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Capital humain : le (vieux) débat qui déchaîne les économistes
©MARTIN BUREAU / AFP

Clef de la croissance

Le capital humain, concept économique ancien, se retrouve sur le devant de la scène en ces temps de crise sanitaire et économique. Les partisans du "Monde d'après", quel qu'ils soient, utilisent ce concept pour soutenir leur idéologie.

Pierre Bentata

Pierre Bentata

Pierre Bentata est Maître de conférences à la Faculté de Droit et Science Politique d'Aix Marseille Université. 

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Atlantico : Qu'est-ce que le capital humain ? Est-ce une notion récente ? 

Pierre Bentata : Le capital humain est une notion plutôt ancienne en économie. Théorisé et formalisé par Gary Becker en 1964 dans son ouvrage "Human Capital" - reprenant plusieurs articles de recherches qu'il avait publié entre 1960 et 1962 -, le capital humain regroupe les talents, les compétences, et l'expérience d'un individu. Il s'agit de l'ensemble des aptitudes, innées et acquises qui expliquent ses réactions, ses décisions mais aussi et surtout sa créativité et sa productivité. 

Gary Becker s'est servi de cette notion pour élargir le champ de l'analyse économique et l'étendre à tous les domaines de l'action humaine, expliquant par des raisonnements économiques les différences de stratégies individuelles, et démontrant la rationalité de certains comportements pourtant très éloignés de l'économie. Ce faisant, il ouvrit la voie à l'analyse économique du crime, du mariage ou encore de la production de lois.

Mais ce qui a le plus marqué la discipline économique est sans doute l'apport de la notion de capital humain aux théories de la croissance économique. Auparavant, la plupart des économistes pensaient que la croissance dépendait essentiellement de la quantité de capital et de travail dans une économie, ce qui impliquait deux hypothèses fortes: d'abord, le travail était considéré comme une masse homogène, chacun pouvant être remplacé par un autre; ensuite, les bonds économiques ne pouvaient s'expliquer que par l'introduction d'un progrès technique "exogène", c'est-à-dire extérieur à l'économie, et notamment des découvertes scientifiques inattendues par le monde économique. De telles hypothèses étaient guère satisfaisantes car elles ne permettaient pas de prédire les évolutions ni surtout d'expliquer les différences entre des pays ayant des dotations de capital et de travail similaires. 

Le capital humain a permis de dépasser ces problèmes en mettant en évidence le rôle clé des savoirs et des compétences des individus dans le processus de croissance. Le moteur du développement devient alors l'éducation, ou plus précisément la capacité d'un système à transférer au plus grand nombre des savoirs fondamentaux, à encourager l'esprit critique et la capacité d'analyse et à favoriser l'innovation. Autrement dit, comme le montreront plusieurs économistes, dès 1986 - notamment Romer, Lucas et Barro -, la croissance est "endogène", elle s'auto-entretient et dépend fondamentalement de processus économiques au centre desquels se trouvent la promotion et le transfert de capital humain.

Pourquoi est-elle au centre des débats du monde économique et politique actuellement ? 

Pour les économistes, cette notion n'est pas neuve, et elle fait même l'objet d'un consensus assez large, ce qui est rare dans cette discipline. Pour le dire autrement, peu importe les désaccords théoriques ou les divergences idéologiques, les économistes considèrent presque tous aujourd'hui que l'éducation et le transfert des savoirs sont des éléments clés de la prospérité d'une nation. De même, presque tous s'accordent sur le fait que le transfert de capital humain requiert des interactions informelles et qu'il s'acquiert à tout moment et en tout lieu. Voilà pourquoi l'organisation d'une entreprise mais aussi les interactions entre les employés de différentes entreprises sont si importantes et font l'objet de tant de recherches académiques.

Dès lors comment expliquer que cette notion ancienne et consensuelle se retrouve au centre des débats? Paradoxalement, c'est une autre branche de l'économie qui permet de le comprendre, celle dite du "Public Choice" qui s'intéresse au fonctionnement du système politique et aux stratégies des politiciens et des bureaucrates. Selon cette école, les décideurs sont des êtres rationnels, motivés par leur intérêt particulier, qui agissent pour répondre à une demande politique, émanant des citoyens, dans un contexte de concurrence électorale.

En appliquant cette théorie, la réponse devient évidente. La crise actuelle a fait émerger un désir de changement dans la société, une demande populaire pour un programme qui proposerait un "monde d'après", différent de celui que nous connaissons. Et cela, dans un contexte fortement marqué par la question écologique. Il n'en fallait pas plus pour que la notion de capital humain soit récupérée par tous les acteurs désireux de se démarquer et de faire avancer leur programme idéologique. En effet, si le capital humain est le moteur de la prospérité, cela signifie qu'avec un stock de capital et de travail donné, il est possible de connaître une croissance infinie, car le capital humain est sans limite - toute connaissance transmise à un tiers l'enrichit sans réduire le stock de connaissance de celui qui la transmet. Aussi pour les écologistes comme les partisans d'une croissance verte, le capital humain devient la pierre angulaire de leur raisonnement. De même, pour les adeptes d'une mutation de la société influencée par les développements technologiques, le capital humain est la clé. Au fond, il s'agit d'un concept si puissant que chacun est tenté de le récupérer. 

Quels sont les enjeux liés à ces discussions ? 

Comme je viens de l'expliquer, l'enjeu principal, du moins pour un économiste, est d'éviter de dénaturer la notion de capital humain en le transformant en un nouveau serpent de mer, invoqué à tout bout de champ. Ce qui implique de rappeler sans cesse sa signification et de préciser ses contours.

Si cela n'est pas fait, le capital humain sera récupéré par tous les partis. Au-delà des écologistes et des partisans d'un progrès technique sans limite, toutes les idéologies pourraient être tentées de s'approprier cette notion, au point de la vider de son sens. Les opposants aux licenciements, et partisans de nationalisations forcées, pourraient par exemple expliquer qu'une fermeture d'entreprise implique une destruction nette de capital humain, qu'il faut combattre par tous les moyens. De même, les opposants à la globalisation pourraient adopter une définition tout aussi fallacieuse du capital humain pour expliquer que toute importation est aussi la perte d'un savoir-faire et donc une réduction du capital humain. Bref, si l'on n'y prend pas garde, le capital humain deviendra un élément de rhétorique politique et perdra sa capacité à orienter les décisions de politiques publiques, notamment en matière d'éducation et de formation. C'est contre cela qu'il faut lutter.

Pour une fois que les économistes parlent d'une même voix, écoutons-les et appliquons leurs recommandations avant qu'elles ne soient travesties par les discours politiques. 

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