées de fonds aussi, de la part d’investisseurs philanthropes de la Silicon Valley. L’archétype de cet investisseur, c'est le fondateur d’eBay, Pierre Omidyar, qui investit beaucoup d’argent pour la promotion de la démocratie dans le monde. Ces entreprises fonctionnent avant tout grâce aux dons de ces personnalités qui croient dans l’utopie de la démocratie liquide portée par Internet.

A côté de cela, les deux sources de valorisation possibles pour une entreprise comme change.org sont : le marketing, avec la valorisation des contenus pétitionnaires pour les acteurs qui en ont les moyens (association, entreprise, parti politique), soit une revente des informations collectées à des bases de données en sélectionnant la data, ou directement aux organisations qui souhaitent récupérer les informations des gens.

On pourrait demander à change.org : qu’allez-vous faire du million de personnes signataires de votre pétition ? Le donner à Caroline de Haas gratuitement ? Il faut bien comprendre que c’est leur pétition et leur fichier. Donc j’en doute.

Après, il faut dire que ces gains ne sont pas mirobolants : les acteurs de ces pétitions, que ce soient les ONG, les partis politiques ou les associations ont des moyens relativement limités. Il s’agit d’un modèle qui n’est pas tout à fait celui d’une start-up.

Benoît Thieulin : Je connais surtout le modèle d'Avaaz pour qui j'ai travaillé à son lancement, mais moins celui de change.org. En général, toutes ces entreprises ont un statut de fondation américaine. Il ne s'agit donc pas véritablement d'entreprises à proprement parler, et elles ne cherchent pas normalement à générer des revenus autres que ceux nécessaires pour assurer le fonctionnement du service d'intérêt général qu'elles proposent. L'objectif de ces sites est de donner du pouvoir à la société civile en lui permettant de créer des pétitions. Grâce à ces services, celles-ci sont beaucoup plus simples à lancer qu'auparavant, et un petit peu plus viables, selon ces sites, quant à l'authenticité de la signature du pétitionnaire. Cette plateforme garantit par exemple qu'il n'y ait pas 10 000 faux pétitionnaires. La dématerialisation de la pétition a changé et facilité l'usage de la pétition. Il s'agit en ce sens, à mon avis, d'un des éléments forts d'"empowerment" (augmentation du pouvoir) de la société civile par le numérique dans lequel Internet est devenu la principale agora mondiale.

Si l'on observe l'apparition du mouvement contre la loi El Khomri, il s'agit d'un nouveau processus : d'abord une naissance de la contestation sur les réseaux sociaux, avec notamment des hashtags sur Twitter, puis des groupes sur Facebook. Le mouvement y a pris de l'ampleur et a permuté pour s'amplifier encore plus avec la pétition poussée par Caroline de Haas. Comme cette pétition est extrêmement bien connectée aux réseaux sociaux, la dynamique est facilement enclenchée et prend l'ampleur qu'on connaît aujourd'hui.

L'opacité qui entoure ce modèle économique s'explique-t-elle par le fait que nos convictions ont en réalité une valeur marchande, pour les lobbyistes, les marques ou les institutions susceptibles de les exploiter à des fins mercantiles ou politiques ? 

Benoît Thieulin : Change.org vend de la donnée et revendique une position hybride entre l'association sans but lucratif et la start-up numérique ; leur positionnement est évidemment ambigu, du fait du travail qu'elles peuvent faire sur les données.

Celles-ci sont d'abord utilisées pour les pétitions elle-même, c'est-à-dire pour donner plus de visibilité aux pétitions. Change.org est une communauté plus qu'une plateforme dans les faits, et en s'inscrivant, on devient susceptible d'être sollicité pour toutes les pétitions compatibles avec celles qu'on a signées et qui se trouvent sur change.org.

Ces données peuvent être achetées par des tiers. Chez Avaaz, il y avait un comité d'éthique pour vérifier que cette vente se faisait conformément à l'esprit de la pétition signée. Je ne sais pas si c'est le cas chez change.org. Sinon, c'est problématique.

Change étant une entreprise américaine, ces données sont une propriété américaine sous la juridiction de ce pays. S'applique alors le droit américain et le droit commercial, c'est-à-dire les CGU (Conditions Générales d'Utilisation) que l'on valide aveuglément en signant ou ouvrant un compte. Quand on voit les débats qu'il y a eu ces derniers temps autour du Safe Harbor, quand on sait que les non-Américains sont majoritaires sur cette plate-forme aujourd'hui, on peut se poser des questions. C'est un problème important : les Européens sont devant les Américains en terme d'usage de toutes ces plateformes. Cela pose une vraie question : pourquoi les Européens délaissent-ils donc les plateformes européennes pour celle d'outre-Atlantique ? Alors certes, ces dernières sont bien faites, mais sans être véritablement bien meilleures, et qui donnent généralement peu de garanties sur l'usage des données. Ce qui est intéressant, c'est de voir que dans ce débat même, les philtech (technologies philanthropiques) comme on dit aujourd'hui jouent un rôle majeur, mais posent problème du fait d'une certaine opacité sur l'utilisation des données et sur l'appartenance de ces données à une entreprise américaine.

Arnaud Dassier : Ce sont essentiellement des utilisations à valeur politique. Et en France, on a une vision déformée de ce fait, car notre pays reste un des rares à ne pas accepter qu’on mêle argent et politique. L’élan de cette économie politique, très fort dans de nombreux pays dans le monde, ne traverse pas la France. Ailleurs, il y a de très fortes dépenses dans ce domaine. Aux Etats Unis, il s’agit de milliards de dollars dépensés, que ce soit pour les élections, locales, nationales ou fédérales. Les bases de données ont aujourd’hui une valeur telle qu’on leur attribue la victoire ou la défaite des élections. Cet adage qui dit que celui qui a la plus grosse base de données est celui qui remporte les élections se vérifie depuis l’élection de George W. Bush. Et c’est pourquoi des milliards de dollars sont investis par les Américains dans leur campagne présidentielle aujourd’hui.

Si le business model de change.org en France est encore inadapté, il l’est pleinement aux Etats-Unis, avec par exemple du micro-fund-rising possible grâce à l’absence de plafonnement des dons. Les données politiques permettent d’alimenter les profils. En fonction de votre lieu de consommation ou de vos préférences politiques, on peut déterminer un profil qui par rapprochement est considéré comme plus ou moins réceptif à telle ou telle offre marketing. Les données politiques ont une énorme valeur en ce sens. Je ne sais pas si change.org se permet de vendre ces données-là ! Je dirai que non, mais je peux me tromper. Cela choquerait les Français, beaucoup moins les Américains.

Le fait que l’on puisse mêler ainsi action philanthropique et économique est propre aux Etats-Unis. Le succès économique n’étant pas vécu comme un mal, cela ne pose pas de problème. C’est ce qui explique le malaise en France face au statut d’entreprise sociale que revendique change.org. Il y a là le débat vieux comme Internet entre une position hippie et une position business, qui a toujours créé beaucoup de remous et de débats, et ce dès le début des années 90, quand le web originel était un canal de connaissances gratuites et de partage lancé par des universitaires. Mais ce débat n’est pas très engageant : pourquoi ne pourrait-on pas gagner de l’argent en hébergeant des manifestations citoyennes ?

En revanche, on peut se poser des questions sur la manière dont les sites présentent les conditions générales d’utilisation et la possibilité d’utiliser ou non les données personnelles. Il peut y avoir un manque de transparence dans certains cas.

Atlantico : N'est-il pas paradoxal qu'un mouvement de contestation dirigé contre une loi jugée trop libérale enrichisse l'une des start-up les plus florissantes de la Silicon Valley, spécialisée dans le "profiling" idéologique ? Les signataires de la pétition en ont-ils conscience, sinon qu'en penseraient-ils selon vous ? 

Benoît Thieulin : La simplicité et l'efficacité font que les gens vont au plus simple et au plus connu. C'est ce qui fait qu'on a cette situation paradoxale en Europe, qui concentre le plus de positions anti-Google, mais aussi la part de marché de Google la plus importante avec 90% environ contre 70% aux États-Unis (en search). Comme si on avait une dichotomie entre le discours et les usages !

Arnaud Dassier : Les utilisateurs, à mon avis, n’en ont pas du tout conscience ; change.org a une image plutôt à gauche, malgré par exemple la pétition pour la Manif Pour Tous (qui est là pour leur garantir une certaine neutralité). En revanche, ils le font pour nombre de mouvements de gauche, et c’est ce qui a certainement motivé les acteurs de la pétition contre la Loi El Khomri.

Pour ma part, j’aurais privilégié un site français, moins orienté business et en me disant que mes données au moins ne partiraient pas aux Etats-Unis, mais resteraient en France, sur un site peut-être plus amateur (même si une pétition en ligne n’est pas tant quelque chose de si compliqué). Il existe de nombreux sites de qualité à but non-lucratif. La mode, aujourd’hui, c’est change.org, et c’est amusant car il y a fort à parier que parmi les signataires de cette pétition, il y en ait un certain nombre qui ne sont pas pro-américains ! Je pencherais plus pour un site comme mesopinions.com, car c’est justement une plateforme française avec un côté amateur, mais de qualité, et dont les motivations me semblent clairement honnêtes, dans l’esprit d’un réel mouvement de mobilisation citoyenne.

Suite à ce décryptage consacré aux différentes manières possibles de tirer des revenus de la constitution de bases de données d’opinions via des pétitions en ligne, la société américaine Change.org a vivement réagi et souhaitait nous expliquer son modèle économique sous la forme d’un droit de réponse. Nous avons accepté de le publier ci-dessous :

Change.org ne fiche pas ses utilisateurs et n’a dans ses bases de données aucune information sur leurs convictions idéologiques.

Elle se livre encore moins à une « une revente des informations collectées. »

Son modèle économique est simple : elle permet à ses utilisateurs les plus actifs d’entrer en contact, via sa plateforme, avec des organisations qui sponsorisent des campagnes. Tout ceci sur la base du consentement individuel de chaque utilisateur pour chaque campagne.

Ce modèle économique est par ailleurs parfaitement transparent. Il est en effet décrit directement sur la plateforme de Change.org dans les rubriques :

Modèle économique” : https://www.change.org/about/our-business
Lignes directrices sur la publicité” : https://www.change.org/policies/advertising
Prospectez sur la plateforme Change.org” : https://www.change.org/advertise

Change.org ne valorise pas sur le marché les convictions de ses utilisateurs et ne les exploite pas à des fins mercantiles. Elle ne propose aucune vente de fichier ni aucun ciblage sur la base des opinions de ses utilisateurs. Elle propose un service payant de mise en relation au cas par cas entre utilisateurs et organisations sponsorisant des campagnes, sur la base du consentement individuel pour chaque campagne.

Il n’y a pas non plus la moindre opacité dans le traitement des données, qui est expliqué en détail dans la rubrique « notre politique d’utilisation des données » accessible de l’adresse https://www.change.org/policies/privacy .

Change.org ne fait qu’héberger les pétitions initiées par ses utilisateurs, et les noms des signataires sont hébergés pour le compte du lanceur de la pétition.

Vos lecteurs doivent enfin savoir que Change.org n’est pas une « fondation américaine » mais une entreprise sociale certifiée « B Corporation. » Autrement dit, elle est soumise à des normes particulièrement exigeantes de performance sociale et environnementale, de responsabilité et de transparence, sous le contrôle de B Lab, une ONG de certification indépendante.

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