Autonomie stratégique et souveraineté économique européenne : les dangereuses illusions d’Emmanuel Macron <!-- --> | Atlantico.fr
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Emmanuel Macron prononce un discours à l'Institut Nexus au théâtre Amare de La Haye, le 11 avril 2023 dans le cadre d'une visite d'État aux Pays-Bas.
Emmanuel Macron prononce un discours à l'Institut Nexus au théâtre Amare de La Haye, le 11 avril 2023 dans le cadre d'une visite d'État aux Pays-Bas.
©Ludovic MARIN / AFP

Macron, combien de divisions ?

Lors de son vol retour de Chine, le chef de l’Etat a insisté sur le fait que les Européens ne devraient pas se penser en suiveurs des États-Unis. Soit. Mais nous donnons-nous les moyens de nos ambitions ?

Gérard Bossuat

Gérard Bossuat

Gérard Bossuat est professeur à l'Université de Cergy-Pontoise, titulaire de la chaire Jean Monnet ad personam.

Il est l'auteur de Histoire de l'Union européenne : Fondations, élargissements, avenir (Belin, 2009) et co-auteur du Dictionnaire historique de l'Europe unie (André Versaille, 2009).

 

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Christophe Bouillaud

Christophe Bouillaud

Christophe Bouillaud est professeur de sciences politiques à l’Institut d’études politiques de Grenoble depuis 1999. Il est spécialiste à la fois de la vie politique italienne, et de la vie politique européenne, en particulier sous l’angle des partis.

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Sébastien Laye

Sébastien Laye

Sebastien Laye est chef d'entreprise et économiste (Fondation Concorde).

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Jérôme Pellistrandi

Jérôme Pellistrandi

Le Général Jérôme Pellistrandi est Rédacteur en chef de la Revue Défense nationale.

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Atlantico : A La Haye, Emmanuel Macron a présenté sa vision de la souveraineté économique et industrielle de l'Europe, ainsi que sa "sécurité économique". Que retenir de cette vision économique et industrielle ? Qu’est-ce que cette souveraineté économique proposée par Emmanuel Macron ?

Sébastien Laye : Depuis 2020 et la crise du Covid, la France, sous l'égide d'Emmanuel Macron, a paru renouer avec un discours d'indépendance industrielle. Suscité par nos échecs en termes de médicaments et de masques lors de la crise sanitaire, ce débat était en fait sous tendu par l'effondrement, ancien, de la part de l'industrie dans notre PIB (vers 11% contre 16-18% en moyenne pour des pays comparables). A la Haye, Emmanuel Macron a réitéré l'ambition affichée de 2020, avec plusieurs limites qui sautent aux yeux. En premier lieu, les progrès de relocalisation industrielle sont lents et il nous faut donner des preuves de notre succès à nos partenaires avant de pouvoir définir une doctrine européenne. Par ailleurs, son message sur l'industrie et l'économie fut brouillé par la séquence géopolitique, où en Chine en particulier, il a évoqué la dimension géopolitique du logiciel souverainiste; de manière inattendue, il se retrouve à front renversé: lui qui n'a jamais été politiquement souverainiste, tient soudainement un discours qui se veut d'équilibre mais le rapproche des extremes politiques, au moment où nous devons surtout défendre un pivot sur notre indépendance industrielle et économique. 

Dans quelle mesure ce discours de souveraineté économique est-il, à l’heure actuelle, inaudible et illusoire ?

Sébastien Laye :Je pense au contraire qu"il peut etre entendu, surtout s'il est pragmatique et se destine à défendre nos emplois et nos talents, comme dans le cas par exemple de l'entreprise Segault, dans la robinetterie nucléaire, qui ne saurait etre reprise par une multinationale américaine. Mais pour etre entendu et entériner ce pivot, Emmanuel Macron devrait s'entourer de personnalités qui s'intéressent à ces sujets de défense stratégique de l'innovation. Aujourd'hui, peu de membres de sa majorité ont cette culture de l'indépendance industrielle et économique et ont trop souvent fait de la France la passoire de l'Europe au cours des dernières années. Les 5% du PIB en valeur industrielle dont nous manquons, ce sont les 2 points de chomage en plus par rapport à la moyenne européenne que nous traînons depuis deux décennies.

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Que ce soit économiquement, industriellement ou militairement, où en est la souveraineté européenne

Gérard Bossuat : Cela fait longtemps que l’on parle de souveraineté européenne (et même française !) en matière de production industrielle. La récente crise sanitaire a replacé la production de médicaments au centre des attentions, par exemple… Force est de constater que la situation n’est guère satisfaisante. On se contente d’effets d’annonces qui n’ont pas (encore, à tout le moins) abouti. Il n’y a pas eu, jusqu’à présent, de grande campagne de réindustrialisation de l’Union européenne ou même de la France. Ce n’est pas la grande cause nationale d’Emmanuel Macron, quand bien même cela s’avèrerait indispensable. 

Je crois toutefois que la situation progresse. La guerre en Ukraine a été l’occasion, pour l’Europe, de parler d’un seul langage, ce qui est plutôt positif ; malgré l’opposition et les réserves de Viktor Orban. L’Europe a donné le sentiment d’être capable de parler d’une seule et unique voix. Reste à savoir qui saura l’incarner, ce que le président de la République cherche évidemment à faire. Je doute, toutefois, qu'Emmanuel Macron y arrive : les autres pays d’Europe ne le souhaitent pas et ne le permettraient donc pas.

Christophe Bouillaud : Il est difficile de nier que, depuis 1989, les pays de l’Union européenne ont été les plus engagés parmi tous les pays du monde dans la croyance dans la possibilité d’un ordre libéral durable sur la planète. Les « dividendes de la paix » ont été absorbés par d’autres priorités des Etats européens : vieillissement de la population par exemple. De fait, à l’ouest du continent, en dehors des Britanniques et des Français, personne n’a jusqu’à très récemment songé à maintenir un outil de défense de haut niveau. Le cas de l’Allemagne est de ce point de vue le plus significatif. De fait, les Européens sont complètement pris à contrepied par ce retour aux rapports de force qui prévalaient du temps de la Guerre Froide : combien de divisions de part et d’autre ?

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La seule forme de souveraineté européenne que l’Union européenne a cultivée depuis 1989 est sa puissance normative, qui s’applique essentiellement en matière de commerce international. Son récent investissement dans une vision « décarbonée » de l’économie mondiale représente le dernier avatar de cette insistance sur les normes, correspondant bien à un ensemble de pays qui restent, par leur histoire depuis le XVème siècle, au centre des échanges commerciaux et financiers internationaux.

Tout le reste a été largement négligé jusqu’à récemment. Il faut donc de très grands efforts pour revenir sur ces faiblisses, et ils sont d’autant plus difficiles à réaliser qu’au moins à l’ouest du continent, les populations ne sont pas préparées à affronter ces difficultés pour garder leur souveraineté. Les opinions des pays directement sous la menace russe comprennent mieux l’enjeu, mais elles correspondent à une partie démographiquement minoritaire de l’Union européenne. 

Jérôme Pellistrandi : Tout d’abord, il est essentiel de rappeler que tous les présidents de la République ont cherché à limiter le rôle de l’OTAN au traité de l’Atlantique Nord et éviter que l’OTAN élargisse son champ d’action, notamment à l’Asie du Sud Est. Mais évidemment, des actions bilatérales peuvent être menées.

Depuis la crise sanitaire, les européens se sont rendu compte de leur vulnérabilité dans de très nombreux secteurs touchant à leur souveraineté, y compris militaire. Le chemin est long et parsemé d'embûches et il est difficile de trouver un consensus européen car il y a désaccord sur les menaces prioritaires. Le travail de fond sur ces enjeux va durer encore longtemps avant de trouver une forme d’unanimité entre les européens.

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Lors de son vol retour de Chine, le chef de l’Etat a insisté sur le fait que les Européens ne devraient pas se penser en suiveurs des États-Unis. Que ce soit pour la souveraineté économique ou l’autonomie stratégique, avons-nous les moyens de nos ambitions ? Et prenons nous des décisions qui nous permettraient de les obtenir ?

Gérard Bossuat : Je n’ai pas l’impression que la France et l’Europe prennent - ou puissent prendre ! - des décisions sans se référer aux États-Unis. Il n’est pas possible, en l’état, de les ignorer. Nous n’en avons pas les moyens. La France, rappelons-le, n’est plus une grande puissance comme elle a pu l’être autrefois.

Nous n’avons pas, par exemple, les moyens militaires de notre ambition. Il ne s’agit pas de dire que la France n’a absolument aucun moyen (qui n’a pas entendu parler de ces fameux canons Caesar dont on nous rebat si souvent les oreilles ?), mais objectivement… elle en a peu. Le budget prévu par l’Hexagone pour son réarmement apparaît d’ailleurs très insuffisant, comparé à ce que les Etats-Unis sont en mesure d’investir de leur côté.

Malheureusement, c’est vrai aussi sur le plan économique ou en matière de politique internationale. Joe Biden défend avant tout les intérêts de sa nation, pas ceux de l’Europe. Ce n’est pas toujours contradictoire avec nos intérêts, bien sûr, mais il ne faudrait pas croire que ceux-ci s’alignent toujours.

Christophe Bouillaud : La réponse dépend de l’horizon et des objectifs que l’on se donne. Pour le moment présent, l’Union européenne est confrontée à une puissance à ses portes qui n’entend pas respecter le droit international, à savoir la Fédération de Russie. Depuis le 24 février 2022, il y a une priorité absolue pour l’Union européenne : ramener la Russie de Poutine à un respect du droit international. Dans ce cadre-là, force est souligner que, si les Etats-Unis n’avaient pas honoré leurs obligations de sécurité collective à notre égard, que ce soit dans le cadre de l’OTAN ou dans le cadre bilatéral de l’aide à l’Ukraine, il n’y aurait plus du tout d’ambitions européennes à faire valoir. L’Union européenne a été prise l’année dernière dans un état de faiblesse générale, que ce soit sur les approvisionnements énergétiques ou sur les stocks militaires à mettre à disposition de l’Ukraine agressée. Ce n’est que grâce à l’aide américaine que la question même des ambitions européennes peut encore se poser.

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Ensuite, une fois ce temps gagné grâce à l’aide américaine, il nous est effectivement possible de remonter en puissance, aussi bien sur le plan militaire que sur le plan plus général des approvisionnements stratégiques en énergie et en matières premières, ou des capacités industrielles. Cela va prendre du temps, et il y a visiblement des différences de rythme entre pays européens dans la remontée en puissance. Les Polonais sont loin devant par exemple pour ce qui est des achats d’armement. Les Allemands ont visiblement mis beaucoup d’argent dans la défense, mais cela reste assez virtuel. Les décisions sont plutôt prises, mais elles vont demander un temps long pour s’appliquer et qu’on puisse parler de remise en état d’une capacité stratégique. L’armée française par exemple se donne officiellement un horizon à 2030. De plus, il n’est pas sûr que cela soit réalisable en dehors d’une coopération de tout le camp occidental, à la fois parce que les Etats-Unis restent la superpuissance militaire de ce camp et parce que l’Europe ne peut pas être vraiment fonctionnelle économiquement sans un accès à beaucoup de ressources situées en dehors de son territoire.

Sébastien Laye :En géopolitique, notre concept historique de puissance d'équilibre est de moins en moins pertinent. Je le déplore mais nous ne pouvons plus avoir cette position barycentrique comme à l'époque de la guerre froide. Nous avons vaguement tenté cette approche avec la Russie de Poutine, et l'échec fut patent. Devons-nous prolonger cette ligne avec la Chine alors qu'un certain découplage a minima  est nécessaire pour relancer notre industrie, laminée par la puissance chinoise?Militairement, nous n'avons plus pour longtemps les moyens d'une indépendance stratégique et cette question là ne me parait pas nous lier pour le domaine économique. Nous pouvons etre arrimés stratégiquement aux Etats qui nous ressemblent le plus (des démocraties libérales) tout en défendant nos intérêts industriels et économiques. Le mouvement de relocalisation industrielle, de repatriation des multinationales et des propriétés intellectuelles, est commun à tout l'Occident. La France doit défendre ses interets et ses emplois comme les autres.

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Jérôme Pellistrandi : Il faut replacer ce qui a été dit par rapport à Taïwan dans le cadre global de cette interview accordée aux Echos qui ne traite pas seulement de ce sujet. La formulation sur Taiwan a suscité beaucoup d'émotions à Taiwan, en Europe et à Washington. Emmanuel Macron a, depuis son premier quinquennat, toujours œuvré en faveur de la souveraineté stratégique européenne. Cette souveraineté ne va pas à l’encontre de l’OTAN, mais plaide pour un rôle de l’Europe plus assumé en son sein, y compris en termes de responsabilités de commandement. Ce sujet est complexe car, pour nos partenaires européens, la souveraineté stratégique n’est pas d’ordre militaire puisque c’est à l’Otan de l’assurer. On le voit bien, d’ailleurs, quand l’Allemagne choisit le F35 et la Pologne les chars Abrams. Nous sommes sur un chemin, une ligne de crête entre le possible et le souhaitable. Ensuite, parler de souveraineté européenne concernant l’indo pacifique c’est compliqué car hormis le Royaume-Uni qui ne fait plus partie de l’UE et peut être les Pays-Bas, la plupart des pays européens ne regardent pas l’indopacifique avec un œil stratégique. Mais la France s’intéresse ouvertement à cette zone et dans le projet de loi de programmation militaire 2024-2030, le sujet est clairement abordé. Est-ce qu’une crise entre Taiwan, la Chine et les Etats-Unis serait exemptée d’impacts sur l’Europe, on peut en douter. Et en ce sens, le choix des mots est questionnable. Par effet papillon, nos économies, la sécurité de nos approvisionnements seraient touchées.

Les réactions européennes aux propos du président français sur l’autonomie stratégique montrent une absence évidente de consensus sur la question. Que ce soit sur ce point ou sur la souveraineté économique européenne. Emmanuel Macron a-t-il parlé pour lui même en croyant parler au nom de l’UE ?  

Sébastien Laye :Il a, je crois, sincèrement tenté de définir, à Pékin comme à la Haye, une doctrine européenne, d'où la longueur de son discours aux Pays Bas. Mais son approche solitaire nous laisse par trop esseulés, car il n'y a pas consensus sur tous les sujets. Il y a une profonde divergence sur le sujet stratégique/militaire: la Pologne a immédiatement rappelé son attachement à l'alliance avec les USA; pour nombre d'européens, l'Europe de la Défense c'est l'OTAN; nous Français avons une autre tradition, mais notre poids n'est pas suffisant pour changer la donne en Europe. Sur l'industrie, ce discours de la Haye aurait pu etre préparé avec nos partenaires européens car tous les pays convergent désormais vers la meme vision de relocalisation. Lors des plans de relance post Covid, nous avons pu discuter au niveau européen de plans industriels ou plans d'innovation. Notre timide renouveau industriel est aussi financé par des fonds européens. Emmanuel Macron aurait pu rappeler ces premiers succès européens, qui montrent la voie à suivre en la matière. Le temps de la doctrine industrielle européenne viendra naturellement plus tard, à condition de ne pas violenter nos partenaires, qui n'ont pas notre goût pour les déclarations enflammées ou les grandes théories...

Jérôme Pellistrandi : La plupart des pays ont effectivement grogné. Mais leurs opinions publiques seraient-elles prêtes à envoyer des soldats dans la zone indo-pacifique s’il le fallait ? On peut en douter. Rentre dans la balance le fait que la Chine est un système totalitaire là où Taïwan joue le jeu de la démocratie. Emmanuel Macron n’en a pas parlé, mais c’est un sujet qui pourrait être abordé.

Le tempo n’était très probablement pas le plus adéquat pour ce genre de propos du chef de l’Etat. Il est traditionnel que le président donne un entretien en retour de voyage officiel, sur le bilan de son voyage. Du fait de la configuration actuelle, les enjeux liés à la Chine et Taïwan sont éruptifs.

Dans quelle mesure une pareille ambition peut-elle s'avérer néfaste ou contreproductive pour la France ?

Gérard Bossuat : Les présidents de la République française ont toujours nourri ce genre d’ambition. Ils sont présidents de la République, après tout, ce qui n’est pas le cas des autres dirigeants européens et la France est, en Europe au moins, un des pays dont la voix porte le plus à l’international. Dès lors, il n’est pas étonnant de voir Emmanuel Macron chercher à parler au nom de l’Union européenne : il procède ainsi qu’avaient pu le faire François Mitterrand ou le Général de Gaulle, pour ne citer qu’eux. Il y a toujours eu une recherche de puissance, de domination. Peut-être ne se montre-t-il pas assez habile puisque force est de constater que cela marchait bien davantage par le passé.

Aujourd’hui, les autres pays de l’Union se tournent vers la puissance capable de les protéger tous, c’est-à-dire les Etats-Unis d’Amérique. Il y a eu un réalignement sur eux absolument incontestable : il y a 20 ans, il était tout à fait possible d’afficher des positions anti-américaine sans être accusé d’être déconnecté du réel. Ce n’est plus possible aujourd’hui. 

Naturellement, le discours que tient le chef de l’Etat peut donc s’avérer contre-productif. Tenter de parler à la place d’autrui et le faire mal n’est pas positif. Je ne crois pas, cependant, qu’il faille s’inquiéter outre-mesure : rien de tout cela ne risque de détruire la relation que nous entretenons avec les autres pays de l’Union européenne.

Christophe Bouillaud : Il me semble que, dans sa communication suite à sa visite en Chine, Emmanuel Macron a beaucoup plus insisté sur l’excellence de la relation franco-chinoise que sur celle entre l’Union européenne et la Chine. Il a toutefois donné l’impression effectivement de parler au nom de toute l’Union européenne. Il avait d’ailleurs la Présidente de la Commission européenne avec lui. Cependant, il est évident, malheureusement pour lui, qu’il ne fait qu’exprimer son propre point de vue. En particulier, la plupart des dirigeants des pays de l’ancienne Europe soviétisée ne sont sans doute pas prêts à accepter ce discours qui tend à ne pas faire de la défense de Taïwan une ligne rouge européenne. J’ai lu quelques propos de la part d’analystes tchèques qui comparent déjà Macron au Daladier des accords de Munich de 1938.

De fait, Macron ne semble pas comprendre que, pour les dirigeants de ces pays, hormis Viktor Orban, il est absolument crucial de se tenir complètement aligné avec les Etats-Unis sur cette question asiatique. Ils comprennent bien que les Etats-Unis ne s’engagent en Europe que pour autant que les Européens s’engagent pleinement à leur côté en Asie. C’est le deal. Du point de vue américain, toute autre attitude constitue un manque de solidarité flagrant. Il n’est que de voir les réactions des Républicains américains, très antichinois, aux propos d’Emmanuel Macron.

Par ailleurs, il n’aura pas échappé à personne que Macron a insisté pour que des contrats à forte valeur économique soient signés lors de son voyage. C’est là rejouer le scénario des années 1980-90 selon lequel on allait ancrer la Chine communiste dans l’ordre international libéral par sa participation aux échanges économiques. Or ce que ne veut pas comprendre Macron et sans doute tous les chefs d’entreprise français qui se projettent encore sur le marché chinois et qui l’ont accompagné dans sa démarche, c’est que la Chine actuelle est devenue une puissance révisionniste, qui veut en finir avec l’ordre international actuel. Il n’est  par ailleurs plus du tout question qu’à terme la Chine devienne une démocratie libérale, ce qui pouvait être un horizon il y a une quinzaine d’années. Sous la direction de Xi Jinping,  le régime actuel veut défendre la dictature du  PCC pour l’éternité,  contre toutes les menaces internes et externes imaginables – d’où l’importance pour lui de se débarrasser au plus vite d’une démocratie parlant chinois comme Taïwan. La symétrie avec la situation entre la Russie de Poutine et l’Ukraine démocratique ne devrait échapper à personne. Il n’y a donc plus rien à attendre de se rendre dépendant de quelque façon que ce soit d’un tel pays, certes un marché important pour nos entreprises, qui visiblement n’attend que le moment opportun pour frapper Taïwan, et qui vise à imposer une toute autre conception de l’avenir même de l’humanité que celle que nous, Européens héritiers des Lumières, devrions défendre .

En déclarant cela, Emmanuel Macron ne prend-il pas le risque d'offusquer des alliés historiques… Dont il dépend pourtant encore aujourd'hui ?

Gérard Bossuat : Je ne suis pas convaincu que l’on puisse “offusquer” les Etats-Unis. Le mot n’a pas grand sens, d’un point de vue diplomatique. Cependant, il est vrai que la France a toujours fait figure de mauvais élève de la classe atlantique. C’est une vérité depuis 1945 : nous avons enchaîné les critiques à l’égard des Etats-Unis à qui nous demandions pourtant de l’argent pour nous réarmer ou pour mener à bien certains conflits.

Oui, l’attitude française actuelle est en mesure de déranger les Etats-Unis. Elle donne l’impression d’une certaine dissension, susceptible de malmener la politique internationale américaine. C’est vrai aussi à l’échelle européenne quand certaines nations de l’Union européenne s’opposent ouvertement à divers projets que peut nourrir la France, par exemple.

Ceci étant dit, la puissance des Etats-Unis, capables de mobiliser leurs troupes ou leur fortune, fait d’eux des alliés importants, dont nous avons actuellement besoin. C’est important de le rappeler : nous ne pouvons pas nous en éloigner aussi simplement que d’aucuns pourraient le sous-entendre.

En y mettant les moyens, pourrait-on réussir à arriver à une forme d’autonomie européenne face à la Chine, la Russie et les Etats-Unis ?

Jérôme Pellistrandi : Ce sera l’enjeu des années à venir. Mais une indépendance stratégique européenne sans lien avec les Etats-Unis me semble douteuse. Il faudrait augmenter nos budgets de défense dans des proportions hors d’atteinte pour que l’Europe puisse assurer sa propre sécurité. Mais entre une soumission totale et une indépendance totale, il y a un juste milieu que cherche la France.

Que l'Europe suive son désir d'autonomie stratégique ou qu'elle décide au contraire de mener une politique étrangère plus atlantiste, l'Union européenne ne doit-elle pas, dans tous les cas, réduire sa dépendance à l'égard de la Chine et de la Russie ?

Gérard Bossuat : C’est tout l’enjeu, en effet. Il n’est d’ailleurs pas récent : la question de la puissance européenne fait débat depuis plus de vingt ans, déjà. Oui, me semble-t-il, l’Europe doit devenir une réelle puissance internationale. Cependant, tous les pays européens ne partagent pas cette ambition et c’est précisément pour cela que l’opération ne saurait aboutir pour le moment. Ils n’y trouvent simplement pas le même intérêt… Ce qui explique pourquoi, bien souvent, ce sont les Français qui se retrouvent à financer des appareils et des bâtiments militaires (comme le nouveau porte-avion dont la construction doit bientôt commencer) qui servent ensuite les intérêts de toute l’Europe.

Mettre les armes que l’on a en commun n’est pas nécessairement une mauvaise chose… Mais encore faut-il avoir la même politique étrangère. Or, ce n’est pas le cas aujourd’hui.

Pour réduire notre dépendance à l’égard de la Chine et de la Russie, il faudra réussir à monter en puissance en tant qu’Union. C’est ainsi que nous permettrons aux capacités européennes, tant sur les plans économique, politique ou culturel par exemple, de s’épanouir. Il faut une volonté commune.

Jérôme Pellistrandi : C’est un élément central. Et Ursula von der Leyen a eu des mots très durs. La relation avec Xi Jinping n’est plus la même que par le passé. Pékin s’inscrit dans une perspective de temps long et il est urgent que les européens s’en préoccupent car derrière l’autonomie stratégique se pose la question des métaux rares, des approvisionnements en matière d’énergie, etc. Sur les métaux rares, l’Europe est la cigale et la Chine la fourmi.

A quel point sommes-nous aujourd’hui trop dépendant des Etats-Unis d’une part, de la Chine et de la Russie de l’autre, pour pouvoir espérer une réelle autonomie stratégique ?

Gérard Bossuat : Il ne pourra y avoir de réelle autonomie stratégique que lorsque tous les Etats de l’Union européenne auront fait une déclaration de politique étrangère commune. Nous avons besoin d’une véritable Europe de la défense ; d’une véritable volonté d’instance régulatrice capable d’imposer ses solutions aux nations membres. En somme, il est question de fédéralisme et nous en sommes loin. Une pareille instance pourrait décider d’une politique étrangère commune, planifier les investissements à faire, par exemple.

Oui, nous dépendons trop de la Chine, de la Russie ou des Etats-Unis ; notamment à l’égard des terres rares ou sur le plan militaire par exemple. Vis-à-vis de la Chine ou de la Russie spécifiquement, cette dépendance est économique, pas politique. L’Europe subit toutefois les décisions de la Chine, qui est capable de s’imposer à nous, comme le montre la situation à Taïwan.

La situation est d’autant plus inquiétante que, à l’évidence, la Chine comme la Russie semblent souhaiter transformer de telles dépendances en armes contre l’Europe. Ils ne se laisseront pas dominer par les Etats-Unis ou par l’Union, qui est sans doute méprisée du fait de son incapacité à s’unir réellement.

Jérôme Pellistrandi : On ne peut pas mettre sur le même pied ces deux dépendances. D’abord parce que les Etats-Unis sont une démocratie, pas la Chine. Il faut aller au-delà du tout commerce. Travailler avec la Chine oui, mais de manière équilibrée. La dépendance avec les Etats-Unis existera toujours. Ils ont une capacité de projection que n’a pas l’Europe. Mais l’Europe doit aussi avoir des capacités, du soft power et davantage d’ambition pour pouvoir être concurrentielle sur la scène internationale face aux « nouveaux empires », qui sont les défis de demain.

Outre l'intérêt évident que la France aurait à redevenir une nation assez puissante pour faire preuve d'autonomie réelle, quel atout Emmanuel Macron tire-t-il de ce genre de propos ? Que cherche-t-il à faire, au juste ?

Christophe Bouillaud : On peut faire différentes hypothèses pas nécessairement exclusives l’une de l’autre: d’une part, il resterait un libéral des années 1990 au sens économique du terme, incapable de se rendre compte que les dirigeants chinois actuels ont désormais des objectifs politiques de domination à l’échelle de l’Asie et du monde ; d’autre part, il n’aurait une vision que purement commerciale des relations internationales, et il n’a aucun intérêt pour la défense de la démocratie libérale dans le monde : notons tout de même que Hong-Kong a perdu tous ses attributs un peu libéraux et démocratiques et que cela n’a pas l’air de gêner Macron plus que ça lors de cette visite d’Etat, cette hypothèse correspondrait bien à son évolution en matière intérieure vers un souverain mépris pour la volonté populaire : seul le business compte vraiment ; enfin, il pourrait vouloir effectivement gagner du temps, en laissant à penser à la Chine que l’Union européenne n’est pas aussi engagée que les Etats-Unis dans la réaction à son égard.

C’est bien sûr la troisième hypothèse qui serait la plus charitable à son égard. Il ferait croire au régime chinois que la France va manœuvrer au sein de l’Union européenne pour empêcher son alignement sur la politique américaine à son égard, et, du coup, les autorités chinoises ne se précipiteraient pas pour aider la Fédération de Russie. C’est, je l’avoue, un raisonnement quelque peu tordu. Il s’agirait  en somme simplement de gagner du temps. 

Au total, je crois surtout que son absence totale de culture politique démocratique, bien visible par ailleurs dans les affaires françaises, lui fait totalement sous-estimer la gravité de la situation chinoise, ce retour à une forme de totalitarisme high tech sous la direction d’un chef se voulant omniscient. 

Jérôme Pellistrandi : Il cherche à être disruptif, était-ce le bon tempo ? On peut en douter. Mais les nouveaux défis réclament sans doute plus d’ambition.

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