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Bannir le tutoiement dans la police : 
une mesure cosmétique 
qui ne résout pas 
les problèmes sur le terrain
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Fais pas ci, fais pas ça

Le ministre de l'Intérieur Manuel Valls a annoncé vouloir bannir l'utilisation du tutoiement par les policiers en cours d'intervention. Cette nouvelle règle aurait pour objectif un retour vers une déontologie stricte.

Nadège Guidou

Nadège Guidou

Nadège Guidou est psychologue du travail. Elle s'occupe de personnes en souffrance professionnelle, de demandeurs d'emploi ou de victimes de harcèlements. En parallèle, elle mène des recherches autour de la violence sociale tout en étant rédactrice web pour la revue Psychologie. Elle est également l'auteur de "Malaise dans la police", Eyrolles (31 mai 2012)

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Atlantico : Manuel Valls a déclaré vouloir bannir le tutoiement chez les agents de police, et cela quelles que soient les conditions d’intervention, afin d’opérer un retour vers une plus grande déontologie dans ce corps de métier. Comment analyser une telle déclaration ?

Nadège Guidou : On peut voir dans l’annonce de cette mesure une nouvelle tentative de contrôler les policiers alors que ce corps de métier compte parmi ceux qui obéissent au plus grand nombre de procédures, de codes et d’ordres. Ajouter une nouvelle interdiction de langage ne pourra qu'accentuer encore davantage la méfiance vis-à-vis de la hiérarchie déjà grande. Par ailleurs, elle est une nouvelle injonction faite aux policiers de réfréner leur corps et leurs réactions, elle aboutira donc à une hypervigilance encore plus forte et source d’un stress intense.

Cette mesure représente donc une entrave de plus ?

C’est certes une nouvelle entrave psychologique. Elle s’inscrit dans une politique qui vise à considérer les policiers comme potentiellement défaillants. Comme dans toute organisation du travail fondée sur un modèle taylorien. Avant de proposer des solutions, il faut avant tout s’intéresser aux conditions de travail et à la réalité du terrain : dans quelles conditions sont-ils amenés à faire un contrôle ? Pourquoi sont-ils amenés à employer tel ou tel langage ?

En effet, en fonction du citoyen qu’ils ont en face d’eux, les policiers sont dans l’obligation de s’adapter et d’utiliser le langage qui convient à la situation qu’ils affrontent. La décision du ministre de l’Intérieur ne s’appuie pas sur une étude et une connaissance réelle du métier de policier, mais part du postulat selon lequel un policier sera systématiquement, à un moment ou un autre, incompétent, en faute et à l’origine de bavures, même verbales.

Pourtant, Manuel Valls a précisé qu’il était conscient des conditions parfois difficiles que devaient affronter les policiers, avec les insultes, les agressions et les caillassages notamment. Si cette mesure les considère comme défaillants, comment tenter de mettre en adéquation les conditions de travail réelles et la déontologie des policiers ?

Il est primordial de demander l’avis des policiers. La fonction publique française et les grandes institutions sont organisées de façon très taylorienne, c’est-à-dire que ceux qui conçoivent les politiques sont toujours au sommet de la hiérarchie et de fait sont ignorants des situations qui surgissent sur le terrain.

La première chose à faire est de se rendre auprès des policiers, observer leur travail et leur demander directement comment il serait possible de renforcer ou modifier leur déontologie. Cependant il faut savoir que la grande majorité des policiers sont très droits et très attachés à la valeur de leur métier, et soucieux du service rendu aux civils. A leurs yeux, insister sur le respect de la déontologie est, dans une certaine mesure, faire fi de leur engagement quotidien. En revanche, il faudrait agir d’urgence sur les sources de la défiance entre la police et la population.

Vous parlez de ce respect particulier qu’ont les policiers pour la déontologie, or Manuel Valls prône lui un retour à la déontologie. N’y a-t-il pas un décalage de la conception de ce mot entre les policiers et le ministre de l’Intérieur ?

Il serait intéressant de savoir quelle représentation chacun met derrière ce mot. Quoiqu’il en soit pour les policiers, ce mot couvre le sens même de leur travail : protéger les victimes, arrêter les délinquants, et récolter les preuves pour les emmener devant la Justice. En revanche pour les hommes politiques, il n’est pas du tout certain que ce mot recouvre exactement ce sens. Le simple fait de dire qu’il faut un retour à la déontologie implique que les policiers, à un moment ou un autre, l’ont abandonnée, ce qui est faux. D’ailleurs, il suffit d’écouter les griefs des policiers contre la politique du chiffre pour se rendre compte que ce qu’ils mettent en avant, est justement la perte de l’éthique même du travail policier.

Considérer les policiers comme défaillants, est-ce un positionnement partisan - la gauche partirait du principe que les policiers sont déviants, et la droite qu’ils sont dans leur droit - où est-ce un discours qui transcende les clivages politiques ?

Le fait de considérer les policiers comme défaillants – à mon sens – n’a pas grand-chose à voir avec un positionnement politique car c’est un phénomène que l’on retrouve dans toutes les organisations du travail pyramidales, semblables à celle de la police.

En revanche, le fait que le sommet de la hiérarchie de la police nationale soit le ministre de l’Intérieur impose différents objectifs. Le ministre aura des propos destinés non seulement à ses agents, mais à l’ensemble de la population. Sa communication serait donc gouvernée par ces différents objectifs.

Manuel Valls a prôné un retour à la déontologie comme argument massue d’une réconciliation entre les policiers et la population. Peut-on réellement estimer que cette réconciliation passe simplement par des changements de langage ?

Je m’oppose fortement à cette analyse qui est simplement le résultat de raccourcis simplistes, qui répond certainement à d’autres objectifs que celle d’une analyse approfondie. La défiance qui existe entre la police et la population ne vient pas de la police elle-même, mais des pratiques managériales mises en œuvre – notamment la politique du chiffre - et surtout des conditions de vie des jeunes de cité. En effet, les policiers ne sont pas attaqués pour ce qu’ils sont intrinsèquement mais parce qu’ils sont des représentants de l’Etat, et par conséquent les représentants d’une société qu’ils rejettent, mais au même titre que les pompiers par exemple.

Peut-on mettre fin à la politique du chiffre ou est-elle trop bien installée au sein de la police ?

La politique du chiffre est une pratique que l’on peut tout à fait déconstruire. Elle est ancrée dans la police, mais les ¾ des policiers et managers s’y opposent en raison des dégâts qu’elle provoque sur le métier.

Au regard de vos recherches, quelles mesures pourraient réduire ce gouffre entre la police et les citoyens ?

Si on voulait vraiment agir, il faudrait un ensemble de mesures qui s’inscriraient dans le long terme. De très nombreuses études fort intéressantes ont d’ailleurs été menées par des chercheurs en sociologie notamment. Mais je pense que le retour d’une organisation du travail qui mettrait le policier en contact étroit avec la population – sans pour autant revenir à une police de proximité telle qu’on l’entendait – serait, il me semble, de nature à créer des liens avec la population.

Il faut aussi agir pour une meilleure connaissance de la police par la population, faire un travail de fond de modification des représentations et de destruction des préjugés. Mais aussi être conscient des mécanismes de mise à distance des policiers face à la détresse et à la souffrance qu’ils côtoient quotidiennement. Ces mécanismes, essentiels à la santé mentale des agents, peuvent entraîner des réactions qui ne seront pas comprises par la population et peuvent être source de souffrances. C’est donc à l’institution policière de créer des relais internes permettant à la fois de préserver la santé des agents et de répondre aux besoins du public. N’oublions pas que la police est un service public.

Ensuite, il faudrait revoir le système de recrutement des policiers. Actuellement, ce recrutement est national. Cela implique que de jeunes policiers sont envoyés dans les zones les plus difficiles, car ce sont celles qui comptabilisent le plus grand nombre de départs au bout de trois ou quatre années, créant un appel d’air récurrent. Ces jeunes policiers seront confrontés à des délinquants de leur âge et ne seront pas guidés par des anciens. Or, l’expérience est essentielle lorsqu’on fait face à des conditions de travail difficiles.

Propos recueillis par Priscilla Romain

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