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Ce que le chiisme doit à la pensée iranienne
©ATTA KENARE / AFP

Bonnes feuilles

Quatre décennies après la révolution islamique, l’Iran semble de nouveau à un carrefour. Ardavan Amir-Aslani s’érige dans cet essai contre la réécriture fallacieuse du passé de cette civilisation. Pour rendre à la culture perse la place qui lui revient dans l’Histoire. Extrait de "De la Perse à l'Iran : 2500 ans d'histoire" par Ardavan Amir-Aslani, publié aux Editions de l'Archipel. (1/2)

Ardavan Amir-Aslani

Ardavan Amir-Aslani

Ardavan Amir-Aslani est avocat et essayiste, spécialiste du Moyen-Orient. Il tient par ailleurs un blog www.amir-aslani.com, et alimente régulièrement son compte Twitter: @a_amir_aslani.

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L’Iran et le chiisme se sont mariés tôt, au propre comme au figuré. Au sud de Téhéran, on trouve encore aujourd’hui un petit sanctuaire dédié à Shahrbānū, la fille du dernier roi sassanide Yazdgard III. Une tradition chiite veut en effet que cette princesse, capturée lors de la chute de Ctésiphon par le calife Omar, ait été sauvée par Ali, trop respectueux des anciens rois de la Perse pour la laisser devenir une esclave. Il la donna en mariage à son propre fils Hussein et elle devint la mère du Quatrième Imâm des chiites, sanctifiant ainsi l’union de l’antique noblesse perse avec les descendants du Prophète.

Cette légende cherche évidemment à démontrer que la fidélité des Iraniens au chiisme et plus encore à la famille du Prophète a des racines très anciennes. Salmân le Perse fut l’un des plus proches compagnons du Prophète et, après sa mort, l’un des soutiens d’Ali (voir chapitre 3). Le calife Omar, figure détestée par les chiites pour ses mauvais traitements envers le gendre de Mohammed et sa fille Fâtima, et plus généralement par les Perses en raison de sa politique discriminatoire envers eux après l’invasion, fut assassiné par un captif perse. Très tôt, les Iraniens ont bien accueilli les imâms chiites, plus bienveillants et tolérants envers eux que ne l’étaient les musulmans sunnites. Il est même dit que la caravane de Hussein, avant d’être stoppée à Kerbala, se dirigeait vers l’Iran pour y fuir la persécution du calife Muawiyya.

Dans le même temps, l’islam mit plusieurs siècles à dominer l’ancienne Perse. Les foyers de résistance à l’islam se situaient dans l’est de l’Iran, au Khorāssān, mais ces terres accueillaient également des chiites persécutés. Dès les origines, comme le souligne Henry Corbin, de multiples témoignages attestent de la prédilection des Iraniens pour cette forme de l’islam, et leur identité y est sans doute pour beaucoup. D’un point de vue strictement politique, cette pensée de la résistance et du libre arbitre pouvait trouver parmi eux un écho favorable, alors qu’ils vivaient si mal les conséquences de l’invasion arabe.

D’un point de vue spirituel, les points d’attraction et de connivence sont également nombreux. Avant l’islam, l’Iran ne baignait pas dans les ténèbres et l’ignorance. Le premier prophète, dont la renommée atteignit la littérature philosophique de l’Occident lui-même grâce notamment à Nietzsche, reste Zarāthoustrā. Il est la personnalité la plus ancienne du passé religieux de l’Iran, la première à avoir porté un message divin auprès des hommes, message que l’on retrouve dans l’Avestā et les Gāthās. Sans surprise, la langue persane possède plusieurs mots, d’origine pahlavi, pour désigner la mission prophétique et la personne du prophète (vakhshvar, vakhshûr, payghâmbar1 , en arabe nahî et rasûl). Soharwardî, le grand mystique soufi, s’était donné pour mission philosophique de faire revivre la sagesse de l’ancienne Perse à la lumière de l’islam spirituel2. Les chiites ismaéliens eux-mêmes font de Zarāthoustrā un prophète aussi important que Moïse parmi les prédécesseurs de Mohammed.

En outre, la pensée religieuse de l’Iran fut, dès l’Antiquité, essentiellement guidée par une eschatologie, une attente de la fin des temps, comme dans toutes les religions monothéistes. Elle fut la première également à formuler une philosophie de la Résurrection. Enfin, le concept de l’Imâm caché est très proche de celui du Sauveur, du Saoshyant de l’ancienne Perse zoroastrienne. Cette poursuite d’une philosophie prophétique est un trait constant de l’âme iranienne, un fait spirituel qui peut expliquer le succès du chiisme en Iran. C’est cet univers spirituel original, ayant son style propre, qui explique également l’abondance des personnalités iraniennes dans la philosophie et la spiritualité islamiques. C’est également ce qui définit le chiisme iranien.

L’union de l’Iran au chiisme atteignit son apogée lorsqu’au début du xvie siècle, sous la dynastie safavide fondée par Ismaïl I er (1501-1524), le chiisme devint la religion officielle de la Perse – ce qu’il est toujours aujourd’hui. À la fois animé par une profonde conviction religieuse et une ambition politique, le Shah prit cette décision pour s’opposer aux Ottomans et aux Moghols sunnites, et distinguer ainsi définitivement l’Iran du reste du monde musulman, en affirmant très haut le caractère unique de l’identité iranienne. Pour enseigner la foi chiite à son peuple, il fit venir des docteurs de la loi du Bahreïn et du Liban, et pour la propager même dans les campagnes les plus reculées, il s’appuya sur des derviches itinérants, qui faisaient le récit de villages en villages des grandes traditions et légendes chiites3 . On retrouvera là la passion des Iraniens pour les grands récits et l’émotion, et d’ailleurs le chiisme iranien est resté très attaché à la narration comme mode d’expression et d’analyse de la foi. Est-ce uniquement pour cette raison que la conversion du sunnisme au chiisme rencontra un succès foudroyant ? Sans doute non. La culture iranienne avait toujours gardé en elle un respect particulier pour la famille du Prophète depuis le mariage de Shahrbānū et d’Hussein, et par ailleurs, cela faisait plusieurs siècles déjà que l’Iran tenait une place à part, relativement indépendante, vis-à-vis du califat sunnite. Par son adhésion au chiisme, tant spirituelle que politique et intellectuelle, l’Iran se distinguait à nouveau au sein même du monde islamique et s’affirmait comme le leader de la pensée rivale du sunnisme.

1. « Porteur de message ».

2. Voir chapitre 6.

3. Jean Calmard, « Les Rituels chiites et le pouvoir » (1993), cité par Vali Nasr in The Shia Revival. How conflict within Islam will shape the future, W. W. Norton, 2005 ; 2

Extrait de "De la Perse à l'Iran : 2500 ans d'histoire" par Ardavan Amir-Aslani, publié aux Editions de l'Archipel. Pour commander le livre, cliquez sur l'image.

De la Perse à l'Iran

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