Attentat d'Istanbul : la Turquie prise au piège de ses ambiguïtés<!-- --> | Atlantico.fr
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Recep Erdogan est moins en odeur de sainteté à Raqqa, capitale de cette secte sanguinaire médiévale.
Recep Erdogan est moins en odeur de sainteté à Raqqa, capitale de cette secte sanguinaire médiévale.
©Reuters

Liaisons dangereuses

Mardi, un attentat a tué au moins 10 personnes et blessé quinze autres à Istanbul. L'auteur de l'attentat-suicide serait un djihadiste de l'Etat islamique. Après s'être montré conciliant avec Daech, le gouvernement islamo-conservateur d'Erdogan devient une cible de l'Etat islamique.

Ardavan Amir-Aslani

Ardavan Amir-Aslani

Ardavan Amir-Aslani est avocat et essayiste, spécialiste du Moyen-Orient. Il tient par ailleurs un blog www.amir-aslani.com, et alimente régulièrement son compte Twitter: @a_amir_aslani.

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Alexandre del Valle

Alexandre del Valle

Alexandre del Valle est un géopolitologue et essayiste franco-italien. Ancien éditorialiste (France SoirIl Liberal, etc.), il intervient dans des institutions patronales et européennes, et est chercheur associé au Cpfa (Center of Foreign and Political Affairs). Il a publié plusieurs essais en France et en Italie sur la faiblesse des démocraties, les guerres balkaniques, l'islamisme, la Turquie, la persécution des chrétiens, la Syrie et le terrorisme. 

Son dernier ouvrage, coécrit avec Jacques Soppelsa, Vers un choc global ? La mondialisation dangereuse, est paru en 2023 aux Editions de l'Artilleur. 

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Atlantico : En quoi la Turquie paye t-elle aujourd'hui ses ambiguïtés en étant frappée par le terrorisme de l'Etat islamique ?

Alexandre Del Valle :Le problème de la Turquie est le même que celui que pourrait rencontrer l’Arabie Saoudite: le pays a créé un monstre islamique qui se retourne contre lui.

Le problème lorsque nous jouons avec ce genre de mouvements totalitaires réside dans le fait qu’ils sont incontrôlables. Ils ont pour mythe fondateur la construction d’un califat mondial et la destruction de toutes les frontières (nationales, ethniques, juridiques…). Dans la mesure où il s’agit de l’ambition première de l’Etat islamique, la Turquie a joué avec le feu en poussant à créer ce monstre.

Quand bien même la Turquie se serait revendiquée entièrement pro-Daech, le pays aurait eu vocation à disparaître. L’obsession des islamistes a toujours été de condamner le nationalisme. Pour ces derniers, la nation représente ce qui divise la Oumma. La Turquie allait forcement en payer tôt ou tard les conséquences car il est un état nation fondé sur le nationalisme turc et est ainsi considéré comme une division de la Oumma.

La Turquie s’est en outre réconciliée depuis peu avec Israël, détesté des islamistes. Il s’agissait pour ces derniers d’une provocation au jeu.

Ce retournement est donc très logique.

Pourquoi la Turquie, qui a laissé les combattants kurdes se défendre seuls contre Daech à Kobané et qui a fermé les yeux sur le passage sur son sol de djihadistes, deviendrait la cible de l'Etat islamique ?

Ardavan Amir-Aslani : Erdogan est certes aussi bien musulman sunnite que conservateur. Or, ce n’est pas pour autant suffisant pour qu’il se sente à l’abri du courroux de Daech. D’ailleurs, la quasi-totalité des parties prenantes dans le conflit syrien ont des raisons valables d’en vouloir à Erdogan et à son pays. La liste des ennemis potentiels ne se limite pas à Daech. Commençons par les deux courants islamistes, celui des Frères musulmans en premier incarné par le Front Al-Nusra et celui, salafiste, de Daech. Si on peut écarter le Front Al-Nusra car appartenant au même courant de pensée des Frères musulmans que le parti AKP d’Erdogan, il n’en va plus de même pour Daech. S’il est incontestable que la Turquie a soutenu l’avancée de Daech notamment en y apportant par ses achats de pétrole un certain concours financier, depuis que ce pays a autorisé aux forces aériennes américaines l’usage de sa base d‘Incirlik, Erdogan est moins en odeur de sainteté à Raqqa, capitale de cette secte sanguinaire médiévale. Ensuite, il y a les Kurdes syriens qui ne pardonneront pas à Erdogan le "laisser-faire" de la Turquie sur la ville martyre de Kobané.

Dans ce conflit, les armes turques, au lieu de se retourner contre les mercenaires de Daech, se sont tournés vers la population turque kurde qui voulait prêter mains fortes aux assiégés de cette ville. Ainsi, les Kurdes de Syrie alliés à ceux du PKK turc, appartenant au même sous-groupe tribal, ont plus d’une raison d’en vouloir à la Turquie. Rappelons que le conflit kurde a laissé plus de 40 000 morts en Turquie ces douze dernières années. En somme, la politique turque de "zéro problème avec ses voisins" proclamée par l’ancien ministre des Affaires étrangères et actuel Premier ministre, Ahmet Davoutoglu, s’est transformée en "zéro voisin sans problèmes". Le terroriste qui s’est fait donc exploser, s’il vient de Syrie, peut aussi bien appartenir à la communauté kurde syrienne qu’à celle islamiste de Daech. Nombreux sont, en effet, ceux qui en veulent à la Turquie de nos jours.

Son engagement pour bombarder Daech depuis juillet fait-il de la Turquie un ennemi de l'Etat islamique ? Ou continue-t-elle à travailler avec l'EI, pour faire chuter le régime de Bachar el-Assad ?

Ardavan Amir-Aslani :La Turquie est devenue experte dans le double jeu et le deux poids deux mesures. Elle est aussi bien capable de tendre la main à la population kurde d’Irak et participer à l’essor de la capitale de la région autonome kurde irakienne que de bombarder les mêmes kurdes en Syrie ou sur son propre territoire. Elle est capable de déclarer la guerre au régime alaouite de Damas tout en hébergeant sur son sol 15 millions d’Alaouites, dont le fondateur même de la Turquie moderne Mustafa Kamal, dont le nom du propre père à consonance chiite d’Ali Reza, ne laisse aucun doute sur sa confession. Pareillement, elle peut s’allier avec les islamistes du front Al-Nusra, de tendance Frères musulmans, tout en pourchassant aussi bien Daech en Syrie que le grand ponte islamiste salafiste turc en Pennsylvanie, Fetulah Gülen. La Turquie n’éprouve donc aucun remords à continuer d’acheter le pétrole de Daech tout en prêtant assistance aux Américains dans leurs bombardements de ces mêmes islamistes. Ou encore, comme en témoigne l’ouverture de sa base militaire récente aux Emirats, la Turquie sait s’adapter même s’il s’agit d’un pays qui pourchasse les acolytes Frères musulmans d’Erdogan. La Turquie ne poursuit, in fine, qu’un agenda purement opportuniste de circonstance.

A Ankara, l'attentat ciblait les partisans du PKK, adversaires d'Erdogan. Mais après l'attentat d'Istanbul, Daech pourrait-il devenir l'ennemi numéro un d'Erdogan ? Ou les Kurdes du PKK resteront-ils les principaux adversaires du régime ?

Ardavan Amir-Aslani :Daech ne deviendra pas l’ennemi de la Turquie car l’essentiel de sa subsistance passe par ce pays. Son pétrole y trouve acquéreur et ses combattants y trouvent un havre de paix et un lieu de passage privilégié. C’est d’ailleurs par la Turquie que passe l’acheminement en armes de Daech. Rappelons que plus des deux tiers des combattants de Daech sont étrangers au terroir actuellement occupé par cette secte. Ce qui explique d’ailleurs leur extrême violence à l’égard de la population autochtone. Dans ses rangs, outre la moitié de Saoudiens, il y a 15000 Tchétchènes, Ingouches et autres Daghestanais. Par où passent-lis, si ce n’est, la Turquie ? D’où d’ailleurs se trouve la genèse du conflit récent entre la Russie et la Turquie. L’unique fait d’armes turc en Syrie a été d’ailleurs celui d’abattre un avion de chasse russe qui bombardait Daech. Loin d’être devenue un ennemi, la Turquie reste un allié de circonstance de Daech.

En ce qui concerne le PKK, la Turquie a réussi l’exploit de relancer de nouveau la guerre avec cette forte minorité de 17 millions de son pays à un moment où les pourparlers ne portaient que sur la libération du chef historique du PKK, Ocalan. Cependant, malgré le renouveau d’un conflit armé, le mouvement kurde turc cherche davantage à faire entendre sa différence à travers les urnes.

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