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Attaque de Levallois-Perret : comment les militaires de l’opération Sentinelle sont devenus des cibles
©Reuters

Sentinelle

Mercredi 9 août au matin à Levallois Perret, un véhicule a foncé sur six militaires de l'opération Sentinelle en patrouille. Quatre d'entre eux ont été blessés et deux autres ont été plus gravement touchés. On observe un changement de cible entre les tueries de masse (Nice etc..) et les attaques contre les policiers et les militaires.

Alain Rodier

Alain Rodier

Alain Rodier, ancien officier supérieur au sein des services de renseignement français, est directeur adjoint du Centre français de recherche sur le renseignement (CF2R). Il est particulièrement chargé de suivre le terrorisme d’origine islamique et la criminalité organisée.

Son dernier livre : Face à face Téhéran - Riyad. Vers la guerre ?, Histoire et collections, 2018.

 

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Xavier Raufer

Xavier Raufer

Xavier Raufer est un criminologue français, directeur des études au Département de recherches sur les menaces criminelles contemporaines à l'Université Paris II, et auteur de nombreux ouvrages sur le sujet. Dernier en date:  La criminalité organisée dans le chaos mondial : mafias, triades, cartels, clans. Il est directeur d'études, pôle sécurité-défense-criminologie du Conservatoire National des Arts et Métiers. 

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Atlantico : Les profils et les motivations sont-ils les mêmes ? Comment expliquer ce changement de cibles ?

Alain Rodier : Il faut attendre les résultats de l’enquête pour éclaircir les éléments de l’attaque du 9 août contre des militaires de l’opération Sentinelle. En ce qui concerne les autres, il est vrai que des représentants de l’ordre, militaires et policiers, ont été les cibles principales des apprentis terroristes. Je pense que cela provient du fait que la majorité de ces derniers proviennent de la petite délinquance qui porte une haine farouche à tout ce qui a un uniforme, même les pompiers (le cas du père Hamel est différent - il représentait une religion que les deux terroristes jugeait comme ennemie - et l’attentat de Nice est complètement en dehors de ces normes).

Les individus qui passent au radicalisme islamique emportent avec eux leurs « bonnes habitudes » qu’ils ont pratiquées par le passé. De plus, attaquer des membres des forces de l’ordre est plus valorisant et plus « rédempteur » que de s’en prendre à de simples civils - ce qui ne veut pas dire qu’ils ne seront pas ciblés dans l’avenir -. Enfin, il n’y a une sorte d’effet de mimétisme : si des « frères » ont attaqué des forces de l’ordre, le petit nouveau se sent obligé de faire au moins aussi « bien ».

Les attentats de 2015 étaient le fait de groupes dont certains des membres avaient connu des terres de djihad. Ils agissaient sur ordre. Les volontaires d'aujourd'hui choisissent leurs cibles sans trop se préoccuper des consignes données par les publications de propagande d'Al-Qaida "canal historique" et de Daech.

Xavier Raufer : D'abord, prudence - et doublement.

• Ces dernières années, nombre d'agressions sur des policiers ou des gendarmes ont été le fait de criminels, voulant empêcher les forces de l'ordre de s'implanter sur "leur" territoire" ; ou venger l'un des leurs après une arrestation ou encore riposter au démantèlement d'un "plan" (lieu plus ou moins fixe et permanent de vente de stupéfiants). Comme ces ripostes sont symboliques (et s'exercent aussi sur des pompiers, des agents municipaux, voire des postiers) et s'adressent en gros à l'appareil d'Etat, des militaires font en l'occurrence aussi bien l'affaire comme victimes que toute autre catégorie de fonctionnaires, civil ou non.

• Depuis 2012 et Mohamed Merah, on sait que la plupart de ceux qui ont fait couler le sang dans l'aire européenne francophone (Paris, Bruxelles, Nice, etc.) sont des hybrides, des voyous - voire des criminels - vaguement ré-islamisés, cherchant dans le massacre et le fanatisme religieux un exutoire à leur psychopathie sanguinaire. Ainsi nous parle-t-on souvent de "déséquilibrés" ou de "cas pathologiques" - et bien sûr : passer comme Merah ou les Abdeslam de la boîte de nuit à la mosquée, et du mélange vodka-plus-joint au jeûne du Ramadan, ne signale pas un grand équilibre intérieur.

Donc ces récentes années, on a vu divers individus fragiles "décompenser", comme le dit la psychiatrie, un précaire équilibre mental explosant en une bouffée ultra-violente. Les criminologues ont baptisé ces cas-limites des "bombes humaines" et à présent, le travail du renseignement intérieur devrait consister à repérer ces "bombes humaines" parmi (ou aux alentours) les quelques milliers d'individus "radicalisés". Le renseignement intérieur français veut-il, peut-il le faire ? A voir.

Quelles sont les failles de l'opération Sentinelle ? En voulant rassurer le public français, les autorités n'ont-elles pas transformé les militaires en cibles, et ce, sans qu'un tel dispositif ne puisse être efficace dans la prévention des actes terroristes ?

Alain Rodier : Je n’aime pas le mot « faille » employé très fréquemment. Il y a eu une « faiblesse » bien connue des hommes de l’art. En mission, l’attention des militaires (et policiers) est extrêmement élevée. Mais là, il s’agissait d’une « relève » près de leur cantonnement où ils se sentaient (à tort) en sécurité et un relâchement de la vigilance a eu lieu. C’est humain car l’on ne peut rester en éveil en permanence. Un retour d’expérience (RETEX) va certainement être tiré par la hiérarchie qui va prendre les mesures nécessaires pour qu’un tel incident ne se renouvelle pas.

Il est vrai que les hommes en uniforme attirent les foudres des terroristes comme le papier à mouches les insectes. La question qui peut être posée est : s’ils n’avaient pas été attaqués, quelles auraient été les cibles des terroristes ? De plus, un militaire en opération est obligatoirement la « cible » de l’ennemi donc il n’y a rien de nouveau sur le territoire national. Les terroristes sur le sol français sont des ennemis et pas des citoyens égarés comme certains ont parfois tendance à le croire.

Xavier Raufer :Il n'y a pas de failles dans l'opération sentinelle ! Elle est de part en part conçue pour rassurer la population, ce qu'elle fait bien. Quand, face à un péril intraitable, un gouvernement européen ne sait trop que faire (L'Italie en Sicile dans la décennie 1990, après les grands attentats mafieux, la France post-Merah, etc.) il met l'armée dans les rues, comme dispositif calmant. Au-delà, la France n'est pas confrontée à une sorte de "bataille d'Alger" avec, comme ennemi, une organisation militaire clandestine, armée, entraînée, dotée d'un état-major et de bases à l'étranger ; auquel cas en effet, notre armée serait en mission militaire ; là, son rôle (j'utilise le terme techniquement et sans nul mépris, bien sûr) est purement cosmétique : rassurer, calmer.

Emmanuel Macron a d'ailleurs annoncé dans son discours à la communauté de la défense une évolution à venir sur l'opération sentinelle : «Nous proposerons à l’automne une nouvelle doctrine d’intervention qui permettra de revenir en profondeur sur l’organisation de Sentinelle afin d’avoir une plus grande efficacité opérationnelle et de prendre en compte l’effectivité et l’évolution de la menace.» Comment pourrait se traduire cette "nouvelle doctrine d'intervention" selon vous ? Quels seraient les moyens à mettre en place pour une efficacité optimale, même si ceux-ci sont moins visibles auprès du public ?

Alain Rodier : Le président Macron a parfaitement raison de vouloir proposer une « nouvelle doctrine », mais laquelle ? Pour moi, le but est d’assurer le mieux possible la sécurité des personnes se trouvant sur le sol français. C’est une affaire qui nécessite une stratégie de longue haleine qui définit précisément quels sont nos ennemis et où il faut les combattre. Ensuite, ce n’est plus qu’une affaire de méthode et de moyens.

Pour moi, l’ennemi, ce sont les salafistes-djihadistes qui véhiculent une idéologie mortifère de l’islam. A l’extérieur, ils sont principalement présents au Sahel et sur le front syro-irakien. Ce dernier est principalement « traité » par les forces américaines et russes qui appuient les pouvoirs en place localement : gouvernement irakien pour les premières, syrien pour les secondes et Kurdes pour toutes (en schématisant car les Kurdes étant loin de constituer un seul bloc). La présence de nos forces sur ce théâtre est un symbole de coopération adressé à nos alliés américains qui, en échange, nous apportent une aide logistique et en renseignement au Sahel. Ce dernier théâtre reste notre zone de d’action prioritaire pour des raisons historiques, linguistique et de proximité géographique. Il convient de ne pas plier sur ces deux théâtres(1) car ils représentent une puissante image attractive pour les adeptes du salafisme-djihadisme en France même.

Là, la sécurité intérieure doit être assurée par le Ministère de l’Intérieur (ce qui est déjà le cas) qui commande les forces de police et de gendarmerie. L’opération Sentinelle devrait être démontée progressivement car les militaires sont formés pour faire la guerre à l’extérieur et leur présence au Sahel serait plus utile. Leur relève devrait être confiée à la police nationale, aux polices municipales(2), à la gendarmerie et à des sociétés de sécurité privée armées (ce qui est déjà le cas sur quelques sites privés).

Cela dit, il n’y a pas de « solution miracle » et l’effort promet d’être extrêmement long. La menace est évolutive et notre défense doit être de même.

Xavier Raufer : On peine toujours à critiquer de bonnes intentions. Observons seulement que pour ne serait-ce que commencer à exécuter ce plan (sans doute plein de bon sens) il faut d'abord avoir effectué un diagnostic lucide et précis : qui est vraiment l'ennemi ? Quels sont ses moyens d'action sur notre territoire ? Dispose-t-il d'une "armée de réserve" et si oui, où et de quelle ampleur ? L'Etat islamique et al-Qaïda ont-ils encore la volonté et les moyens de frapper la France, directement ou pas ?

Quand vous savez ça, alors, un plan est possible. De quelle nature ? en 1919, quand fut fondée l'Internationale communiste (IIIe internationale, ou Komintern), elle fut vite confrontée à des hérésies, des dissidences "gauchistes" ou "droitières", etc. Le secrétariat du Komintern inventa alors une méthode pour réduire ces dissidences. La reprise en main s'opérait en trois étapes (dont l'énoncé fait encore un peu froid dans le dos...) : "manœuvrer - isoler - liquider".

Autres temps, autre ennemi - mais plan à méditer : une fois repéré, le petit noyau susceptible de passer à l'acte est d'abord "environné", poussé dans ses retranchements, ce qui permet de jauger ses réflexes, réactions, contacts, etc. Dans la phase 2, il est mis sous cloche, coupé de ses contacts humains et électroniques et là encore, surveillé sans cesse pour voir comment il réagit. Phase 3 et dernière : tout étant su de lui, enregistré et analysé, il est neutralisé. En France bien sûr, dans le strict respect de la loi. Sur les terres moyen-orientales du jihad, c'est bien sûr une autre affaire...

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