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Avoir un plan, Ok. Mais à quel point l’avenir est-il aujourd’hui prévisible ?
©WOJTEK RADWANSKI / AFP

Innovation

Si gouverner est incontestablement prévoir et si le plan français a pu faire la preuve de son efficacité pendant les trente glorieuses, le monde actuel paraît à la fois incertain et plein d’accélération. Que sommes-nous capables de vraiment prédire ?

Erwann  Tison

Erwann Tison

Erwann Tison est le directeur des études de l’Institut Sapiens. Macro-économiste de formation et diplômé de la faculté des sciences économiques et de gestion de Strasbourg, il intervient régulièrement dans les médias pour commenter les actualités liées au marché du travail et aux questions de formation. Il dirige les études de l’Institut Sapiens depuis décembre 2017.

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Thierry Berthier

Thierry Berthier

Thierry Berthier est Maître de Conférences en mathématiques à l'Université de Limoges et enseigne dans un département informatique. Il est chercheur au sein de la Chaire de cybersécurité & cyberdéfense Saint-Cyr – Thales -Sogeti et est membre de l'Institut Fredrik Bull.

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Marc Rameaux

Marc Rameaux

Marc Rameaux est directeur de projets de haute technologie dans une grande entreprise industrielle française.

Il vient de publier "Le Souverainisme est un humanisme", chez VA Editions

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Charles Reviens

Charles Reviens

Charles Reviens est ancien haut fonctionnaire, spécialiste de la comparaison internationale des politiques publiques.

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Atlantico.fr  : L’innovation spontanée n’est pas toujours d’une grande utilité sociale et dans l’histoire les plans à long terme montrent leurs efficiences. Quels sont les avantages de faire des projections à 10 ans ? 

Thierry Berthier : Dans les domaines technologiques, une décennie constitue la bonne unité de prévision. C’est suffisamment long pour voir arriver des tendances lourdes qui s’installent dans la durée et pour tenir compte des épiphénomènes qui ne persistent pas. Dix ans, cela correspond aussi à la durée d’évolution à maturité d’une technologie émergente. On peut prendre l’exemple de la Blockchain qui a mis dix ans pour devenir pérenne (début en 2011) et apparaitre dans de nombreux secteurs d’activités humaines. 

Une décennie correspond aussi à trois campagnes de projets R&D innovants en général financés sur des durées de 3 à 4 ans. 

Enfin, une décennie, c’est la durée d’un cycle de Hype standard pour de nombreuses technologies.  

Chaque année Gartner publie ses courbes de « Hype Cycle ». Selon Gartner, toute technologie connait 5 phases de vie :

Phase 1 : Le déclenchement ou percée technologique.

Phase 2 : Le pic de Hype (où le potentiel technologique est en général survendu par les médias).

Phase 3 : La phase de désillusion (suite aux premiers échecs d’implémentation et à un certain désintéressement de l’opinion). 

Phase 4 : Un développement éclairé avec les premiers succès liés à une meilleure compréhension du potentiel réel et l’engagement « d’early adopters ».

Phase 5 : la phase de la maturité avec une adoption généralisée.

Pour de nombreuses technologies, les cinq phases du Hype Cycle de Gartner se déroulent sur une décennie. Il est donc légitime d’utiliser cette échelle temporelle pour prévoir, prédire et planifier.   

Un plan sur 20 ans serait infiniment plus complexe à mettre en œuvre et aboutirait nécessairement à des gaspillages de subventions dans des projets à trop longs termes. La bonne durée, c’est vraiment dix ans pour construire un plan.   

Erwann Tison : À notre époque, l’avantage du plan est de pouvoir orienter toutes nos forces productives et économiques vers une même direction. Cependant un problème subsiste, si l’on se trompe de direction on va emmener toutes les forces vers le même chemin. En 1994, Edouard Balladur avait commandé un rapport sur les nouvelles routes de la communication à M. Thery l’inventeur du minitel, celui-ci a indiqué d’investir dans le minitel. La suite de l’histoire, tout le monde la connait et des sociétés comme Google et Apple se sont montées aux Etats-Unis et non chez nous alors que l’on avait l’opportunité de monter cela. 

Le problème du plan est paradoxal, on va tout concentrer au même endroit par une poignée de fonctionnaires qui pour la plupart du temps sont déconnectés de l’activité ingénierie et économique. Dans ces cas là, il est plus intéressant de créer des incitations pour que les acteurs privés trouvent eux mêmes ce chemin. Une chose qui pourrait s’avérer meilleure car ils sont au coeur de l’activité économique et ont les meilleurs signaux de la part des marchés. Surtout, si ils se plantent ils n’ont pas de filet de rattrapage donc ils ont une obligation de réussir. Le fonctionnaire quand il se plante on le renomme dans une autre administration. 

Marc Rameaux : Avant de vous répondre, il faut ajouter un bémol à la notion de plan, qui n’est pas directement applicable en matière d’innovation. Nassim Taleb, avec sa théorie du cygne noir et son analyse de la crise financière de 2008, a montré les limites de tout modèle prédictif sur des événements sensibles. 

Les prédictions sont fondées sur des hypothèses de régularité de comportement, permettant d’estimer quantitativement ce qui va se passer quand tout va bien. Or cette information est de peu de valeur : ce qui nous intéresse, c’est d’anticiper les ruptures, les moments de tempête et de révolution, en bien comme en mal. 

Avant 2008, le monde financier croyait à l’équation de Black & Scholes comme aux tables de la loi, supposant que de nombreux phénomènes boursiers se ramenaient à une loi normale. Le monde financier, comme celui de l’innovation technologique, obéit à des équations hautement chaotiques, rendant toute prévision et toute planification impossible.

Est-ce à dire qu’il faut se contenter de l’innovation spontanée, avec les défauts que vous signalez ? Non, car entre les deux extrêmes du planisme et du laissez-faire, il existe un intermédiaire fructueux : la pépinière, le terreau de compétences et d’innovations. L’objectif n’est plus de planifier exactement, mais de créer les conditions les plus favorables à l’éclosion d’innovations technologiques, de rendre le milieu propice et nourricier. On laisse à la partie spontanée de la créativité humaine le soin d’utiliser au mieux ce terrain favorable. 

Un exemple ? La Silicon Valley n’est pas, contrairement à une croyance répandue, une jungle où seules les initiatives individuelles comptent, même si cet aspect là existe et est important. La Valley résulte d’une articulation intelligente entre forces privées et publiques, avec des aides importantes de l’Etat Fédéral et de la gouvernance locale de Californie.

La puissance publique ne doit surtout pas jouer un rôle de planificateur – il n’y a pas de gosplan de l’innovation – mais intervient efficacement comme Business Angel. Cela prend la forme d’infrastructures en bâtiments et en équipements de haute technologie, par exemple des prêts de gros serveurs ou d’espaces de cloud computing que de petites sociétés ne peuvent se permettre. Egalement, la puissance publique peut offrir une assistance juridique pour affronter les méandres de la protection intellectuelle ou de la législation d’autres pays, comme les redoutables lois extra-territoriales américaines, en payant les meilleurs cabinets d’avocats privés pour une assistance à disposition, que de petites start-up ne peuvent s’offrir. Enfin, la création de GIE ou le parrainage de groupements de petites sociétés par une garantie publique ou par la couverture de grandes compagnies permettent de franchir les barrières à l’entrée pour que des start-up aient leur chance lors de grands appels d’offre.

Force est de constater que ni la France ni l’Europe n’ont réussi à développer l’équivalent de la Valley californienne, du Shenzen chinois, du Chennai indien, du Skolkovo russe, ces pépinières créatrices où bouillonnent l’intelligence et l’énergie. Nous avons créé des Hubs technologiques regroupant des dizaines de sociétés et en France, le plateau de Saclay représente les prémices d’un tel écosystème, d’industries à forte composante R&D, de laboratoires publics innovants tels que l’INRIA et de Campus universitaires au meilleur niveau. Mais ceci est loin d’être suffisant : les quelques exemples que j’ai donnés d’action de l’Etat en tant que Business Angel ne sont pas au rendez-vous.

C’est toute la différence entre un plan d’investissement et une simple injection d’argent public, et c’est la plus grosse critique que l’on peut adresser au plan Castex. Un plan d’investissement véritable est accompagné d’une conduite du changement des organisations et des hommes, rentre dans le détail organique de l’écosystème qu’il va financer. 

Le plan Castex raisonne à organisation égale : financer un système inefficace ne fera que multiplier ses capacités de gaspillage. Tout plan d’investissement est accompagné d’une révolution en termes d’aménagement du territoire et de management des hommes, pour favoriser les petites équipes agiles et productives, non les grands ensembles bureaucratiques qui récompensent les manipulateurs se mouvant avec aisance dans les méandres de la politique. 

Le contre-exemple absolu est l’échec gigantesque de l’EPR, nullement dû à des difficultés technologiques, mais à des guerres de territoire et d’ego entre différentes instances publiques. Les plans d’innovation doivent comprendre comment fonctionnent les équipes qui gagnent en R&D et comment les prédateurs professionnels de postes politiques dans les grandes organisations peuvent les parasiter. Il faut donc une connaissance approfondie du monde de l’entreprise et des modes de management des hommes pour le faire, totalement absente chez les décisionnaires publics en France.

Certains plans à long terme ont montré leurs efficiences. Quels sont les avantages de tels plans ?

Charles Reviens : Il y a quarante ou cinquante ans, avant la chute de l’URSS et des « démocraties populaires », l’enseignement de l’économie séparaient les « pays à économie de marché » et les « pays à économie planifiée » ; donc la désagrégation soviétique a porté un coup important à la croyance des vertus de la planification dans les champs économique et social. Il faut toutefois se rappeler que cet échec ne concerne pas la Chine qui est en quarante ans devenue une économie énorme dotée d’un niveau technologique important.

Les plans peuvent être particulièrement utiles pour différentes raisons. Il y a d’abord la gestion de projets sur moyenne ou longue période. De nombreux secteurs économiques ou technologiques (énergie, transport, infrastructures de toute sorte…) nécessitent des efforts et des investissements dans la durée que permet un plan dédié.

Les plans permettent également la gestion de situation de crise face à des risques particuliers. Les deux guerres sont des exemples clairs de centralisation de l’économie et de la société pour assumer la confrontation militaire. Un exemple frappant est l’organisation de la société et de l’économie française pendant la première guerre mondiale avec une multiplication par dix du budget de l’Etat et l’orientation totale et durable de la société et de l’économie au service de la défense nationale.

Plus généralement, les plans sont l’instrument de la mobilisation des énergies morales et matérielles sur un projet sur une longue période. Un exemple emblématique est certainement constitué par les programmes spatiaux soviétiques et américains des années 1950 et 1960 : la transformation de la promesse d’atterrissage lunaire du président Kennedy aux réalisations spectaculaires des programmes Mercury, Gemini et Apollo.

Mais un plan et un projet et chaque projet peut connaître l’échec, qui est donc une issue possible pour un plan. En France on ressasse en permanence l’exemple du « plan calcul » des années 1960 pour un destin de cette nature.

Comment est-il possible de prévoir les avancées scientifiques avec la rapidité technologique ? Avance-t-elle de manière linéaire ou par à coup ? 

Thierry Berthier : Lorsque l’on dépasse les 20 ans pour un plan, on fait de la prospective à long terme. A trente ans, on fait de la science-fiction. On ne sait pas prévoir ce que sera la technologie ou la connaissance scientifique dans 30 ans. 
Les progrès scientifiques n’apparaissent pas de façon linéaire mais effectivement pas bons successifs avec des pans de connaissances produites parfois en quelques mois. Une autre technologie peut traverser une période de Blackout sans progresser durant de longues années puis bénéficier d’une découverte collatérale pour repartir à la hausse. 

Les exemples d’échecs de prévisions et de planification à longs termes sont nombreux. En France, le cas du Minitel en est un. Nous avons longtemps misé sur cette solution française au détriment du développement des technologies plus modernes et plus puissantes. Un second exemple est celui du plan de développement du Cloud souverain. Ce plan a engendré un gouffre financier sans que l’infrastructure ne voit le jour !

En Californie, le mouvement « Transhumaniste Singulariste » a mis en œuvre des plans d’accompagnement des technologies de ruptures en s’appuyant sur des prévisions très précises construites par Ray Kurzweil et les chercheurs de la Singularity University. Ces prévisions se sont avérées fausses (Singularité technologique pour 2045, téléchargement de la conscience pour 2025, etc… ) Ces prévisions fausses ont donné lieu à des plan d’accompagnement et à des investissements préparatoires qui n’ont pas aboutis. 

Erwann Tison : On voit des technologies comme l’intelligence artificielle, la technologie quantique, autonome dans les transports, l’hydrogène apparaître avec de signaux faibles par les différents brevets. Grace aux différentes conférences on peut constater certaines technologies qui émergent. Ainsi, on peut mettre des fonds et des ingénieurs dessus. C’est une stratégie de diversification qui ne peut que réussir. Si les prévisions s’avèrent juste c’est le jackpot pendant plus d’un siècle et si cela s’avère faux c’est la banqueroute. 

Marc Rameaux : Soyons concret car le débat épistémologique est sans fin : les innovations scientifiques avancent de façon linéaire… jusqu’à ce qu’une rupture intervienne ! Il est pour cette raison quasiment impossible de prévoir les changements de paradigme majeurs en matière d’innovation technologique. Imaginez qu’une personne du passé n’ayant jamais connu les smartphones se retrouve plongée dans le temps présent : il se dirait qu’il était impossible de prévoir ce qu’allait imaginer Steve Jobs. Dans le sens inverse, nos enfants nous demandent souvent comment nous pouvions vivre à leur âge sans Internet.

Pourtant, il est possible de faire certaines prédictions. Pour cela, une première condition qui semble élémentaire mais qu’il faut pourtant rappeler : être véritablement compétent dans le domaine que l’on cherche à prédire, être au cœur de l’innovation en tant que véritable scientifique ou industriel dans les domaines de pointe.

Il faut préciser ce point car le pire ennemi de la prévision des avancées scientifiques est celui qui y prétend sans en avoir les compétences : les futurologues qui ressemblent à des cartomanciens. Les média et réseaux sociaux sont encombrés de techno-prophètes qui passent leur temps en communication mais ne travaillent ni dans un laboratoire ni dans une industrie de pointe. Dans mon domaine de l’IA et de la Data Science, parce qu’il est porteur et qu’il fait rêver, il existe une extraordinaire dichotomie entre des personnages médiatiques bruyants et clinquants, n’ayant jamais entraîné un seul réseau de neurones de leur vie, s’auto-intronisant spécialistes du domaine, et les véritables spécialistes. 

Dans notre monde des apparences, cela peut fonctionner un temps : de tels personnages ont une bonne couverture médiatique surtout s’ils ont assez d’argent pour se faire inviter lors de tribunes. Evidemment, ils sont un objet de moquerie pour les vrais professionnels de la Data Science, leur légitimité scientifique étant équivalente à celle des frères Bogdanoff. Leur imposture finit par les rattraper lorsque des scientifiques véritables les reprennent sur des thèses bruyantes et fausses, car ils vivent d’un spectaculaire qui doit toujours aller croissant. En IA, les discours trans-humanistes, mêlant déclamations lénifiantes et frisson de la machine dépassant la conscience humaine sont aussi vendeurs qu’ils sont faux.

L’exemple inverse est celui d’un vrai professionnel tel que Ray Kurzweil, dont la majorité des prédictions technologiques ont été confirmées. Comment procèdent-ils ? La science est une réalisation collective, l’image d’Epinal du scientifique génial et isolé n’est pas la réalité. Les plus grandes innovations ont toujours été précédées de signes avant-coureurs sous forme de débats acharnés entre plusieurs personnalités du monde scientifique, qui ont concouru à la paternité de la découverte. On le sait, l’idée de la relativité n’a pas germé dans le cerveau du seul Einstein : Poincaré et Lorentz en avaient posé de nombreux éléments fondateurs. La paternité du calcul infinitésimal restera toujours disputée entre Newton et Leibniz. Plus récemment, l’invention des « Deep Neural Networks » dans le domaine de l’IA est une œuvre collective issue de débats entre laboratoires et départements de R&D dans les industries de pointe.

Lorsque l’on se trouve à l’un de ces avant-postes, il est possible de faire des prédictions sur quelques années, parce que le bouillonnement avant-coureur de l’innovation nous est perceptible, entre les quelques acteurs scientifiques qui sont en train de l’élaborer. L’innovation scientifique est comme une émulsion en train de prendre forme. Lorsque vous êtes au cœur de ces débats, sans forcément en être un acteur majeur, il devient possible de faire des projections.

Et sur un horizon plus lointain ? Cela semble impossible, mais des méthodes de prédiction existent, sans qu’il y ait de garantie absolue de confirmation et toujours sous la condition que de véritables professionnels la mènent. Roland Moreno, l’inventeur de la carte à puce, avait proposé une méthode prospective dans un ouvrage au titre iconoclaste et provocateur : « La théorie du bordel ambiant ». 

Ce titre résume à lui seul le paradoxe de faire des prévisions en matière d’innovation. Ce que note Moreno est que beaucoup d’innovations proviennent de la mise en contact de deux domaines scientifiques qui n’avaient rien à voir et qui se sont mis à discuter. Deux exemples : notre prix Nobel Gérard Mourou a proposé une solution originale de traitement des déchets nucléaires à base de lasers haute puissance, faisant passer des périodes de désintégration radioactives de plusieurs millénaires à quelques minutes.  L’hybridation entre les drones, la domotique et le Big Data a donné naissance à l’internet des objets (IoT). Ces rencontres sont souvent le fruit du hasard, de deux chercheurs de départements séparés qui se sont mis à discuter à la cafétéria. Lorsque Cédric Villani prit la direction de l’Institut Henri Poincaré, il demanda où se trouvaient « les lieux qui ne servent à rien », ces espaces libres et confortables, lieux de vie ouverts à la discussion en dehors du travail. Il en fit rapidement construire, car les « lieux qui ne servent à rien » sont souvent le creuset des meilleures innovations.

Roland Moreno propose de cartographier les grands domaines de recherche connus, puis d’imaginer ce que donnerait leur rencontre et leur hybridation. Cette approche par la combinatoire n’est pas garantie, mais elle permet souvent d’anticiper des thèmes porteurs, comme les deux exemples précédents. Les prévisions de Ray Kurzweil se sont révélées en majorité exactes, et pour celles qui ne se sont pas réalisées, elles constituent cependant des thèmes à potentiel important, comme des attracteurs ou des valeurs d’adhérence en mathématique : la recherche les frôle en permanence.

En matière économique, qui a su faire des scénarios qui se sont avérés juste à dix, quinze ans et sur quoi se sont ils appuyés ? Quels secteurs d’innovations sont préférable à développer par rapport à d’autres actuellement ? 

Thierry Berthier : Sans hésiter, la Chine a fait preuve d’une grande maturité en matière de planification industrielle et et technologique (pour l’informatique, le hardware et le software, pour l’IoT et pour l’intelligence artificielle. La Chine a su se passer de technologies américaines sous embargo. Grace à ses plans, elle a su acquérir son indépendance dans de nombreuses technologies. Le domaine du calcul haute performance est emblématique. Mais également les data sciences, l’apprentissage automatique et les technologies quantiques. La Russie a également su adapter ses grands plans vers plus de modernité et d’efficacité. Le plan russe de développement stratégique de l’IA est parfaitement bien conçu. Le plan de développement de la filière de robotique russe est particulièrement efficace notamment dans le domaine militaire. Les scénarios prévus par les Russes à 10 ans se sont réalisés dans les domaines de robotique terrestre, naval et aérien. Les Russes ont une tradition de réussite dans les plans de conquête spatiale des années 1960 =. Ils ont su garder cet esprit d’innovation. 

Les secteurs d’innovation à développer en France et en Europe : il faut clairement concentrer ses efforts sur le développement d’une filière de robotique française robuste. Il faut fédérer l’écosystème et cela peut se faire via un plan décennal de développement.

Les filières d’avenir à soutenir en France :

- Informatique au sens large, éditeurs de solutions

- Machine Learning et data sciences

- Robotique, drones, rovers, UAV, USV, UGV. 

- Nanotechnologies

- Biotechnologies

- Technologies quantiques

Un exemple marquant prouve qu’il est extrêmement difficile de planifier la réussite industrielle. Cet exemple est celui de la société SHARK Robotics. Basée à La Rochelle, SHARK Robotics a su en 4 ans seulement devenir le leader français du drone terrestre, entrer dans le Top2 européen et dans le Top10 mondial des robots terrestres. Cette ascension fulgurante s’est faite sans aucune aide extérieure, ni de la BPI, ni du gouvernement ni de la Région. Personne n’aurait imaginé il y a 5 ans la réussite mondiale de cette société ultra innovante. 

Charles Reviens : Cette question conduit de fait à analyser – a posteriori – des stratégies économiques ou des prévisions économiques qui se sont avérées exactes ou positives.

En Europe occidentale et dans une logique néolibérale, viennent immédiatement à l’esprit les actions du Premier ministre britannique Margaret Thatcher (1979-1990) et du chancelier allemand Gerhard Schröder (1997-2005). Margaret Thatcher, appuyée sur les conceptions des économistes Hayek, Schumpeter et Friedman, a voulu casser « la gestion organisée du déclin » (‘orderly management of décline’) que connaissait de fait la Grande-Bretagne en menant une attaque en règle du pouvoir considérable des syndicats et remettant en cause l’étatisation de l’économie. Gerhard Schröder a pour sa part et via l’agenda 2010 conduit un renforcement de l’économie productive suite aux difficultés de la réunification, notamment via une vaste réforme du marché du travail, qui a au final rétablie de façon durable la solide position mercantiliste de l’Allemagne. Ces succès ne vont toutefois pas sans controverses et nouveaux problèmes à gérer, comme l’enjeu de la croissance des inégalités ou celui d’un comportement non coopératif avec les pays partenaires.

En fait le plan est avant tout un instrument au service de la mobilisation durable des membres d’une communauté, parfois incarné par un leader politique charismatique et reconnu. Un bon exemple est constitué par Singapour et son leader Lee Kuan Yew, Premier ministre d’avant l’indépendance (1959) à 1990, et qui a accompagné les progrès absolument considérables d’un état indépendant depuis seulement 55 ans.

Mais il n’y a pas que des success stories ou des prévisions d’ailleurs éventuellement idéalisées a posteriori. On peut évoquer la zone euro : la promesse initiale des thuriféraires de l’euro, à savoir la convergence économique (PIB par habitant, niveau de vie, croissance) n’a absolument pas été au rendez-vous comme le démontre la poursuite de l’affaiblissement de l’économie productive et industrielle française. Si une prévision s’est avérée exacte, c’est plutôt celle des économistes qui mettaient en garde sur le fait que la zone euro ne respectait pas les conditions de la zone monétaire optimale formalisée par Mundell et conduisait à une divergence majeure des économies qui en font partie.

L’instabilité et les convulsions de l’économie de l’Argentine depuis des décennies donne un autre exemple des difficultés et du déclin que peut connaître un pays sur longue période alors qu’elle partait d’une situation enviable.

Erwann Tison : Certains provoquent ces scénarios comme la Chine. Elle n’essaie pas de deviner l’avenir mais elle tente d’imposer sa vision de l’avenir, sa stratégie tourne autour de cela. Aux Etats-Unis, la plupart des big techs se sont nourries des travaux faits par le ministère de la défense Américain. L’État Américain ne savait pas de quoi serait fait demain mais savait qu’il voulait assurer sa position hégémonique. Il a explosé les dépenses d’innovations au niveau public pour favoriser une recherche qui a parfois été improductive mais la part marginale productive a été exponentielle et a permis de créer l’iPhone, l’I.A… Pour réussir ce plan, il faut articuler la collectivité publique et les entreprises privées car les entreprises privées ne peuvent pas par exemple internaliser la recherche fondamentale.  Le processus de recherche appliqué, lui, doit se faire au sein des entreprises.

Marc Rameaux : Nous avons cité Ray Kurweil dont on ne peut que recommander la lecture. En France, le rapport Villani sur le développement de l’IA et de la Data Science est le plus sérieux des travaux de prospective récents. A noter que le célèbre médaillé Fields s’était adjoint l’aide de Marc Schoenauer, Directeur du laboratoire TAU (Tackling the Underspecified) de l’INRIA, à la fois l’un des meilleurs spécialistes français et mondiaux en IA et Data Science et l’un des plus fins analystes de ses signaux faibles et de ses conséquences économiques et sociétales. Evidemment, nous très loin des bruyants techno-prophètes de plateaux-télé et de Twitter évoqués précédemment : la bonne analyse en innovation doit dépasser les apparences et le bruit médiatique.

Dans le domaine économique, je citerai Robert Reich et son ouvrage phare, « The work of Nations », datant du début des années 1990. Toutes les conséquences de la mondialisation, pour le meilleur et pour le pire, ainsi que les débats actuels sur le retour de la souveraineté, y sont prédits et analysés. Tout économiste actuel devrait avoir lu ce livre, d’autant que Reich rompt avec l’abstraction des modèles macro-économiques, pour rentrer dans la fournaise du fonctionnement des jeux d’acteur de l’entreprise, avec son portrait psychologique de « l’analyste symbolique », celui dont les connaissances et les études en font un gagnant de la mondialisation, accroissant la fracture avec le reste de la population. Dans mon propre livre, « Le Tao de l’économie », je cherche à recoller ainsi les morceaux dispersés de l’économie universitaire trop théorique avec les réalités du monde de l’entreprise, qui vivent trop souvent dans des mondes séparés.

Il y a aujourd’hui 5 technologies d’innovation qui portent en germe notre futur économique et humain : 

1. l’IA & Data Science

2. Les nouvelles technologies de Telecom telles que la 5G

3. La physique des nouveaux matériaux incluant notamment les nano-technologies

4. Les nouvelles mobilités sur la route, rail, air et mer

5. Le génie génétique et la micro-biologie

6. Les nouvelles sources d’énergie, pas seulement alternatives mais incluant les améliorations de l’énergie nucléaire et la fusion thermonucléaire

Mais quid de secteurs tels que l’aéronautique, le spatial, les chantiers navals, la santé ? Ils sont industriellement très importants. Mais les technologies que nous citons se situent en amont de toutes les industries et irrigueront celles-ci, c’est pourquoi elles occupent une position privilégiée dans l’apparition des innovations.

Ces domaines d’innovation sont interdépendants. L’IA appliquée au Génie génétique et à la micro-biologie permet d’accélérer drastiquement le décryptage du génome ou la recherche de nouvelles molécules en pharmacologie. 

Les nano-technologies avec des nano-bots injectés dans le corps humain permettraient des percées importantes en micro-biologie. 

Les progrès de l’IA et de la 5G rendent possibles des moyens de transport hyper-connectés et autonomes. 

La physique des nouveaux matériaux, par exemple avec la technologie des graphènes, ces feuilles de carbone d’épaisseur d’un atome, peut révolutionner le domaine des batteries électriques et rendre possible la production de voitures électriques majoritaires, tout en étant également une nouvelle source d’énergie. 

La physique des lasers de puissance peut rendre l’énergie nucléaire beaucoup plus propre et combinée avec la physique des plasmas, nous faire approcher de la fusion thermonucléaire.

D’un point de vue politique et social, la prévisibilité est-elle possible ?

Charles Reviens : Certaines sciences sociales permettent plus facilement de faire des prévisions que d’autres. C’est particulièrement le cas de la démographie dont les prévisions à 40 ans sont globalement solides… justement parce que les personnes qui auront plus de 40 ans dans 40 ans sont déjà nées. Ce n’est pas le cas de l’économie pour laquelle les analyses des économistes se conjuguent souvent à leurs idéologies, avec la promotion de mesures conduisant à l’état souhaité de l’économie et de la société au seul regard de leurs convictions.

Concernant la politique, il est utile de rappeler l’articulation réaliste et cynique entre discours politique et prévision proposée par Winston Churchill : « être homme politique, c'est être capable de dire à l'avance ce qui va arriver demain, la semaine prochaine, le mois prochain et l'année prochaine. Et d'être capable, après, d'expliquer pourquoi rien de tout cela ne s'est produit. » Tout est dit.

En outre il ne faut pas oublier que l’importance prise par la communication dans l’activité des responsables publics, particulièrement en France, mine la conduite d’actions durables du fait de la contradiction structurelle entre communication et stratégie : incompatibilité entre le temps long nécessaire au succès stratégique et l’impératif médiatique de la réaction à court terme voire en temps réel, impératifs d’ultra-visibilité, de transparence et de cohérence apparente s’opposant à l’effet de constance, de modestie et de gestion des aléas indispensable à toute planification réussie.

Erwann Tison : Il n’y a qu’à voir ce qu’il s’est passé avec les gilets jaunes ou la réforme des retraites. Les politiques pensent que le contexte social dépend uniquement de leur habileté rhétorique mais la preuve historique montre que non. Les mouvements sociaux se sont toujours faits à l’encontre de toute rationalité car ils se font par des canaux de communication qui échappe parfois au pouvoir. La révolte des gilets jaunes a commencé sur Facebook dans des groupes où les conseillers ministériels n’étaient pas. Il suffit d’une seule étincelle à un moment où on y était pas pour que tout s’enflamme. 

Marc Rameaux : C’est évidemment un exercice très difficile. Nous pouvons cependant observer deux lignes directrices pour nous y aider : 1. Les relations de pouvoir naissant d’une innovation technologique. 2. Les modifications des modes de management et d’organisation qui doivent accompagner les innovations.

Ces deux axes de réflexion permettent de prévoir les scénarios positifs comme négatifs voire cauchemardesques comme points de vigilance.

Un bon exemple est l’essor du Big Data et de la Data Science. L’utilisation qui en est faite en Chine populaire, employant toutes les ressources de la reconnaissance faciale et du recoupement d’informations personnelles au plus grand mépris de l’individu, aboutit à un fichage de chaque citoyen que même Orwell et Huxley n’auraient pu imaginer dans leurs pires prévisions. Chaque individu se voit attribuer en temps réel un score de bon comportement dont les paramètres sont définis par le gouvernement, délimitant les limites de ses libertés dans tous les domaines. 

Il ne faut pas penser que parce que ce dévoiement a lieu dans une dictature, nos sociétés démocratiques en seraient préservées : nous devenons précisément de moins en moins démocratiques, et la tentation de tout Etat d’agir dans la préservation de ses seuls intérêts, non plus au service des citoyens mais contre eux et au besoin en usant de violence, est de plus en plus apparente dans nos démocraties menacées. Le profil psychologique de nos dirigeants est à ce titre de plus en plus inquiétant.

Concernant les modes de management et d’organisation, ils doivent accompagner toute innovation technologique pour la rendre humainement viable. Les « analystes symboliques » de Robert Reich se dédoublent en deux personnalités : les innovateurs de bonne volonté, entrepreneurs utiles de la société, et leur double obscur, spécialistes des rouages politiques des grandes organisations, alimentant la montée en puissance des pervers narcissiques aux postes clés de décision politiques et économiques. Joseph Schumpeter dès les années 1930 distinguait déjà les entrepreneurs de « managers », avec une connotation péjorative pour ces derniers. 

Si nous valorisons les premiers profils, l’innovation technologique peut ouvrir la voie d’une nouvelle renaissance, celle d’énergies propres et inépuisables, et d’une participation citoyenne de chacun à leur essor. L’organisation politique Quatre Piliers pour laquelle je m’engage aux côtés de Sébastien Laye, bien connu des lecteurs d’Atlantico, veut redonner des couleurs aux classes moyennes pour cette raison : elles sont le garant de la vie démocratique et de l’atterrissage humain des nouvelles technologies dans la société, par leur rôle de contre-pouvoir.

Si nous ne savons sortir des organisations technocratiques qui valorisent les seconds profils, les innovations seront les instruments de la prédation et de l’oppression d’une population sur une autre. 

Il ne faut donc pas seulement prédire les conséquences politiques et sociales des innovations technologiques, mais les inventer et reprendre en main notre destin en devenant à nouveau souverains sur les activités à forte valeur stratégique et humains en privilégiant de petites organisations décentralisées et orientées sur l’action plutôt que de grandes bureaucraties. Il y a beaucoup de chemin à faire pour cela en France, afin de mettre en place un véritable plan d’investissement et non un plan de refinancement de notre technostructure.

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