Cancel culture et guérilleros de la justice sociale : poussée de fièvre ou stade final de la déconstruction des démocraties libérales entamée dans les années 60 ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Moment politique particulier ?

Les concepts des nouveaux guérilleros de la justice sociale (Social Justice Warriors chez les Anglo-Saxons) prennent une place de plus en plus importante. La radicalité de ce mouvement d’épuration idéologique le condamne-t-il à n’être qu’un feu de paille ?

Edouard Husson

Edouard Husson

Universitaire, Edouard Husson a dirigé ESCP Europe Business School de 2012 à 2014 puis a été vice-président de l’Université Paris Sciences & Lettres (PSL). Il est actuellement professeur à l’Institut Franco-Allemand d’Etudes Européennes (à l’Université de Cergy-Pontoise). Spécialiste de l’histoire de l’Allemagne et de l’Europe, il travaille en particulier sur la modernisation politique des sociétés depuis la Révolution française. Il est l’auteur d’ouvrages et de nombreux articles sur l’histoire de l’Allemagne depuis la Révolution française, l’histoire des mondialisations, l’histoire de la monnaie, l’histoire du nazisme et des autres violences de masse au XXème siècle  ou l’histoire des relations internationales et des conflits contemporains. Il écrit en ce moment une biographie de Benjamin Disraëli. 

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Vincent Tournier

Vincent Tournier

Vincent Tournier est maître de conférence de science politique à l’Institut d’études politiques de Grenoble.

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Atlantico.fr : Alors que les concepts chers aux nouveaux guérilleros de la justice sociale -que les Anglo-saxons nomment Social Justice Warriors- s’installent en France et que la lutte contre les discriminations tend à prendre une tournure hystérique sur la forme et anti-universaliste sur le fond, la radicalité de ce mouvement d’épuration idéologique le condamne-t-il à n’être qu’un feu de paille -au lourd coût humain mais limité dans le temps- similaire au maccarthysme ou à la révolution culturelle chinoise ?

Edouard Husson : Tout d’abord, permettez moi de refuser la comparaison entre maccarthysme et révolution culturelle chinoise. Cette dernière a fait des millions de morts, elle s’appuyait sur la terreur. Le maccarthysme, lui, se déroulait dans le cadre d’un état de droit. Et il a pu être arrêté par le fonctionnement du Parlement. Je ne suis pas sûr d’aimer l’hystérie propre au maccarthysme mais jamais je ne ferai l’insulte à ce mouvement fondé sur une peur sincère du totalitarisme de le comparer à une des expressions du même totalitarisme. Aujourd’hui, nous sommes dans une situation bien spécifique. Le fonds idéologique des « Guerriers de la Justice Sociale » est le même que celui des mouvements totalitaires du XXè siècle. Mais la violence n’en est qu’au début. Elle est sporadique. Les vidéos de Black Lives Matter nous montrent des méthodes d’intimidation collective qui s’apparentent au comportement des Gardes Rouges (pensons à ces clients de restaurants américains à qui l’on veut faire lever le poing ou à ces passants qui doivent mettre un genou en terre). Le président Trump fait pression sur les gouverneurs des Etats pour qu’ils mettent rapidement fin aux zones de non-droit installées dans certains quartiers.  S’il est réélu (ce dont personnellement je fais le pari), on peut raisonnablement admettre que l’état de droit sera rétabli partout. En revanche, on peut se demander ce qui va advenir dans un pays dont le gouvernement est complaisant vis-à-vis des modernes « Gardes Rouges ». Ce serait le cas des Etats-Unis de Joe Biden; et c’est le cas dans notre pays, dont le président, pour être élu, a expliqué que « la colonisation française est un crime contre l’humanité » puis fait marche arrière, au moins en paroles, quand des statures sont systématiquement déboulonnées. A voir notre pays, il me semble que le risque est celui d’une violence permanente d’intensité moyenne, dans laquelle les « social justice warriors » vont s’enkyster dans le corps social, profitant de l’insécurité croissante causée par les voyous des banlieues et de la montée en puissance de l’islam radical. On assiste à une convergence des luttes sous la forme d’une montée en puissance de la violence quotidienne sous le regard d’un Etat qui se réduit lui-même à l’impuissance. A quelle vitesse le corps social réagira-t-il? Les plus pessimistes diront: réagira-t-il du tout? 

Vincent Tournier : Il est contestable de mettre sur le même plan le maccarthysme américain et la Révolution culturelle chinoise. Il est vrai que ce parallèle est souvent effectué, notamment par ceux qui veulent relativiser les crimes du communisme, mais il n’a guère de sens. Ce sont deux événements qui ne relèvent pas du tout de la même logique : le maccarthysme est une réaction de défense (très modérée au demeurant) de la part d’un Etat libéral contre un mouvement totalitaire, alors que la Révolution culturelle en Chine est la politique délibérée d’un Etat totalitaire qui veut transformer radicalement la société au prix de la mort de millions de personnes (une vingtaine ?). 

Donc, si on veut faire des comparaisons avec la situation actuelle, il faut choisir : c’est l’un ou l’autre, mais ce ne peut pas être les deux à la fois. Et c’est bien toute la question : à quelle catégorie appartient le phénomène que vous décrivez, et qui se répand maintenant comme une trainée de poudre dans les campus et les milieux dits progressistes. A-t-on affaire à un mouvement de nature démocratique désireux de défendre les droits et libertés individuels contre une menace totalitaire, auquel cas il n’y a pas de souci à se faire, ou bien s’agit-il d’un nouveau totalitarisme, et dans ce cas on peut être très inquiet pour la suite ? Chacun se fera sa propre réponse mais on peut tout de même observer les mobilisations actuelles ont beaucoup de points communs avec la passion révolutionnaire. On retrouve aujourd’hui des accents de guerre froide : au nom d’une certaine idée du bien, il s’agit de réduire au silence ceux qui sont en désaccord. 

Mais comme tous les mouvements totalitaires, celui qui se dessine aujourd’hui sait être subtil : il se pare du vernis démocratique pour avancer ses pions et gagner à sa cause des gens de bonne volonté. Comme le faisaient jadis les communistes, les anti-racistes mettent en avant la lutte pour l’égalité, ce qui leur permet de faire passer un message beaucoup plus problématique sur l’idée que les pays occidentaux sont foncièrement racistes et colonialistes. Grâce à ce vernis démocratique, il est facile de manipuler les esprits naïfs. Les islamistes utilisent la même stratégie.  

Ce mouvement est-il celui d’un moment politique particulier ou s’inscrit-il dans la logique de l’histoire des idées occidentales ? Le stade ultime du concept de déconstruction pensé par les intellectuels comme Jacques Derrida, Gilles Deleuze ou Michel Foucault en quelque sorte... Après la déconstruction des concepts de famille, d’autorité, de patriarcat, peut-on y voir la déconstruction de l’idée même d’universalité qui est au fondement des démocraties libérales ?

Edouard Husson : Nous assistons à la réalisation du potentiel totalitaire du progressisme né au début du XXè siècle, comme ses cousins bolchevique et fasciste. Jonathan Goldberg a écrit un merveilleux livre intitulé « Liberal Fascism » dans lequel il montre la parenté entre le progressisme américain et le totalitarisme européen de l’entre-deux-guerres. De mémoire ce livre avait été publié il y a une quinzaine d’années et il était prémonitoire sur le potentiel tyrannique de l’écologie, sur le règne de la technocratie version 2.0, sur la radicalisation du parti démocrate américain aussi. Il me semble que l’on ne doit pas isoler les unes des autres ces manifestations de la maladie occidentale actuelle. Nous sommes dans la crise de l’individualisme absolu: un financier psychiquement déséquilibré comme George Soros ou un entrepreneur établi ivre d’influence comme Gates coexistent avec le millionaire rouge Bernie Sanders, des proxénètes de luxe et trafiquants d’enfants type Jeffrey Epstein,  des idéologues radicaux comme Judith Butler, d’éternels adolescents soudain dotés d’un pouvoir démesuré comme Mark Zuckerberg ou Emmanuel Macron. Nous vivons dans une société où l’on peut faire voter une loi dite bio-éthique, qui est une réalisation du « Meilleur des mondes » de Huxley. Quand on relit « 1984 », on s’aperçoit que le génie de ce roman, c’est qu’il a été rédigé à l’époque du stalinisme triomphant mais il anticipe sur une dégénérescence possible des Etats occidentaux. Quand on regarde de plus près, on s’aperçoit de la perméabilité des totalitarismes les uns aux autres, dans leur capacité à s’influencer mutuellement. Nous traitons, comme si elle était un Etat normal, avec une Chine où en 2004 leGénéral Chi Haotian a tenu un discours, resté secret mais digne des congrès de Nuremberg pour expliquer la supériorité intrinsèque de la Chine sur l’Occident en général et les Etats-Unis en particulier. Vous parlez de Derrida ou Foucault, qui ont été imprégnés de la philosophie d’un homme qui fut nazi jusqu’à la moelle, Martin Heidegger. Les vagues idéologiques qui déferlent sur nous - antiracisme, théorie du genre, études culturelles - sont, comme le montre très bien Philippe Herlin ou François Rastier, le fruit de l’alliance du Heidegger d’après 1945 avec le marxisme. 

Vincent Tournier : La grande originalité du monde occidental est d’avoir instauré, à l’issue d’une histoire particulière qui doit beaucoup au christianisme, un ensemble de valeurs et de principes qui sont susceptibles de prendre des directions très différentes. D’où l’extrême diversité des courants politiques que l’on rencontre en Europe, qui couvrent tout le spectre politique, depuis l’extrême-gauche jusqu’à l’extrême-droite. En outre, la pensée occidentale, fondée sur une matrice humaniste qui n’a pas d’équivalent dans le reste du monde, favorise une critique permanente des idées et des concepts. De ce point de vue, le principe de la déconstruction promu par des philosophes n’est pas très nouveau. Il a simplement été porté à un niveau supérieur dans le contexte des Trente Glorieuses, lorsque l’Europe s’est retrouvée à l’abri du bouclier américain et pouvait se permettre de laisser libre cours à toutes les fantaisies intellectuelles.

Aujourd’hui, non seulement la logique de la déconstruction semble avoir échappé à ses créateurs, mais elle finit même par se retourner contre ses propres principes. En particulier, la revendication universaliste qui a permis d’abolir l’esclavage ou d’aller vers l’égalité juridique entre les sexes est désormais vue comme un obstacle pour ceux qui, animés par une profonde  détestation de leur culture, tendent à parer de toutes les vertus les groupes considérés comme structurellement dominés (les femmes, les Noirs, les musulmans). Cette rupture avec l’universalisme est redoutable parce qu’on ne voit pas sur quoi elle peut déboucher, sinon sur une fragmentation sans cesse plus forte de la société. 

L’Occident des années 60 faisait face à une rude concurrence idéologique mais il le faisait tout en étant porté par l’idée du progrès humain et matériel est par la réalité de la croissance des 30 glorieuses. À quoi nous exposent ces mouvements d’auto-flagellation et de haine de nous-mêmes dans un univers de concurrence internationale accrue et de nouvelle guerre froide face à la Chine notamment ?

Edouard Husson : Jusqu’en 1990, l’Occident a pu croire, légitimement, qu’il restait indemne du totalitarisme qu’il combattait ailleurs. Churchill avait mené la lutte finale contre le nazisme et Reagan celle contre le communisme. L’extraordinaire figure de Jean-Paul II parrainait le monde libre. Et puis des vagues ont déferlé: 1968 a porté ses fruits, réalisant la prophétie de Soljenitsyne: « On asservit plus facilement un peuple avec la pornographie qu’avec des miradors »; le haut-le-coeur qu’a donné la pédophilie dès le début des années 2000, ne doit pas tromper: la dynamique de l’individualisme absolu a continué, grâce à l’idéologie du genre, d’un côté, et  les progrès de la technologie de manipulation du matériau humain biologique d’autre part. Parallèlement, l’Occident a commercé pour des montants encore inégalés avec la Chine post-maoïste, un Etat soviétique où la Nouvelle Politique Economique de Lénine aurait réussi dans des proportions inouïes, avec une bêtise encore plus prononcée de la bourgeoisie occidentale, prête à livrer à la République Populaire de Chine des millions de cordes pour se faire  pendre. Tout cela a pu se passer dans un Occident d’où le christianisme a été en partie éradiqué par la société de consommation, l’enrichissement individuel, le souhait de « jouir sans entraves » mais aussi l’effondrement philosophique d’une partie de l’Eglise pour qui Augustin, Thomas et la « loi naturelle » sont des vieilles lunes. On aurait tort de croire pourtant que le reste du monde va mieux. L’islamisme est la version musulmane du totalitarisme, la caste dirigeante chinoise est profondément apeurée par le grand mouvement de liberté qui commence à traverser les classes moyennes chinoises. La difficulté à anticiper sur ce qui va se passer vient du fait que ce sont tous les Etats, toutes les nations, qui sont traversées par la lutte entre l’état de droit et la loi naturelle d’un côté, le totalitarisme et la fascination pour le « meilleur des mondes » d’autre part. Le Brexit est un bon exemple: il est le signe d’un sursaut de la société britannique pour sa liberté; mais la souveraineté ne suffit pas, tout dépend du contenu que vous y mettez. Or le peuple britannique a curieusement cédé à la panique dans la crise du coronavirus comme une société progressiste avancée (en une sorte de revanche des Remainers); le pays est menacé par le multiculturalisme; un Boris Johnson n’est pas très solide sur la question de résister aux lois appelées par antiphrase « bioéthiques ». Toutes les sociétés vont être jetées dans une guerre civile permanente tout en devant assumer des rapports de force plus classiques. Le XXIè siècle va être celui de l’affrontement entre de nouvelles « minorités créatives », héritières de celles magnifiquement analysées par William Slattery dans un livre récent (« Comment les catholiques ont bâti une civilisation ») et des minorités destructrices telles les « Social Justice Warriors ». 

Vincent Tournier : Rien ne dit que l’on puisse parler d’une crise du progrès. Le progrès est une notion est très vague dont tout le monde se réclame, quitte à lui donner des sens différents. Le problème est plutôt que, pour un certain nombre de gens, l’Occident constitue en soi un obstacle au progrès. En somme, le vrai progrès se trouve d’ailleurs, ou viendra d’ailleurs. C’est un peu le message du film Black Panther sorti en 2018, dont l‘acteur principal vient de décéder prématurément. La thèse du film est que, à l’insu du monde entier, un pays africain possède une avance technologique et morale considérable. L’énorme succès de ce film montre qu’un tel message a du sens auprès d’un très large public occidental, pas seulement chez les Noirs. Cela permet du coup de comprendre la force du mouvement Black Lives Matter : beaucoup de gens sont convaincus que, sans les pays occidentaux et sans la domination des Blancs, les Noirs seraient aujourd’hui à la pointe du progrès car leurs talents pourraient enfin s’exprimer. Que contraste avec la réalité. Peut-on imaginer un meilleur exemple de projection fantasmée ? Il y a ici un décalage abyssal entre le rêve et la réalité, ce qui permet du reste de comprendre la frustration et la colère que ressentent de nombreux individus, au détriment de tout examen serein des faits objectifs. 

Cette autocritique qui taraude les pays occidentaux, qui accuse ceux-ci d’être à l’origine de tous les maux de l’humanité aussi bien passés que présents, ne se retrouve pas dans le reste du monde. Elle s’accompagne d’une passion pour la déconstruction qui est également très circonscrite géographiquement. Il existe alors un contraste majeur entre les préoccupations qui s’expriment en Occident et celles qui animent le reste du monde. Alors que l’Occident se complait à déconstruire le sexe, les frontières, les nations, l’autorité, la famille ou encore les identités collectives, on assiste partout à un retour en force de ces notions, que ce soit en Chine, en Inde, en Turquie, en Afrique ou en Orient. Pire : non seulement le modèle occidental ne séduit guère, du moins pour ses valeurs morales (car l’Occident reste évidemment très attractif sur le plan du bien-être matériel, comme le montrent les flux migratoires) mais il est même vu comme un contre-modèle, voire un modèle en pleine décadence morale. En fait, tout le problème est que ce qui est perçu comme un progrès chez nous est vu ailleurs comme un signe de déclin ou de faiblesse. Du coup, il se pourrait que, loin de travailler à la paix et au rapprochement entre les peuples, notre progressisme et notre autocritique contribuent à attiser les tensions en laissant entendre que l’Occident est finalement appelé à disparaître. Après tout, l’histoire est emplie de  civilisations qui ont disparu, moins à cause de la force des civilisations rivales qu’en raison de leurs propres faiblesses. 

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