Ces raisons, autres que la violence, qui expliquent la hausse du sentiment d’insécurité<!-- --> | Atlantico.fr
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"De nombreux individus peuvent dire se sentir en insécurité sans jamais avoir été victime d’une agression."
"De nombreux individus peuvent dire se sentir en insécurité sans jamais avoir été victime d’une agression."
©Reuters

La France a peur

Le sentiment d’insécurité est à la fois une appréhension du crime liée à la violence mais peut également relever d'un transfert d'angoisses d'ordres sociales, économiques ou encore familiales.

Christophe Soullez

Christophe Soullez

Christophe Soullez est criminologue et dirige le département de l'Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales (ONDRP) à l'Institut national des hautes études de la sécurité et de la justice (INHESJ). Il est l'auteur de "Histoires criminelles de la France" chez Odile Jacob, 2012
et de "La criminologie pour les nuls" chez First éditions, 2012. 

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Atlantico: Plusieurs études soulignent qu'en France et aux Etats-Unis (voir ici et là), le sentiment d'insécurité ou la peur du crime ne sont pas directement liés à l'augmentation des actes de violence.  Pourquoi la violence ne peut-elle pas à elle seule expliquer l'augmentation du sentiment d'insécurité ?

Christophe Soullez : Le sentiment d’insécurité n’est pas un phénomène nouveau. Déjà, en 1977, le rapport Réponses à la violence d’Alain Peyrefitte, garde des Sceaux, faisait état de l’apparition d’un sentiment d’insécurité généralisé. Ce concept fait l’objet de différentes mesures dans les sondages, les enquêtes d’opinion, ou, depuis 2007, dans le cadre de l’enquête de victimation Cadre de vie et sécurité réalisée par l’INSEE et l’ONDRP. Toutefois c’est un concept très abstrait qui tend notamment à mesurer l’état d’esprit de celui qui redoute un danger. Il reflète l’inquiétude de la population face au crime et à la violence, à l’impossibilité de s’y soustraire mais est aussi lié à la perception que l’individu peut avoir de la manière dont l’Etat le protège face au danger. C’est d’ailleurs pourquoi si, en France on parle de sentiment d’insécurité, aux Etats-Unis on évoque the fear of crime (la peur du crime).

Le sentiment d’insécurité est donc un état psychologique d’une personne qui va exprimer une appréhension du crime et de sa survenance ou qui peut transférer sur le crime des angoisses d’un autre ordre (sociales, économiques, familiales, etc.). C’est aussi le reflet d’une interaction entre un individu et son environnement. Enfin, c’est aussi sûrement un sentiment qui se construit sur la perception que l’ordre social, que notre vie en société, est menacée.

La principale caractéristique du sentiment d’insécurité est sa subjectivité. Un sentiment est par nature subjectif. Il est dès lors difficile d’en déterminer les causes de façon certaine et exhaustive car ce sentiment varie d’un individu à un autre en fonction, souvent, de facteurs très différents. Il y a donc, comme le montre les études évoquées, une déconnexion entre le sentiment d’insécurité et la réalité criminelle.

Toutefois cette déconnexion ne signifie pas que la violence et la criminalité ne peuvent expliquer le sentiment d’insécurité. Au contraire, même si durant une période, les statistiques policières (qui ne reflètent pas la délinquance mais l’activité d’enregistrement des plaintes) diminuent, il n’en reste pas moins que la violence a augmenté dans notre société, notamment depuis le début des années 1970, et que cette violence, qui s’exerce dans la sphère publique et privée, a l’occasion de vols ou d’agressions non crapuleuses, contribue à alimenter les craintes ressenties par une partie de la population. Cette crainte est d’autant plus importante aujourd’hui que la population attend beaucoup d’un Etat qui lui a aussi beaucoup promis. Or, dès lors que la population a l’impression que l’Etat n’est pas en mesure d’assurer la sécurité, de faire respecter l’ordre social, le sentiment d’insécurité ne peut que progresser.

S’il existe un lien, qu’il ne faut donc surtout pas nier, entre le crime et le sentiment d’insécurité, en revanche, le crime est aussi un élément parmi d’autres. C’est ainsi que de nombreux individus peuvent dire se sentir en insécurité sans jamais avoir été victime d’une agression ni même en avoir été directement témoin. Mais ce qu’il va intérioriser c’est le risque et le danger. Il va avoir peur d’être victime. Cette perception du risque, et donc cette lecture de la société, dépend de la personnalité des individus, de leur fragilité, de leur univers culturel ou appartenance à telle ou telle catégorie sociale. Cette perception est aussi intimement liée à son mode de vie et au territoire au sein duquel l’individu évolue.

Qu’est ce qui justifie un tel sentiment ? Quels en sont les ressorts ? 

Les ressorts et les éléments qui contribuent à la formation du sentiment d’insécurité sont multiples. Chaque personne n’a pas la même appréhension du danger selon son éducation, sa psychologie ou encore son état de fragilité. La solitude et l’anonymat de notre société nous rendent plus vulnérables et plus exposés aux menaces et aux violences extérieures. Une personne sans emploi, dans une situation précaire, et qui est déjà en insécurité sociale, aura tendance à reporter ses inquiétudes sur le crime. L’urbanisme ou la configuration de certains territoires ou de certains lieux sont des facteurs accentuant le sentiment d’insécurité. Par exemple, dans les transports en commun, de longs couloirs, parfois mal éclairés, sans passage, qui dégagent une impression de confinements, au sein desquels le moindre bruit résonne, ou certaines odeurs sont présentes, etc. ne peuvent que contribuer au sentiment d’insécurité.

En 1667, lorsque l’ancêtre du Préfet de police actuel, le Lieutenant général de Police, Gabriel Nicolas de la Reynie, a été nommé par Louis XIV, il a constaté que les rues mal éclairées de Paris étaient propices d’une part à la délinquance mais favorisaient également la crainte des Parisiens. Il donc mis en place un vaste réseau de lanterne éclairant les rues de Paris. En matière d’urbanisme, les vastes travaux engagés par le Préfet Georges Haussmann, durant le second Empire, avait notamment pour objectifs de casser l’enchevêtrement de ruelles étroites, sombres et insalubres, ou se déroulaient de nombreux actes de délinquances et contribuaient à la réputation dangereuse de la capitale. On pourrait multiplier de tels exemples.

Mais le fait d’avoir été victime d’une infraction ou d’avoir entendu parler de quelqu’un qui en a été victime favorise également le sentiment d’insécurité. Il y a plusieurs semaines l’ONDRP a publié une étude sur le profil des personnes se déclarant en insécurité au domicile. Si l’un des facteurs les plus discriminants sur la probabilité de dire qu’on ressent de l’insécurité à son domicile est le sexe (sur six enquêtes, 20,1 % des femmes de 14 ans et plus ont dit qu’il leur est arrivé de se sentir en l’insécurité au domicile, soit une part plus de deux fois supérieures à celle des hommes : 9,7 %), on a également noté les personnes de 14 ans et plus qui ont dit avoir subi des atteintes personnelles se déclarent en insécurité à leur domicile dans des proportions bien plus élevées que les autres, surtout si l’acte le plus récent a eu lieu dans leur quartier.

De même, et ce dans un contexte de hausse des cambriolages depuis cinq ans, si, le ménage des personnes interrogées a dit avoir été victime d’une atteinte visant son logement (cambriolages, tentatives de cambriolage, vols sans effraction ou actes de vandalisme), ou si le ménage a déclaré avoir eu connaissance de cambriolages au voisinage du logement, la fréquence du sentiment d’insécurité au domicile s’élève très fortement. Ainsi, la proportion est de 38 % si le ménage de la personne a dit avoir été lui-même victime de cambriolages ou de tentatives (sur deux ans) et s’il a, de plus, entendu parler de cambriolages près de chez lui. Pour les personnes dont le ménage ne s’est pas déclaré victime et a dit n’avoir pas eu connaissance de cambriolages dans le voisinage, cette part est inférieure à 11,5 %.

De même, les personnes âgées, qui sont celles qui se déclarent le moins victimes, sont pourtant celles qui se déclarent le plus en insécurité. La situation de fragilité et de vulnérabilité est surement, dans ce cas, un des éléments explicatifs.

La composition du ménage et son niveau de revenu sont aussi des facteurs qui ont un impact sur la fréquence du sentiment d’insécurité au domicile. Près de 18 % des personnes vivant seules ont dit qu’il leur arrivait de se sentir en insécurité à leur domicile alors qu’elle ne dépasse pas 14 % chez les personnes des ménages formés d’un couple avec enfant. Les 10 % de ménages dont le niveau de revenu est le plus faible déclarent, pour 17,4 % d’entre elles, qu’il leur arrive de ressentir de l’insécurité au domicile. Cette proportion décroît avec le niveau de revenu. Elle est inférieure à 13,3 % pour les personnes les plus aisées.

De même plus de 19 % des personnes de 14 ans et plus habitants dans un quartier classé en Zone urbaine sensible (ZUS) ont déclaré avoir ressenti de l’insécurité à leur domicile alors que pour les personnes habitants dans les autres types de quartiers, cette part ne dépasse pas 15,5 %.

Les troubles visibles à l’ordre public (incendies de véhicules, carcasses carbonisées), le trafic et la consommation de stupéfiants, mais également ce que l’on appelle aujourd’hui les incivilités (non-respect des règles de politesse ou de certaines réglementations, fraude, la mendicité, etc.) sont aussi des ferments du sentiment d’insécurité et ce dans une société aussi qui est plus stressée, plus angoissée et qui acceptent donc moins qu’avant certaines entorses au pacte social.

Quel est le rôle joué par les médias et les hommes politiques dans le développement du sentiment d'insécurité ? 

Dès lors que les questions de sécurité sont au cœur du débat public, que les faits divers font l’objet d’une couverture médiatique importante et régulière, et que cela donne l’impression que nous sommes dans une société plus dangereuse, ou le risque est présent au quotidien, cela ne peut que favoriser le développement du sentiment d’insécurité. En résumé si les pouvoirs publics et les médias parlent autant de délinquance c’est bien que nous sommes en réel danger : c’est ce type de raisonnement que peuvent tenir certaines personnes.

Mais ce phénomène n’est pas entièrement nouveau. Ainsi, les journaux ont très tôt compris l’intérêt de la population pour le crime et les faits divers et su mettre en avant ceux-ci pour attirer un lectorat avide de sensationnalisme et d’histoires criminelles. Il suffit de regarder les unes du Petit Journal, à la fin du XIXème siècle et au début du XXème,  pour comprendre que, même à cette époque, la couverture des méfaits des bandes d’Apaches a aussi très largement contribué à alimenter le sentiment d’insécurité dans la Capitale et à faire réagir les pouvoirs publics.

Là encore, et comme je le disais précédemment, cela ne signifie pas qu’il faut nier la réalité des phénomènes criminels, de leurs évolutions et de leur prégnance dans certains territoires, mais qu’il faut parfois faire attention entre la représentation médiatique ou politique et la réalité des faits dans un pays de 65 millions d’habitants.

Ainsi, par exemple, en septembre les médias se sont beaucoup focalisés sur les règlements de compte à Marseille ou sur les vols à main armée chez les bijoutiers en donnant l’impression que ces deux phénomènes explosaient. Pourtant ils étaient en diminution par rapport à l’année précédente. Donc oui il y a des règlements de compte entre malfaiteurs à Marseille et des vols à main armée chez les bijoutiers mais non ils n’explosaient pas et ne reflétaient donc pas une aggravation de la situation qui, bien entendu, dans les deux domaines, ne peut être tolérée même à de faibles niveaux.

Si pendant des semaines les médias couvrent, matin, midi et soir, des affrontements entre jeunes délinquants et forces de l’ordre, vous donnez l’impression que l’Etat ne contrôle plus le territoire, que l’autorité n’est pas respectée et que, par conséquent, vous êtes à la merci des délinquants.

Aujourd’hui la facilité d’accès à l’information (de qualité bien inégale), la concurrence acharnée entre les médias, le développement des réseaux sociaux, la nécessité pour les chaînes d’information d’occuper le terrain et l’antenne, sont également des facteurs de développement du sentiment d’insécurité. Il faut donc trouver un juste équilibre entre l’information et la sur-information et surtout savoir aussi remettre en perspective les événements et les faits divers.

L’installation de caméras de surveillance pourrait-elle améliorer le sentiment d’insécurité ?

La vidéoprotection donne l’impression que nous ne sommes pas seuls et que si une agression survient, grâce à la vidéo, elle sera immédiatement détectée et la victime sera secourue. C’est en partie vrai. Dans les lieux comme les transports en commun la vidéoprotection a montré des effets positifs sur la rapidité des interventions des forces de police ou encore l’élucidation de nombreuses affaires car de nombreux délinquants passent encore à l’acte sous l’œil de la caméra. Elle permet de mieux gérer la répartition des patrouilles et de réduire les temps d’intervention. C’est un élément sécurisant mais ce n’est pas la panacée. Car, d’une part, elles n’empêchent pas toujours les individus de commettre des délits (sinon au regard du nombre de caméras il n’y en aurait quasiment plus dans le métro) et, surtout, si vous avez des caméras mais que vous n’avez pas les hommes et les femmes pour intervenir, cela ne va pas être très efficace. C’est donc une fausse idée de penser que les caméras peuvent tout régler. Ce sont des "auxiliaires" de police, des outils indispensables, comme le sont les méthodes de la police technique et scientifique, mais elles ne remplacent pas la nécessité de disposer d’effectifs humains suffisants.

Quels sont les risques à long terme pour une société de laisser perdurer ce sentiment parmi ses citoyens ? 

Il est évident que l’Etat doit prévenir la délinquance et lutter contre celle-ci dans le cadre des missions de police administrative et de police judiciaire, et notamment en améliorant la fréquence d’élucidation des infractions et en faisant aussi en sorte que les délinquants soient dissuadés de réitérer. C’est tout le débat sur nos politiques publiques de sécurité qui doivent être définies non pas seulement à travers le prisme du ministère de l’Intérieur mais également en tenant compte de la politique pénale.

Mais il doit aussi lutter contre le sentiment d’insécurité afin de ne pas désespérer une partie de la population. Son rôle est bien entendu de rassurer, de montrer que l’Etat est bien présent pour protéger les plus faibles (car n’oublions pas qu’une grosse majorité des victimes d’infractions se trouvent parmi les populations les plus précarisées et dans les quartiers les plus pauvres) et qu’il met tout en œuvre pour limiter les passages à l’acte. C’est d’autant plus important que si vous laissez le sentiment d’insécurité se développer, vous risquez de voir la confiance dans l’Etat atteinte, ce qui peut entraîner des troubles, une perte de croyance dans notre système démocratique, et parallèlement une volonté d’assurer sa propre sécurité avec le risque de la résurgence de la vengeance privée, des milices, etc. Affirmer l’autorité de l’Etat, montrer que celui-ci reste ferme, est essentiel pour une démocratie.

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