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Une poupée vaudou attachée à la porte d'entrée d'une maison, le 11 octobre 2014, à la Nouvelle-Orléans, en Louisiane.
Une poupée vaudou attachée à la porte d'entrée d'une maison, le 11 octobre 2014, à la Nouvelle-Orléans, en Louisiane.
©Skip Bolen / GETTY IMAGES NORTH AMERICA / Getty Images via AFP

Nouvelle crise en vue

L’affaire Pogba a mis en évidence l’adhésion grandissante des sportifs mais aussi des Français au sens large, et notamment les plus jeunes, à l’ésotérisme et aux pratiques inspirées de la magie noire. Si l’importation de pratiques culturelles via l’immigration est bien sûr en cause, cet essor est aussi un révélateur de la puissante crise de sens qui fragilise la société française.

Eric Deschavanne

Eric Deschavanne

Eric Deschavanne est professeur de philosophie.

A 48 ans, il est actuellement membre du Conseil d’analyse de la société et chargé de cours à l’université Paris IV et a récemment publié Le deuxième
humanisme – Introduction à la pensée de Luc Ferry
(Germina, 2010). Il est également l’auteur, avec Pierre-Henri Tavoillot, de Philosophie des âges de la vie (Grasset, 2007).

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Atlantico : L’affaire Pogba, impliquant potentiellement un marabout, défraie la chronique. Si le monde du sport est touché par la prolifération des sciences occultes, la société n’est pas épargnée. Selon une étude de l’Ifop datant de 2020, les jeunes sont ceux qui croient le plus à la magie noire (40% des moins de 35 ans contre 25% des plus de 35 ans). Comment expliquer ce phénomène ? À quel point est-il symptomatique d’une perte de rationalité et d’une perte de sens ?

Eric Deschavanne : Il faut ajouter qu’il s’agit d’une tendance historique, portée par les nouvelles générations : l’enquête à laquelle vous faites référence montrait une augmentation de dix points en 40 ans de l’emprise des superstitions sur la population française. Ce déclin de la rationalité corrobore les diagnostics sur la baisse du niveau scolaire et constitue bien entendu un signe inquiétant de décadence intellectuelle et morale.

Je ne prétends pas expliquer le phénomène, qui résulte probablement de la conjugaison de plusieurs facteurs. Je formulerais trois hypothèses explicatives, qui ne sont pas exclusives entre elles. La dérégulation du « marché cognitif », cœur de diagnostic de Gérald Bronner sur « la démocratie des crédules » joue un rôle déterminant. Les autorités en charge de l’information et de l’instruction des esprits subissent la concurrence d’internet et des réseaux sociaux : non seulement toutes les sources y sont à égalité sur la ligne de départ, si je puis dire, mais il s’y constitue de nouvelles hiérarchies, fondées sur le nombre et sur le buzz, où l’irrationnel domine le rationnel. Sans la médiation d’une autorité éducative, les esprits vont à la facilité, de sorte que l’astrologie apparaît plus séduisante que l’astrophysique.

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La deuxième hypothèse est celle de la sécularisation et du déclin du christianisme en France. On pourrait a priori penser que sécularisation et rationalisation vont de pair. C’est pour une part exact mais on peut aussi considérer que la théologie chrétienne, au sein du catholicisme comme dans le protestantisme européen, proposait une prise en charge structurée et rationnelle (rationalisée du moins) des questions existentielles auxquelles les sciences ne peuvent apporter de réponses (l’inquiétude affective et identitaire, l’angoisse face à la mort et l’incertitude de l’avenir). La sécularisation s’est aussi accompagnée du déclin des grandes idéologies politiques. La question du « sens » est celle de l’espérance : les idéologies (le communisme et le nationalisme notamment) intégraient l’espérance personnelle au sein d’une espérance collective. Livré à lui-même, l’individu contemporain fabrique désormais, au sein de petites bulles communautaires, sa propre cuisine spirituelle. Ce qui explique la prolifération d’une religiosité ou de philosophies « low cost » (d’un point de vue intellectuel), qui sont les formes contemporaines de la superstition.

Last but not least, il faut évoquer l’impact de l’immigration des dernières décennies (l’immigration d’origine non européenne). Les immigrés apportent avec eux leur culture. En l’occurrence, qu’il s’agisse de l’islam, du christianisme évangélique ou des marabouts, on a affaire à des formes culturelles qui véhiculent de nombreuses croyances superstitieuses, ou bien, pour le dire autrement, qui sont issue d’une histoire qui n’a pas encore connu son « siècle des Lumières » ou de « désenchantement du monde ». Le progrès de la superstition chez les jeunes s’accompagne d’un progrès de la religiosité, que favorise paradoxalement la sécularisation, laquelle n’affecte pour le moment que le christianisme autochtone, travaillé en Europe par plusieurs siècles de progrès du rationalisme.

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De manière générale, on constate que la parole publique - en particulier celle du “cercle de la raison” - a trop souvent manqué de transparence ou de véracité ces dernières années. Les promesses du capitalisme mondialisées, notamment, n’ont pas toutes été tenues. Quelle part de responsabilité ont les politiques dans l’émergence de discours alternatifs (théories du complot, sciences occultes, arguments non scientifiques, etc.) ?

La responsabilité des politiques est relative. Nous n’avons collectivement que trop tardé à prendre conscience de l’essor de l’impuissance publique et de la nécessité de mettre en place de nouvelles régulations adaptées aux transformations du monde contemporain. Cela dit, il s’agit d’une évolution qui touche à l’identité profonde des sociétés, à leur manière de penser et de vivre. En la matière l’emprise du politique est fort incertaine et particulièrement délicate à concevoir.

A quel point cette situation, particulièrement prégnante chez les jeunes, risque-t-elle d’aboutir en une crise politique d’ampleur ?

Les conséquences sont déjà mesurables. L’irrationnalité n’affecte pas seulement l’existence personnelle mais également la vie publique, notamment avec la prolifération du complotisme, des fake news, de la bêtise des partis pris et des débats politiques. Par ailleurs, et c’est évidemment le plus inquiétant, l’autorité et la séduction du discours scientifique sont affectés, ce qui conduit nécessairement au déclin d’une nation, le progrès scientifique étant le moteur et la clé de la puissance industrielle, donc aussi de la puissance économique et politique.

Comment les pouvoirs publics peuvent-ils inverser la tendance ? L’émergence d’une véritable auto-critique pourrait-elle suffire aujourd'hui ?

J’aimerais pouvoir vous dire que l’école est le remède, mais je n’y crois pas. Il me semble que nous avons collectivement perdu le goût du rationalisme et le secret de l’instruction publique.

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