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Bienvenue dans l'ère des gestionnaires du malaise : pourquoi la France est probablement plus menacée par un désenchantement durable à l'israélienne que par une véritable guerre civile
©Mussa Qawasma / Reuters

Statu quo

Le patron de la DGSI a déclaré aux parlementaires français que la France était "au bord de la guerre civile". Si les tensions actuelles au sein de notre société sont indéniables, la France semble plutôt se diriger vers un scénario à l'israélienne, avec une société certes désenchantée face à la question sécuritaire, mais encore capable d'éviter l'écueil de la guerre civile.

Pierre Conesa

Pierre Conesa

Pierre Conesa est agrégé d’Histoire, énarque. Il a longtemps été haut fonctionnaire au ministère de la Défense. Il est l’auteur de nombreux articles dans le Monde diplomatique et de livres.

Parmi ses ouvrages publiés récemment, Docteur Saoud et Mister Djihad : la diplomatie religieuse de l'Arabie saoudite, Robert Laffont, 2016, Le lobby saoudien en France : Comment vendre un pays invendable, Denoël, Vendre la guerre : Le complexe militaro-intellectuel, Editions de l'Aube, 2022.

 

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Denis Charbit

Denis Charbit

Denis Charbit est professeur de science politique à l'Université ouverte d'Israël. Son dernier livre publié : « Israël et ses paradoxes » (éditions du Cavalier Bleu en 2023).

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Atlantico : Le patron de la DGSI Patrick Calvar, a déclaré devant les parlementaires que la France était "au bord de la guerre civile". Au regard de la société française actuelle, n'est-il pas plus probable que l'on se dirige vers une situation à l'israélienne, où la majeure partie de la population serait certes désenchantée et ne croirait plus vraiment à une solution durable, mais où le statu quo serait maintenu malgré tout ? Toutes proportions gardées, en quoi la situation de la France est-elle comparable à celle d'Israël en la matière ?

Denis Charbit : La comparaison peut être faite si l'on fait ressortir les différences de situation. Israël doit gérer un conflit de longue date, mais celui-ci ne débouche pas sur une situation de guerre civile à proprement parler : nous ne voyons pas de citoyens excédés par l'insécurité qui prennent des initiatives d'auto-défense. La police et l'armée conservent le monopole de la violence légitime. Même si la sécurité n'est pas absolue, les Israéliens s'en remettent aux autorités officielles chargées de cette mission.

La société israélienne est légitimiste, elle manifeste une confiance totale envers l'armée qui est de toutes les institutions la plus respectée. Il y a des cas d'initiatives personnelles. Ces actes isolés ne relèvent pas d'un réflexe d'auto-défense, mais sont des crimes idéologiques. On peut citer l'exemple de ces trois individus qui ont brûlé vif un jeune Palestinien dans une forêt près de Jérusalem, arrêtés et condamnés depuis ou encore celui de cette grenade lancée à l'intérieur d'une maison et provoquant la mort d'un enfant et son père dans le village de Duma. La police a arrêté des suspects, mais l'enquête n'est pas close.

Il faut signaler, à cet égard, le rôle des médias et de la classe politique qui, toutes tendances confondues, condamnent sévèrement ces crimes et font entendre une réprobation générale qui touche également l'opinion publique indignée par le meurtre d'innocents, surtout lorsque ce sont des enfants. A cela s'ajoute la conviction que si les citoyens doivent être protégés, leur rôle n'est pas de se substituer à l'armée pour assurer cette protection en prenant l'initiative d'une exécution sommaire. Pas de place pour des milices auto-proclamées car tout le monde comprend bien que c'est le début de l'anarchie et le risque d'une guerre de tous contre tous.

A lire aussi : La France au bord du chaos : la radicalisation de certains policiers ou militaires achèvera-t-elle de consacrer les violences quotidiennes comme mode de gestion des rapports sociaux en France ?

Pierre Conesa : Je trouve la formule du directeur de la DGSI, qui bien évidemment est mieux informé que moi, malgré tout excessive. Une "guerre civile", c'est une formule lourde. Une guerre civile, c'est l'assassinat du voisin qui n'a pas la même religion ou appartenance tribale ou clanique que soi. Une guerre civile, c'est une guerre dans laquelle on ne fait pas de prisonniers et on n'applique pas les conventions de Genève. C'est une guerre où l'on pratique l'épuration ethnique (souvenons-nous ici de la Yougoslavie, ce n'est pas la situation de la France aujourd'hui).

En revanche, qu'il y ait des crispations identitaires, c'est fort probable. C'est d'ailleurs ce que cherche Daesh et les terroristes. Mais jusqu’à maintenant, je suis plutôt rassuré par les réactions affichées par les leaders de toute les communautés composant la société française. La meilleure preuve, c'est que les menaces de mort adressées par les terroristes s'adressent d'abord aux leaders musulmans, ceux qui refusent cette coupure communautariste. Daesh est adepte de l'exclusif : tous ceux qui ne sont pas avec nous sont nos ennemis. C'est un peu la phrase de George Bush ("tous ceux qui ne sont pas avec nous sont contre nous"), alors que la phrase de la Bible était formulée à l'inverse ("tous ceux qui ne sont pas contre nous sont avec nous"). Bush et Daesh fonctionnent dans la même logique : avec moi ou contre moi. Dans ce sens-là, les principaux traîtres pour eux sont les leaders de la communauté française musulmane.

Quels sont les éléments caractéristiques du désenchantement et de la résilience de la société israélienne actuelle ?

Pierre Conesa : Je ne connais pas suffisamment la situation d'Israël pour répondre précisément à la question, mais je crois qu'Israël vit aujourd'hui sur le pire scénario possible : une coalition de droite guidée par ses radicaux religieux. Cela signifie que c'est la pire des crispations possibles dans une situation où la recherche d'une solution supposerait au contraire une ouverture vers les Palestiniens, ce que Netanyahou se refuse totalement à faire. C'est la société israélienne qui crée ses maladies auto-immunes, quand le corps crée sa propre maladie.

Dans quelle mesure cette majorité désabusée de la population abandonne-t-elle le terrain médiatico-politique aux gestionnaires du malaise, en laissant s'exprimer les plus radicaux ? Que ce soit dans la sphère politique ou dans la société civile, en quoi ce contexte particulier est-il exploité par certains extrémistes ?

Denis Charbit : Il existe effectivement en Israël au sein de milieux ultranationalistes et ultra-religieux en rupture de ban avec le consensus une tendance à développer des discours extrêmement radicaux et à passer à l'acte. Ce genre de discours tire parti de la situation sécuritaire instable et précaire pour attiser les tensions et accuser les autorités militaires de laxisme.

Pierre Conesa : Votre remarque est légitime. Le désarroi de la population française et en particulier du corps électoral par rapport à la politique est arrivé à un point extrême qui s'amplifie encore de la division et de la multiplicité des fractures internes au corps politique. Les primaires de droite et de gauche vont opposer une vingtaine de candidats au total, ce qui représente un cas très original de désordre politique majeur.

Au milieu de tout cela, le désarroi politique donne corps effectivement aux discours les plus extrémistes, même utopistes (prenons l'exemple de Nuit Debout). C'est une forme de légitimation d'une volonté de "tout faire sauter", à savoir penser que d'une violence quasi-spontanée naîtrait un nouvel ordre, version anarchisme modernisé.

Effectivement, on assiste à une certaine montée des extrêmes, et il est très important de montrer que ce sont ces extrêmes qui se poussent entre eux. Le salafisme djihadiste croît parce que le discours du Front national croît, et chacun fait miroir à l'autre. J'insiste là-dessus parce que le salafisme est une posture politico-religieuse et pas seulement religieuse.

On a donc un champ politique très fractionné, et l'idée d'une contestation du jeu politique constitutionnel est d'autant plus probable qu'il y a une vieille appétence de la France pour l'idée que la révolution est inscrite dans notre code génétique. On donne souvent raison à la rue par rapport à l'urne, ce qui est quand même une manière assez étonnante de concevoir la démocratie.

Alors qu'Israël porte en son sein les germes d'une guerre civile, sa société et ses institutions ont su s'en prémunir et éviter de basculer dans le chaos. La France est-elle pour sa part suffisamment consciente des risques liés à un tel embrasement et suffisamment armée pour éviter cet écueil ?

Denis Charbit : Je ne pense pas que la France puisse basculer de la sorte dans le chaos. J'ignore le nombre d'actes d'auto-défense repérés en France chaque année, il ne doit pas être très élevé, même si tout acte de ce genre est un délit, voire un crime de trop. J'imagine mal une montée en flèche du phénomène mais si la situation inquiète le patron de la DGSI Patrick Calvar, c'est qu'en mettant en garde contre sa recrudescence future il espère obtenir ainsi plus de moyens aujourd'hui pour ses services et la police en général.

Il est important de souligner que la France n'a pas de culture de guerre dans son histoire récente. Depuis près de 50 ans, les générations françaises vivent en paix. Il n'y a qu'à voir l'état de l'opinion : les Français ont du mal à admettre que la France est en guerre avec un ennemi intérieur. Le discours présidentiel n'est pas partagé par tout le monde.

Or, si l'on a du mal à se considérer en état de guerre, comment pourrait-on se considérer en état de guerre civile… ?

Pierre Conesa : Tout d'abord, la comparaison avec la société israélienne est délicate. La France n'est pas cernée par des populations ou des Etats qui veulent sa disparition. Elle est au contraire cernée par des pays qui vivent la même situation qu'elle.

Ensuite, la France est effectivement une cible prioritaire pour deux raisons. La première, c'est qu'elle contient la plus forte communauté musulmane et la plus forte communauté juive de l'ensemble des pays européens. La seconde, c'est qu'elle s'est stupidement affichée comme fer de lance et meilleure alliée des Américains dans une guerre contre Daesh qui ne nous concerne pas. Le pays est donc forcément plus ciblé que ses voisins.

Maintenant, les réactions qui ont suivi les attentats de 2015 montrent que la société française est une société à très forte résistance sociale. Je suis frappé par la multiplicité des initiatives qui ont été prises partout pour savoir justement ce que chacun pouvait faire de son côté pour lutter contre la radicalisation, pour se rapprocher de la communauté musulmane et discuter d'une autre version de l'islam, etc. Ces réactions-là, qui sont spontanées et non pas téléguidées par les autorités, prouvent la très grande résilience de la société française. Je ne suis donc pas inquiet du tout de ce côté-là.

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