Erreurs stratégiques
Ce que la grande « pause » de notre parc nucléaire révèle des failles structurelles de la gouvernance française
12 réacteurs nucléaires sur 56 ont été arrêtés ou ont vu leur arrêt prolongé à cause d'un problème de corrosion sur la tuyauterie du circuit primaire. Dans quelle mesure ces failles sur le nucléaire illustrent-elles un problème de gouvernance plus profond en France ?
Atlantico : En ce mois de mai, près de la moitié des réacteurs nucléaires sont à l’arrêt en France, notamment pour cause de corrosion. L’ASN a annoncé que cela pourrait prendre plusieurs années pour résoudre le problème. Comment en sommes-nous arrivés à une telle situation ?
Bernard Accoyer : Les causes sont multiples et anciennes. Elles incombent aux gouvernements successifs qui n’ont pas suivi les recommandations des personnalités en charge de la sûreté de notre système électrique. Depuis 2007, tous les présidents successifs de l’Autorité de sûreté nucléaire : André Claude Lacoste, Pierre-Franck Chevet, Bernard Doroszczuk ont tous rappelé qu’il fallait disposer de capacités de production d’électricité pilotables pour faire face à des circonstances imprévues et notamment à un incident générique. Or plusieurs causes ont conduit à l’arrêt d’un nombre important de réacteurs. D’abord, la nécessité du grand carénage a été ignorée par les gouvernements, RTE n’en avait pas non plus fait état. Le grand carénage demande un arrêt prolongé des réacteurs pour répondre aux exigences post-Fukushima et de la prolongation d’exploitation. Deuxièmement, la pandémie a décalé pour plusieurs années le calendrier de maintenance et de rechargement en combustible des réacteurs. Auparavant cela était calé pour éviter lapériode des demandes de pointe. Surtout, la fermeture de puissances pilotables, à hauteur d’environ 10 GW depuis une petite dizaine d’années (fermeture des deux réacteurs de Fessenheim et de centrales fossiles qui étaient peu appelées mais disponibles en cas de besoin) a fragilisé les capacités de répondre aux demandes de pointe et aux aléas. C’est dans ce contexte qu’est survenue la découverte de phénomènes de corrosion sous contrainte sur un certain nombre de réacteurs ; un incident générique face auquel les dirigeants de l’ASN ont mis en garde depuis 15 ans les gouvernements mais en vain.
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La situation incombe donc surtout à de graves défaillances de gouvernance politique. Toutes les déclarations de mise en garde sont publiques, archivées, mais les gouvernements ont fait le contraire de ce qui leur était recommandé. La France qui disposait d’un système électrique remarquable a perdu son avantage, notamment face à l’Allemagne. Le système a été dégradé par de graves erreurs de pilotage et de gouvernance. Jusqu’au début des années 2000, la stabilité du système était assurée par EDF qui assurait en même temps la production, le transport et la distribution ainsi que la mise à disposition de moyens de répondre aux aléas, en lien avec le ministère de l’Industrie.Mais à partir de 2007, la gouvernance politique est passée des mains du ministère de l’Industrie aux mains du ministère de l'Environnement, avec le transfert de la compétence sur l’énergie. A partir de là, au lieu de fonder les décisions sur des critères techniques, des données chiffrées, elles étaient prises sur des critères politiques voire idéologiques. Les prévisions ont été idéologiques, mais en matière technique, l’idéologie ne répond pas aux exigences de sécurité, de sûreté et d’approvisionnement. Le choix de désinvestir dans le nucléaire a été un choix politique. On en voit aujourd’hui les conséquences.Accuser EDF, c’est aller un peu vite puisqu’EDF est totalement sous la tutelle des pouvoirs publics, y compris pour ses dirigeants.
Depuis longtemps EDF est devenue la vache à lait des gouvernements, le summum étant de la contraindre à vendre une grande partie de sa production nucléaire au prix de 42€ à ses concurrents, et de devoir la leur racheter selon leur bon vouloir et leurs intérêts 5 fois plus cher.
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Dans quelle mesure est-ce le résultat de choix politiques mal avisés ou de stratégies électorales de court terme ?
C’est le résultat de choix politiques électoraux à court terme qui ont été de graves erreurs que l’on va payer cher.Bernard Doroszczuk, Président de l’ASN s’est exprimé le 17 maidevant l’OPECST. Il a précisé que les problèmes de corrosion sous contrainte décelés n’étaient pas dûs à un vieillissement des centrales. Ils nécessitent des travaux relativement longs et lourds mais qui ne compromettent pas l’avenir du parc. Si la France n’avait pas arrêté de développer son parc depuis plus de 20 ans, si elle n’avait pas fermé trop vite 10% de ses capacités de production pilotables, si elle avait écouté les présidents de l’ASN, cet incident générique ne susciterait pas de préoccupations.
Des logiques technocratiques n’ont-elles pas confié le pouvoir à des structures contre-productives ? Notamment en plaçant les sujets de l'énergie sous la tutelle du ministère de l’Ecologie ?
La production d’énergie est une filière industrielle majeure. Pourtant en 2007, la compétence sur l’énergie a été transférée du ministère de l’Industrie à celui de l’Environnement. Or c’est un ministère qui voit l’énergie sous l’angle de ses conséquences négatives et non comme l’élément vital et stratégique qu’elle est pour le pays. Les décisions ont été prises dans ce sens, d’autant plus que les anti-nucléaires ont trouvé dans ce ministère un accueil favorable. Sur les 25 dernières années, pendant 18ans les ministres titulaires du poste ont été ouvertement anti-nucléaires.
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Le nouveau gouvernement Borne aura comme priorité le combat du siècle qui selon Emmanuel Macron est la sauvegarde de l’environnement, en même temps le président a fait du nucléaire l’un des thèmes forts de sa campagne. Elisabeth Borne a comme fait d’arme d’avoir fermé la centrale de Fessenheim alors que l’ASN la déclarait en parfait état de marche. Sous pression des verts et de considérations écologiques certains décideurs ont-ils fait marche arrière sur la question du nucléaire ?
Il y a eu au ministère de l’Environnement une forme de perméabilité et d’entrisme de la mouvance anti-nucléaire à partir de l’Agence pour les économies d’énergie créée dans les années 1970, devenue l’ADEME. Cette institution est fortement marquée par un anti-nucléarisme qu’elle essaie de cacher, mais il existe et a fait des émules au sein du ministère et ailleurs. De lourdes et graves décisions ont été prises. La 4eme génération pour un nucléaire durable était la cible de l’écologie politique et il l’a atteinte, avec la fermeture de Superphénix en 1997 puis l’abandon du réacteur expérimental Astrid en 2019. Le paradoxe est que le nucléaire est nécessaire pour lutter contre le réchauffement climatique, mais pour l’écologie politique la sortie du nucléaire prévaut sur ce « combat du siècle » pour reprendre les mots du chef de l’Etat.
Quant à Elisabeth Borne, elle a obéi en 2020 à la décision du Président de la République de fermer Fessenheim, un totem pour l’écologie politique. Dans la dernière partie de son premier quinquennat, Emmanuel Macron a changé le cap de sa politique et annoncé que la France devait prolonger la durée d’exploitation de ses réacteurs, sous le contrôle de l’ASN, et en construire de nouveaux. Il s’agit donc de relancer cette filière industrielle française qui doit, devant le défi énergétique et climatique, dans un contexte géopolitique inquiétant, retrouver la robustesse et le rayonnement qu’elle aurait dû préserver.
Hors cohabitation, la mission d’un Premier ministre est de mettre en œuvre le programme du Président de la République, pour le nucléaire la tâche est urgente, primordiale, elle doit être digne de notre histoire scientifique et industrielle. Si la parole présidentielle est tenue et les institutions respectées Elisabeth Borne devrait « planifier » sans délai la relance de la filière.
Dans quelle mesure ces failles sur le nucléaire illustrent-elles un problème de gouvernance plus profond en France ?
Il est certain que la montée du relativisme qui place les opinions et les idées au-dessus des faits scientifiques est un problème majeur. Même s’il n’a pas pris beaucoup d’ampleur, le phénomène des antivax en témoigne. Lorsque l’on arrive à faire suffisamment peur à la population, comme le fait la mouvance anti-nucléaire épaulée par les ONG les plus connues. Si l’on crée une peur excessive et injustifiée, bien que le nucléaire, s’il exige des mesures de sûreté rigoureuses, reste l’industrie énergétique la moins létale, alors on peut conduire des politiques contraires à l’intérêt général et prendre des décisions dangereuses pour l’avenir du pays.
Y-a-t-il d’autres domaines dans lesquelles ces failles sont désormais visibles et nuisibles ou pourraient s’avérer l’être ?
Je m’en tiendrai à la question de l’énergie, et spécialement de l’électricité cruciale dans la lutte contre le réchauffement climatique et notre avenir économique et social. Le système électrique français a longtemps été exemplaire; il avait été élaboré par Marcel Boiteux. Cet ingénieur remarquable a théorisé le fait qu’un système électrique devait mettre en cohérence et gérer simultanément la production, le transport et la distribution afin de disposer d’un appareil permettant la mutualisation et la solidarité entre les territoires. Cela a très bien fonctionné pendant des décennies. Puis on a fait le contraire en ouvrant le marché de l’électricité au niveau européen. Chaque pays n’en a fait qu’à sa tête et pourtant on continue à militer idéologiquement pour le faire à Bruxelles. L’électricité doit être un monopole national qui n’empêche pas la solidarité. Le système actuel, avec la logique du coût marginal conduit à des prix faramineux qui déstabilisent le système. Il est devenu dangereux pour l’avenir économique et social de la France et de l'Europe. C’est sous la pression de l’écologie politique allemande que l’Europe et la France nous nous sommes mis dans cette situation. Certains pays ont été moins imprévoyants que la France en gardant des centrales pilotables fossiles alors que nous avons presque tout fermé en plus de Fessenheim.
Aujourd’hui, nous sommes à la croisée des chemins. Soit la France engage concrètement sa réindustrialisation, et celle-ci commence par la relance immédiate, puissante et audacieuse de sa filière nucléaire, soit nous sortirons de la grande épopée de progrès économique et social à laquelle nos scientifiques et l’ensemble de nos acteurs industriels ont tant apporté.Il n’est jamais trop tard quand il s’agit de l’essentiel.
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