Bretton Woods, où la victorieuse défaite de Keynes<!-- --> | Atlantico.fr
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Jean-Marc Siroën publie « Mr Keynes et les extravagants - Tome 3 Le sommet du Monde » aux éditions Librinova.
Jean-Marc Siroën publie « Mr Keynes et les extravagants - Tome 3 Le sommet du Monde » aux éditions Librinova.
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Bonnes feuilles

Jean-Marc Siroën publie « Mr Keynes et les extravagants - Tome 3 Le sommet du Monde » aux éditions Librinova. En pleine guerre contre l'Allemagne, Mr Keynes devenu Lord Keynes se voit confier de nouvelles missions : négocier les prêts américains et réformer le système monétaire international. Il devra traverser six fois l'Atlantique pour livrer bataille à une Amérique inflexible qui affirme sa première place au « sommet du monde ». Il raconte le duel qui l'opposera jusqu'à sa mort à un certain Harry Dexter White, promoteur paradoxal de la conférence de Bretton Woods. Extrait 1/2.

Jean-Marc Siroën

Jean-Marc Siroën

Jean-Marc Siroën est professeur émérite d'économie à l'Université PSL-Dauphine. Il est spécialiste d’économie internationale et a publié de nombreux ouvrages et articles sur la mondialisation. Il est également l'auteur d'un récit romancé (en trois tomes) autour de l'économiste J.M. Keynes : "Mr Keynes et les extravagants". Site : www.jean-marcsiroen.dauphine.fr

 

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« Tout acte manqué est un discours réussi. »

Jacques Lacan, Écrits

Le samedi 22 juillet Morgenthau préside le dîner de clôture.

Quelques heures plus tôt, sur l’autre rive de l’Atlantique, Churchill avait traversé Caen. Il ne restait rien de la ville, que des gravats. Le Premier ministre inaugurait deux ponts qui enjambent l’Orne, le Winston et le Churchill. Flanqué de Montgomery, il avait choisi de passer sur le Winston.

*

À Bretton Woods, le jour décline. La vue panoramique qu’offrent les larges vitres de la salle à manger s’assombrit. Les lustres à pampilles sont allumés. Mais subitement, les derniers rayons du soleil s’extirpent des nuages pour illuminer un Mount Washington exceptionnellement débarrassé de son masque ouateux. Les plus superstitieux y voient un signe. Sous la coupole de la salle à manger, le soleil couchant éclaire les verreries de Tiffany malgré la mince couche de peinture blanche qui les recouvre encore.

Les délégués remarquent avec inquiétude la chaise restée vide. Heureusement, l’absent finit par arriver, d’un pas lent, les traits tirés. Les discussions cessent et c’est dans un silence profond qu’il s’installe à sa table comme si le fantôme de Princess Carolyn se réincarnait en Lord Keynes. Tous savent que dans la bataille qui s’achève, il a failli perdre la vie. Ils comprennent que le Monde qui se construit ne sera pas celui qu’il espérait. Et si l’Angleterre est du côté des vainqueurs dans la guerre, elle a perdu la bataille de Bretton Woods.

*

Malgré toutes les concessions et les arrangements de Harry qui leur a tout donné, les Russes n'étaient pas encore, le matin même, décidés à signer. Au milieu du dîner, Morgenthau se lève pour annoncer que l’URSS accepte finalement de porter leur contribution à la Banque mondiale au niveau requis. Les délégués se lèvent et applaudissent. Quelques Russes fondent en larmes.

Peu de temps avant le dîner, Stepanov avait annoncé la nouvelle à Morgenthau. Pour s’assurer qu’il n’était pas victime d’une mauvaise traduction, il lui avait demandé de la répéter.

— Cela confirme le respect et la confiance que nous avons toujours eus dans l’Union des Républiques Socialistes Soviétiques. La conférence était presque un succès et elle est maintenant une réussite complète. Merci de traduire.

— Mr Stepanov dit qu’il va télégraphier à Moscou ce que vous venez de lui dire.

*

À la fin du dîner, vient la longue litanie des discours, introduits par un message du Président Roosevelt : « Les délégués ont montré que les peuples des Nations Unies pouvaient travailler ensemble pour mettre en œuvre la paix aussi bien que pour combattre dans la guerre. »

Keynes a fini par apprendre les usages de la diplomatie. Dans son discours final, il dissimule son amertume en se félicitant d’une victoire qui est sa défaite. Mais ses louanges sont tellement appuyées que l’ironie n’échappe à personne : « Nous devons cela, à l’indomptable volonté et énergie de Harry White, toujours menée dans l’humour et la bonne humeur. »

Il lance quelques mises en garde. Les déçus, les sceptiques, les critiques restent à convaincre. Si, au fond de lui, il se désole de ses échecs, il se convainc d’avoir contribué à faire naître un Monde meilleur où la coopération entre les nations l’emporterait sur la guerre : « Nous avons appris à travailler ensemble. Si nous pouvions continuer ainsi, ce cauchemar, que la plupart d’entre nous ici présents ont traversé pendant une période trop longue de leur vie, s’achèvera. » Sur ces mots, il termine son discours : « Monsieur, le Président, je vais accepter l’acte final ».

Comme s’il pouvait en être autrement !

*

La fatigue et la boisson aidant, les autres interventions sont suivies avec moins d’attention. Vient le tour de Morgenthau : « Quand cette guerre se terminera, aucun peuple ne tolérera un chômage massif et prolongé ».

Marié à une Lehman de la banque, il sait qu’il devra surmonter l’opposition des milieux … bancaires. Il confirme que l’accord « limite le contrôle que, dans le passé, certains banquiers privés ont exercé sur la finance internationale. »

Les discours terminés, l’orchestre entame l’hymne national américain, The Star-Spangled Banner. Un bouquet de fleurs est offert à Morgenthau qui s’empresse de le passer à White qui, bien encombré, le confie à Bernstein.

Agacé par cet hommage de l’Amérique à l’Amérique, Maynard se tortille sur sa chaise. Les délégués comprennent l’injustice et se mettent à entonner For He’s a Jolly Good Fellow une chanson populaire anglaise qui salue habituellement les départs.

Les délégués, ivres de fatigue, d’enthousiasme et de bon vin ne s’arrêtent pas là. Quand Morgenthau rend hommage à la vaillance des soldats australiens, Stepanov comprend qu’il évoque l’héroïsme des soldats russes. Il se lève pour remercier l’assemblée d’applaudissements qui ne le concernent pas, mais bouge ses lèvres quand les anglophones entonnent Waltzing Matilda, l’hymne national officieux de l’Australie.

*

Les chefs de délégation quittent ensuite la salle à manger, traversent le corridor, longent le lobby et pénètrent dans la Gold Room, attenante au grand salon central.

À coup sûr, le fantôme de Princess Carolyn les observe, comme elle observait de son vivant la tenue de ses riches clientes. Dans l’après-midi, les scouts avaient installé dans le petit salon la grande table ronde qui l’accompagnait dans tous ses voyages. C’est là que les délégués chancelants signent l’acte final de la conférence. Un geste symbolique puisque aucun n’a autorité pour le faire.

L’âme de la Princess Carolyn est certes affligée de la mise négligée de ses clients. Mais elle est tellement fière de voir entrer dans l’histoire son hôtel et sa table en bois d’érable ! Elle sait qu’ils lui survivront longtemps encore !

*

Les délégués ne pouvaient pas rester davantage. Dès le lendemain, l’association des banquiers américains remplira les salons de l’hôtel avec un unique sujet : combattre la ratification de l’accord signé la nuit précédente dans le même hôtel. L’accord monstrueux concocté par deux irresponsables radicaux, White et Keynes, provoquerait l’inflation, minerait le dollar et les empêcherait de faire leurs petites et grandes affaires. Le FMI et la Banque mondiale deviendraient des rivaux déloyaux. Si le Monde a besoin de prêts pourquoi ne pas mettre leur grande expérience à contribution ?

*

Personne, sauf peut-être Harry, n’avait pu lire les 96 pages de l’acte final – les Articles of Agreement of the International Monetary Fund – qu’ils venaient de signer. Au mieux, en avaient-ils feuilleté une copie plus ou moins fidèle.

C’est plus tard que Keynes prendra connaissance de toutes les clauses et, notamment, celle que Robertson avait laissée passer et qui fonde l’hégémonie du dollar dans les paiements internationaux.

Dans ce qui deviendra bientôt le "système de Bretton Woods", les réserves en dollars des banques centrales pourront être convertibles en or à une parité fixe convenue (et déjà appliquée de 35 dollars l’once d’or). Les autres pays définiront la leur par rapport à la monnaie américaine ce qui après une transformation arithmétique élémentaire permettra de calculer une "parité" en or qui ne sera que symbolique tout comme passer du Celsius au Fahrenheit ne change pas la température.

Les pays membres devront mettre en œuvre le plus tôt possible la convertibilité de leur monnaie, contrôler leurs mouvements de capitaux et, si nécessaire, ajuster leurs politiques économiques afin que le cours de leur monnaie sur le marché des changes ne s’éloigne pas trop (1%) de cette parité. Certes, à l’impossible nul n’est tenu et le FMI accordera son aide aux pays en difficulté. Le texte autorise même des révisions de parité, mais sous conditions. Il ne s’agit pas de revenir aux odieuses et inamicales dévaluations compétitives des années 1930 qui avaient poussé aux surenchères. Le FMI veillera au grain.

*

Bretton Woods fut pour Keynes une victorieuse défaite. Il connaissait les fragilités et les failles du système. Il savait qu'il abattait les derniers atours de l’Empire : ses colonies, ses dominions et sa suprématie monétaire.

Quand, avec Robbins, Maynard reviendra sur l’issue de la conférence, ils tenteront de s’en consoler.

— Notre seule excuse est que nos hôtes voulaient nous expulser de l’hôtel et nous laisser, sans abri, déçus, délaissés. Ah, si j’avais seulement eu quelques heures de plus pour lire le texte !

— Mais Maynard, l’essentiel est que quelque chose ait été accompli sur le chemin d’un internationalisme constructif !

*

Bretton Woods imprégnera l’histoire comme esprit et comme système. L’esprit deviendra un mythe et le système une nostalgie.

Bernstein, Edward (1904-1996), B : Assistant de White au Trésor et à Bretton Woods avec qui il se brouille ensuite. Premier Directeur de la recherche du FMI.

Keynes, John Maynard (1883-1946), B : économiste, journaliste, écrivain, fonctionnaire, collectionneur, mécène, fermier. Ancien amant de Duncan Grant et mari de Lydia Lopokova. Dirige les délégations britanniques pour négocier les prêts-bails et dirige la délégation britannique à Bretton Woods.

Morgenthau Jr, Henry (1891-1967), B : secrétaire américain au Trésor de 1934 à 1945. Il préside la conférence de Bretton Woods.

Robbins, Lionel (1898-1984), B : professeur d’économie à la London School of Economics, adversaire de JMK avant de s’en rapprocher. Délégué à Bretton Woods

Stepanov, Mikhail (1896-1966), B : dirige la délégation soviétique à Bretton Woods

White, Harry Dexter (1892-1948), S, B : économiste, proche conseiller de Morgenthau, en opposition avec JMK sur les questions monétaires, maître d’œuvre de la conférence de Bretton Woods et principal inspirateur du traité. Mis en cause comme espion par Chambers et Bentley il n’est pas désigné Directeur général du FMI. Les circonstances de sa mort restent discutées.

Extrait du livre de Jean-Marc Siroën, « Mr Keynes et les extravagants - Tome 3 Le sommet du Monde », publié aux éditions Librinova

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