Ce défaut d’empathie cognitive occidentale vis-à-vis de la Russie<!-- --> | Atlantico.fr
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Une combinaison d'images montre le président russe Vladimir Poutine lors d'une conférence de presse et le président ukrainien Volodymyr Zelensky lors d'une allocution.
Une combinaison d'images montre le président russe Vladimir Poutine lors d'une conférence de presse et le président ukrainien Volodymyr Zelensky lors d'une allocution.
©BERTRAND GUAY, VALERY SHARIFULIN / AFP / SPUTNIK

Diplomatie

Si l’enjeu n’est certainement pas de se montrer faible, dans le déni ou complaisant vis à vis de Vladimir Poutine, il est étonnant de constater que de l’Allemagne aux Etats-Unis en passant par la France, les dirigeants en Occident peinent à trouver la note juste vis-à-vis de Moscou.

Florent Parmentier

Florent Parmentier

Florent Parmentier est enseignant à Sciences Po et chercheur associé au Centre de géopolitique de HEC. Il a récemment publié La Moldavie à la croisée des mondes (avec Josette Durrieu) ainsi que Les chemins de l’Etat de droit, la voie étroite des pays entre Europe et Russie. Il est le créateur avec Cyrille Bret du blog Eurasia Prospective

Pour le suivre sur Twitter : @FlorentParmenti

 

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Atlantico : « Connais ton ennemi » dit l’adage. Dans une note, Robert Wright, auteur de la Newsletter Non Zero, estime que c’est un défaut global des présidents américains de Bill Clinton à Joe Biden qui ont manqué « d’empathie cognitive » envers Vladimir Poutine. Dans quelle mesure peut-on considérer qu’ils n’ont pas eu une bonne compréhension des attentes et des stratégies de Moscou ?

Florent Parmentier : Robert Wright a raison d'insister sur ce phénomène : une absence d'empathie cognitive conduit à se méprendre sur les intentions de l'adversaire, et donc ses prochains mouvements.  

De fait, on peut dire que les dirigeants américains ont fait une analyse de la chute de l'URSS qui n'est pas partagée par les dirigeants russes actuels. Pour les Américains, particulièrement les conservateurs, c'est l'attitude ferme de Ronald Reagan qui a payé - par asphyxie économique de l'Union soviétique. Par contraste, George Kennan, le penseur de la politique du "containment", pensait au contraire que cette dernière était largement contre-productive, la patience et les équilibres internationaux ayant fait s'effondrer l'URSS. 

Du côté des dirigeants russes actuels, on estime que l'effondrement soviétique est lié à des faiblesses internes, qu'ils pensent observer en Occident : manque de confiance dans son système libéral, affaiblissement des valeurs traditionnelles et du sens du sacrifice... 

La rhétorique de l'humiliation, bien étudiée dans un récent ouvrage de Marie Durrieu (Du conflit israélo-palestinien au nucléaire iranien : l'humiliation, la variable oubliée des négociations, 2021) montre la place éminente des affects dans les négociations : le sentiment d'humiliation fait face aux stratégies victimaires. Négliger les émotions dans les négociations internationales, c'est omettre une partie de la réalité.

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L’enlisement de la crise Ukraine-Russie peut-elle être en partie liée à ce manque « d’empathie cognitive » ?

Le manque d'empathie cognitive peut être ressenti de différentes manières. Fareed Zakaria, un commentateur faisant autorité sur CNN, a dressé le constat d'une différence de perception de la place de l'Ukraine dans les stratégies respectives des différents pays : Kiev est très importante pour la Russie dans sa représentation du "monde russe", elle l'est beaucoup moins pour les Etats-Unis, qui cherchent à alléger leur présence en Europe pour se concentrer sur l'Asie. 

Il faut également évoquer les approches des réalistes, de John Mearsheimer à Stephen Walt, qui insistent sur le fait que la Russie serait dans une position "défensive" de leur point de vue. En 2014, c'est pour couper court à une intégration de Sébastopol dans l'OTAN qu'ils ont lancé un conflit, et mené à bien l'annexion de la Crimée. Dans la crise actuelle, Stephen Walt considère que l'arrogance américaine (liée à l'idéalisme libéral) compte parmi les responsables de la montée des tensions. Et, après tout, comment ne pas se rappeler de l'opposition franche des Etats-Unis à Cuba pour la pose de missiles nucléaires soviétiques en 1962, mettant le monde au bord d'une guerre nucléaire ?

Cependant, si une prise en compte de l'empathie cognitive de la Russie est nécessaire pour mieux appréhender la situation, il faut également le faire au niveau de l'Europe.  

Peut-on penser que les dirigeants européens, allemands en tête, sont frappés par le même syndrome ? Comment l’expliquer ?

Non, la situation européenne est un peu différente. Les plus hostiles à la Russie, les pays Baltes et la Pologne, prétendent mieux connaître la Russie que les autres, et en fait un argument pour prendre un leadership européen. L'Allemagne peut toutefois revendiquer également une connaissance forte de l'Allemagne - et pas seulement au niveau économique ! La démission du chef de la Marine allemande a en tout cas mis l'Allemagne sur le banc des accusés, contrainte de prendre des positions plus dures. La France en revanche patît, comme d'autres pays, d'un vivier de russophones assez limité, ce qui n'empêche pas la France d'être un investisseur important en Russie. Il reste à voir si une initiative franco-allemande peut favoriser une désescalade. Parmi les auteurs européens, le bulgare Ivan Krastev, dans des essais récents, est l'un de ceux qui montrent le mieux les différences d'approche entre Européens et Russes ; comment les "révolutions colorées" (comme en Ukraine en 2004 et 2013-2014) ont profondément changé la perception russe de l'OTAN et de l'Europe. 

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Pensez-vous que si les Américains et les pays de l’Union européenne avaient mieux anticipé et compris les stratégies et motivations de Vladimir Poutine, ils auraient pu changer de cap en conséquence et mieux gérer la crise ukrainienne et leurs relations avec la Russie en général ?

Il n'est pas certain que cela aurait suffit. Une meilleure compréhension n'implique pas nécessairement un alignement des intérêts ; mais cela aurait évidemment évité des incompréhensions. L'absence d'objectif positif partagé est plus préoccupante : une zone de libre-échange de Brest à Vladivostok ou des projets scientifiques partagés ferait autant pour rendre plus coûteux le fait de recourir au conflit. 

Les données du problème peuvent se résumer de la manière suivante : les Européens et les Américains, pour l'essentiel, ne veulent pas exclure à terme l'intégration de l'Ukraine dans l'OTAN, même si c'est dans une perspective lointaine. A cela, les Russes répondent : vous êtes restés au paradigme de l'élargissement de la communauté libérale des années 1990, mais serez-vous capables de vous adapter aux dures réalités des années 2020 ? La crise actuelle n'est pas qu'une question de perception d'un camp, mais de conceptions du monde divergentes de part et d'autres, faute de projet commun, ce qui mènent à des tensions qui risquent de perdurer.

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