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Ce que Manuel Valls et Nicolas Sarkozy se gardent de révéler sur le fond de leurs stratégies respectives
©Reuters

Intentions cachées

Nicolas Sarkozy tente de s'imposer comme leader de la droite en déniant au FN son rôle de "premier parti de France". Manuel Valls, lui, fait de son discours contre le FN un moyen de "rappeler à l'ordre" les frondeurs et de s'afficher comme un potentiel candidat pour une prochaine élection présidentielle.

Carine Bécard

Carine Bécard

Carine Bécard est journaliste politique à France Inter.

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Jean Petaux

Jean Petaux

Jean Petaux, docteur habilité à diriger des recherches en science politique, a enseigné et a été pendant 31 ans membre de l’équipe de direction de Sciences Po Bordeaux, jusqu’au 1er janvier 2022, établissement dont il est lui-même diplômé (1978).

Auteur d’une quinzaine d’ouvrages, son dernier livre, en librairie le 9 septembre 2022, est intitulé : « L’Appel du 18 juin 1940. Usages politiques d’un mythe ». Il est publié aux éditions Le Bord de l’Eau dans la collection « Territoires du politique » qu’il dirige.

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La stratégie de Nicolas Sarkozy

Atlantico : Nicolas Sarkozy s'est-il engagé dans une stratégie de clarification idéologique en vue de la naissance du nouveau parti de droite qui doit rempacer l'UMP ?

Carine Bécard : Je ne crois pas que Nicolas Sarkozy en soit déjà à une redéfinition de l'idéologie de la droite. Je crois qu'il a toutefois conscience qu'elle est nécessaire et qu'il va devoir sérieusement y travailler. Mais pour l'heure, il se trouve à la tête d'un parti totalement morcelé qui est, pour ainsi dire, ingérable : chacun pense ce qu'il veut au sein de l'UMP ! Comment bâtir une idéologie de la droite dans une telle situation ? Par conséquent, la première mission pour Nicolas Sarkozy conssite essentiellement à rassembler et empocher des élections départementales qui s'annoncent dans une certaine mesure assez "faciles" pour lui – ce sera bien plus compliqué, en revanche, pour les élections régionales. Après les départementales viendra le temps du Congrès et des questions, comme le changement de nom du parti, si tant est qu'un tel changement ait lieu. Cela fait en effet plusieurs fois que cette éventualité est envisagée, sans toutefois avoir jamais abouti. Aujourd'hui Nicolas Sarkozy parle d'un parti qui aura pour vocation de rassembler aussi loin que possible à gauche et à droite – en frôlant dans le second cas l'extrême-droite. Dès lors que Nicolas Sarkozy vise à balayer un spectre aussi large, il doit effectivement trouver le discours qui se prêtre à cet espace politique.

La stratégie principale du président de l'UMP consiste donc à l'heure actuelle à rassembler autour de lui…

Carine Bécard : Je ne suis pas certaine que Nicolas Sarkozy puisse se permettre d'avoir une autre stratégie que celle-ci. Prenons exemple sur l'actualité. Le maire UMP de Chalon-sur-Saône a annoncé hier la suppression du menu de substitution – des plats sans porc – dans les cantines scolaires de la ville à partir de septembre prochain. Or à l'Assemblée nationale pas un seul député n'a su se mettre d'accord avec son voisin sur le thème ! Au vu de cette situation, la priorité de Nicolas Sarkozy consiste à rassembler les forces autour de lui et faire en sorte qu'elles respectent une seule et même personne, un seul patron : lui-même. Cela suppose qu'il parvienne à remporter les élections. Aujourd'hui, Nicolas Sarkozy n'a plus la force d'imposer une idée, un principe derrière lequel tout le monde se rallier. En 2004, au moment de son investiture à la tête de l'UMP, tout le monde était bluffé par sa capacité à proposer chaque jour de nouvelles idées et à devancer l'actualité. Même s'il en était encore capable, l'histoire récente de l'UMP, son morcellement, rend cette union impossible.

Quelle stratégie Nicolas Sarkozy a-t-il mise en place à l'égard du Front national ?

Carine Bécard : Elle est liée à l'alliance que Nicolas Sarkozy a conclue avec l'UDI. Celle-ci devrait lui permettre d'afficher un joli score dimanche prochain lors des élections départementales. Par conséquent, Nicolas Sarkozy peut difficilement évoquer les thèmes qu'il avait l'habitude d'aborder – comme l'immigration et la sécurité – en ce qu'ils ne séduiraient pas forcément les sympathisants de l'UDI. C'est la raison pour laquelle Nicolas Sarkozy a fait le choix de ne jamais viser Marine le Pen et de parler très peu du FN. En ignorant Marine le Pen, il veut en outre donner l'impression qu'elle n'existe pas et que, contrairement à ce qu'elle affirme, c'est bien lui-même, Nicolas Sarkozy, qui est le premier composant de France.

La stratégie de Manuel Valls

A l'inverse, le Premier ministre a fait du combat contre le Front National une véritable obsession. L'objectif est-il de fédérer autour de lui une gauche également morcelée ?

Carine Bécard : Oui, immanquablement. J'ignore s'il s'agit exactement de fédérer la gauche, mais tout du moins l'objectif est en quelque sorte de "rappeler à l'ordre" la gauche, en particulier les frondeurs. Manuel Valls a dans l'idée de dire aux frondeurs : "voyez, lorsque nous sommes en désaccord et ne votons pas tous les textes d'une même voix, nous faisons monter le Front National et cela peut lui permettre de gagner". A travers cette stratégie, j'ai également le sentiment que Manuel Valls cherche à rentrer dans un registre qu'il affectionne particulièrement, celui d'un homme ayant de l'autorité et un discours fort. En général, cela lui permet d'afficher de bons résultats dans les sondages. Les Français apprécient en effet plutôt l'idée d'avoir des politiques qui se battent et affichent leurs convictions. C'est donc sans doute dans l'objectif de se constituer candidat pour une élection présidentielle – pas forcément d'ailleurs celle de 2017, mais celle qui se présentera éventuellement un jour – que Manuel Valls se constitue un personnage, celui d'un grand défenseur de la morale.

Grâce à cette stratégie, Manuel Valls parvient-il à pleinement fédérer la gauche ?

Carine Bécard : Le rôle de Manuel Valls, en tant que chef de la majorité, est évidemment d'essayer de rassembler son parti et de mobiliser les Français pour aller voter. Il est délicat d'affronter le Front National. Toutefois, cela reste beaucoup plus facile pour Manuel Valls de se focaliser sur ce combat plutôt que d'essayer de défendre sa politique actuelle. Il sait pertinemment qu'en défendant ses choix économiques, et de manière globale les décisions politiques de son gouvernement, il n'arrivera pas à fédérer des frondeurs qui, jusqu'à présent, n'ont pas voté un certain nombre de textes qu'il a présentés devant les deux chambres. Cela risque d'être la même chose pour les électeurs de gauche. Par conséquent, Manuel Valls a trouvé un habile subterfuge en s'attaquant au Front National.

En meeting lundi soir, Manuel Valls n'a pas manqué de cibler durement son adversaire, Nicolas Sarkozy. Quels étaient ses objectifs ?

Carine Bécard : Nous avons assisté à un jeu classique entre Manuel Valls et Nicolas Sarkozy. Tous les deux savaient qu'ils tenaient des meetings dans un même département stratégique. La gauche sait qu'elle n'a que peu de chances de conserver le département de l'Essonne alors même qu'il s'agit du fief de Manuel Valls. A l'inverse, Nicolas Sarkozy s'est montré relativement à l'aise dans la mesure où il est conscient qu'il a de bonnes chances de remporter ce département. Ce fut un classique de la vie politique : Manuel Valls et Nicolas Sarkozy se sont affrontés par meetings interposés. Manuel Valls a cherché, à l'occasion de son intervention, à répondre à Nicolas Sarkozy, qui est extrêmement dur vis-à-vis de François Hollande et du Premier ministre. A défaut de prendre pour cible le Front National, comme je l'indiquais tout à l'heure, Nicolas Sarkozy a fait le choix de viser la majorité. A l'occasion de son meeting, Manuel Valls lui a rendu la monnaie de sa pièce.

L'enjeu pour Nicolas Sarkozy et Manuel Valls ne réside manifestement pas dans les élections départementales : quels sont leurs objectifs à plus long terme ?

Jean Petaux : Ces objectifs sont pour partie communs et ils se différencient aussi entre eux, me semble-t-il. L’un et l’autre ont objectivement intérêt à ce que le FN soit fort, mais pour des raisons diamétralement opposées. Pour Nicolas Sarkozy le FN doit être fort parce que cela lui garantit que le PS sera troisième et que peut-être plus de 500 binômes socialistes ou assimilés vont être éliminés d’office au soir du 22 mars pour ne pas avoir atteint la limite fatidique de 12,5% des inscrits, et donc d’être ainsi interdits de second tour. Pour Manuel Valls, plus le FN sera fort, plus il sera susceptible de prendre des voix à l’UMP et donc contribuera à faire baisser l’impact relatif du parti présidé par Nicolas Sarkozy par rapport au PS, offrant ainsi des chances pour que, au cas par cas, ce soient les candidats UMP-UDI-MODEM qui arrivent troisièmes et soient ainsi éliminés du second tour. Mais là où la contradiction est maximale, c’est que si l’UMP peut souhaiter un FN fort pour devancer le PS elle ne peut pas non plus espérer qu’il soit très fort parce que cela reviendrait à l’affaiblir elle-même. Le raisonnement est immédiatement transposable au PS et à ses alliés. En bref : le FN se retrouve littéralement au centre du jeu politique. C’est une situation idéale pour Marine Le Pen et elle est d’autant plus solide que le corps électoral va être très réduit (environ 40% de participation, peut-être moins… au soir du 22 mars). Qu’elle en profite, car une telle désaffection électorale (aux élections européennes de 2014 en France, la participation a été de 42,43%) sera certainement moindre en 2017 aux prochaines présidentielles.

À plus long terme, l’objectif de Nicolas Sarkozy est clairement de se faire désigner à la primaire ouverte de la droite en 2016. Il lui faut regagner le terrain perdu auprès de tous les sympathisants de droite car s’il est majoritaire, avec une belle réserve, chez les adhérents de l’UMP voire chez les sympathisants de l’UMP également, ce n’est pas le cas du tout quand s’ajoutent les sympathisants de l’UDI, du MODEM ou, tout simplement, les électeurs de centre-droit sans appartenance politique (la très grande majorité d’ailleurs de ceux susceptibles de venir voter aux primaires de la droite). Dans ce cas-là, le grand favori reste encore Alain Juppé qui mène une campagne de terrain discrète mais extrêmement efficace et soutenue.

Pour Manuel Valls les choses peuvent être plus simples ou plus compliquées en fonction de la configuration de la future présidentielle. Si François Hollande décide de se représenter, s’il estime qu’il a un interstice dans lequel il peut se faufiler, en adepte du crochet et du dribble politique qu’il a toujours été, alors il n’hésitera pas. Après avoir fait durer le suspens au-delà même de ce que ses maîtres Mitterrand et Chirac ont fait pour leur seconde candidature à l’Elysée, une fois élus présidents, le premier en 1988 et le second en 2002, François Hollande grand praticien du mouvement éclair après avoir endormi tout le monde, se lancera dans la bataille. Manuel Valls n’aura rien à faire sauf à se préparer pour 2022. Si, en revanche, François Hollande annonce assez tôt qu’il "jette l’éponge", sonné et groggy tel un boxeur sous les coups d’un chômage irréductible et d’une croissance atone, alors Manuel Valls aura forcément envie de s’engager. Raison pour laquelle il ne peut se permettre de perdre trop d’élections intermédiaires, telles les prochaines départementales et les futures régionales. En tous les cas, puisqu’il les perdra, que ces défaites soient honorables et non-humiliantes… On le voit, dans le cas de Sarkozy comme dans celui de Valls, si leurs intérêts et leurs objectifs sont soumis aux conjonctures électorales, leurs obstacles ne sont pas les mêmes pour autant. Pour le premier ils se confondent avec la robe des juges ; pour le second ils dépendent de la marge de manœuvre que lui laisseront d’une part le président de la République, d’autre part ses "petits camarades" du PS…Pas certain que Nicolas Sarkozy soit le plus mal loti des deux dans cette configuration.

Finalement, Nicolas Sarkozy et Manuel Valls jouent des stratégies personnelles bien loin de l'intérêt général et contribuent grandement à éloigner les électeurs des véritables enjeux des élections. N'est-ce pas là une façon de prendre en otage la démocratie ?

Jean Petaux : Je ne sais pas trop ce que veut dire "prendre en otage la démocratie". La démocratie c’est un système politique qui permet aux représentants (dans le cas qui nous intéresse, celui de la "démocratie représentative") d’être en compétition pour la conquête d’un trophée électoral. Cette concurrence est régie par des lois (tous les coups ne sont pas autorisés, loin de là) et des juges-arbitres (le Conseil d’Etat, le Conseil constitutionnel, cela dépend du type d’élection) sont les gendarmes de cette compétition. La démocratie n’est pas du tout prise en otage par qui que ce soit. Les acteurs politiques s’affrontent dans ce challenge pacifique, codifié, ritualisé et développent pour ce faire des stratégies (les structuro-fonctionnalistes diront des "unités actes") qui leur sont toutes personnelles ou bien qui sont élaborées par des groupes, des organisations, qu’on appelle généralement "partis ou groupements politiques" et dont la Constitution de la Vème République dit d’eux, dans son article 4, alinéa 1, "qu’ils concourent à l’expression du suffrage".

L’intérêt général c’est une toute autre notion. Il n’est nullement écrit (ni même automatique) que les partis politiques "doivent exprimer l’intérêt général". Je pense que c’est une vue de l’esprit ou une conception iréniste de la politique que de penser que la recherche de l’intérêt général guide non seulement les responsables politiques mais aussi les électeurs. Pour ne parler que de ces derniers, il me semble absolument évidemment (voire tout à fait logique) qu’une très grande majorité des électeurs (quoi qu’ils puissent en dire) considèrent d’abord leur intérêt particulier ou celui de leurs proches, avant l’intérêt général. J’aurais tendance à considérer avec une certaine prudence les discours (et surtout les actes, plus dangereux d’ailleurs) qui prétendent être ordonnateurs de l’intérêt général. Ils me semblent aussi inquiétants que ceux qui envisagent d’imposer le bonheur à tous et pour tous ; que ceux qui revendiquent le triomphe de la volonté ou que ceux qui affichent hautement une ambition de pureté et de transparence. Tous ceux-là sont, potentiellement, porteurs d’une forme de dérive totalitaire.

Pour répondre précisément à votre question je ne trouve rien de choquant à ce que Valls et Sarkozy jouent leur propre jeu et qu’ils puissent apparaitre (aux yeux de certains) comme peu soucieux de l’intérêt général. Je trouverais même cela plutôt rassurant. Marine Le Pen, aujourd’hui et cela va s’accentuer demain, entend parler au nom de l’intérêt général. Est-ce que cela suffit à rendre son programme crédible, intelligent et performant ? Sans doute que, compte tenu du nombre d’électeurs qui vont choisir dimanche prochain de voter pour des candidats étiquetés FN, ce discours-là fondé sur une défense et illustration de l’intérêt général (à la mode bleu-marine) va contribuer à rapprocher certains électeurs des urnes (au lieu qu’ils s’abstiennent) : est-ce que cela aura été pertinent ? ou utile ?

Qu'est-ce que cela augure pour la suite ?

Jean Petaux : Il sera temps, dès dimanche soir et dans les jours qui vont suivre, de tirer un premier bilan des élections départementales avant le "prononcé définitif du jugement électoral" le 29 au soir. Ce qui est certain c’est que, malgré le biais considérable qu’introduira une abstention record, nous aurons une photographie politique très minutieuse de la France dans une élection nationale jamais aussi précise du point de vue des comportements électoraux territorialisés. Là où, en France métropolitaine, nous connaissons 555 circonscriptions législatives, nous avons avec les départementales plus de 2000 "mini-circonscriptions" (cantons). Autrement dit 4 fois plus "d’arrondissements électoraux" et une finesse d’analyse qui sera tout à fait passionnante à élaborer, en particulier pour les futures régionales des 6 et 13 décembre 2015. Mais pour ce qui concerne Valls et Sarkozy nous aurons toujours la figure de deux opportunistes politiques, assez peu structurés idéologiquement, à force plasticité. Privilégiant Clémenceau aux doctrinaires ; plutôt adeptes du "coup de menton" que du "coup de collier" ; ambitieux pour eux-mêmes avant toute autre considération. Bien plus proches et semblables l’un à l’autre qu’ils ne le sont sans doute l’un et l’autre de François Hollande par leur personnalité et leur manière d’être au monde. Autant dire que ces deux-là n’ont pas fini de nous montrer leur savoir-faire politique.

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