Arno Klarsfeld : "Il convient de fournir aux Roms un autre sort que celui que l'Histoire leur a réservé"<!-- --> | Atlantico.fr
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Que se soit en Roumanie ou en France, les Roms vivent dans des conditions misérables.
Que se soit en Roumanie ou en France, les Roms vivent dans des conditions misérables.
©Reuters

Témoignage

Que se soit en France ou en Roumanie,la situation des Roms est tout aussi précaire comme le révèle Arno Klarsfeld, ancien président de l'Office Français de l'Immigration et de l'Intégration. Pourtant des aides existent. A condition que Bucarest soit plus coopérative.

Arno Klarsfeld

Arno Klarsfeld

Arno Klarsfeld est avocat. 

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Je ne me souviens plus qui m’avait dit d’aller visiter le ghetto rom de Ferentari à Bucarest, capitale de la Roumanie. L’idée n’enchantait  guère le cabinet de Guéant. On ne vous dit pas que c’est une mauvaise idée mais on prétexte des difficultés techniques, d’organisation, d’absence de contact fiable. Néanmoins, la persévérance finit par payer.

Dès mon arrivée, on m’annonce l’annulation d’un de mes rendez-vous. En effet, le secrétaire d’Etat de l’Agence nationale pour l’emploi a été arrêté pour pratique de corruption : il recevait 100 000 leus (environ 23 100 euros) de la part d’employés, sorte de tribut destiné à conserver leur poste. Cet homme est aussi président d’une  Agence chargée de rediriger des sommes considérables issues des fonds européens et destinées aux ressources humaines.

Ma visite du ghetto rom a pu être calée dès mon arrivée à Bucarest. Nicolae V., le « contact » de l’ambassade de France, un Rom précis et directif, directeur d’une ONG qui s’exprime dans un très bon anglais, ne consent à prendre qu’une seule personne pour Ferrentari.  « Trop c’est dangereux, les habitants pourraient se vexer » me dit-il. C’est ça ou rien. Tant pis pour les deux dirigeants de l’Office de l’immigration et de l’intégration qui m’accompagnent.

"Combien de Roms habitent à Ferentari ?, demandai-je à N.

- Environ 100 000. Le ghetto est coincé entre les quartiers Rahova, Pieptãnãri et Giurgiului. C’est une ancienne zone industrielle.

- Il n’y a que des Roms ?

- Pratiquement."

Ce qui frappe quand on entre à Ferentari, ce sont les amoncellements d’immondices et d’ordures disséminés un peu partout comme à Haïti. Ici, une vieille dame fait les poubelles tandis que des hommes fument des cigarettes. Non loin d’eux, un groupe de chiens errants assis comme de vieux sages se reposent. Sur de vastes façades d’immeubles délabrés quadrillés, compartimentés comme des damiers, le regard vide et gris des fenêtres. Le linge pend des balcons au milieu des antennes paraboliques. Des flaques de boue un peu partout dans la rue. On avance à pas rapide sans s’arrêter. Parfois Nicolae salue. Le soleil a disparu depuis bien longtemps. Des groupes de jeunes filles attendent devant des immeubles, de la fumée s’échappant de leur bouche mêlée à de la buée. Elles ressemblent encore à des enfants habillés en femmes.

"Des prostituées", me dit Nicolae.

De nombreuses seringues trainent parmi les ordures.

"Quand on voit ses parents se prostituer, vendre de la drogue ou mendier dès le plus jeune âge, cela façonne l’identité. Les enfants n’ont pas de modèles sociaux, ajoute-t-il.

-  Où est-on ?

-  Livelizor alley", me précise-t-il.

La visibilité est réduite. On avance vers un vaste immeuble qui, un jour, il y a des décennies, a dû être salubre. Des piles de bouteilles et un chat noir qui dort se dressent face à moi. Je m’approche, il file. On monte l’escalier. Il faut se tenir à la rampe pour ne pas buter sur ce qui recouvre les marches et qu’on n’arrive pas à distinguer. Au deuxième étage, on parvient dans un couloir, on avance, on s’arrête, on frappe. La porte s’ouvre. De la lumière. On aurait pu croire que l’intérieur serait à l’image de l’extérieur. Faux. C’est propre. Des couleurs vives, des couvertures sur les murs, des icônes, des vierges, un ordinateur, une télévision. Une femme tient un enfant assis sur un canapé, tandis que dans une autre pièce, deux enfants de 3 ou 4 ans jouent par terre séparés de nous par un rideau. La femme est jeune, ancienne droguée comme elle le confie à Nicolae. Elle est encore maigre et décharnée. Elle parle, il écoute, je ne comprends rien mais il ne me traduit pas. Un portable sonne. Elle répond. Quelques mots. Et soudain sans savoir pourquoi, nous devons partir.

"Pourquoi si vite ?

-  C’est mieux."

Il en sait davantage, c’est sûr.

"70% des jeunes se droguent, me dit-il. Partout la griffe empoisonnée de la drogue passe sous les portes et arrachent les enfants à leurs vies".

Les grands immeubles communistes sont à présent derrière nous. On pénètre dans une rue qui pourrait être une rue de campagne s’il y avait des arbres ou de la verdure. On entre sans frapper, des poules au seuil picorent. Un homme est assis avec deux enfants de 10 ou 11 ans.

Je voudrais bien engager une conversation. J’essaye en anglais :

"Les enfants vont-ils à l’école ?"

Il fait un signe de la main qui signifie "couci-couça".

"Ils ne veulent pas de nous, me fait-il comprendre.

- Mais vous pouvez envoyer vos enfants à l’école ou pas ?"

Je me tourne vers Nicolae.

"Ils peuvent, me dit-il, mais on les relègue au fond. Et puis on ne les aime pas."

Trois autres enfants rentrent.

"Il a combien d’enfants, demandai-je.

-  Neuf. Il est déjà grand père.

- Quel âge a-t-il ?

- 43 ans.

- Et les autres, où sont-ils ?

- Certains se sont enfuis, d’autres sont à l’orphelinat.

- Pourquoi l’orphelinat ?

- Parce qu’ils sont mieux là-bas…"

Et déjà il faut partir…

"Pourquoi fait-il autant d’enfants s’il ne peut pas s’en occuper ?, interrogeai-je.

- Parce que cela a toujours été comme ça, me répond Nicolae. J’essaye d’expliquer, de convaincre mais il faudrait de véritables campagnes. Deux siècles d’esclavage, nos plus belles filles pour le lit des boyards, quel peuple n’aurait pas de stigmates ?"

Avant de se quitter, Nicolae me prend par les épaules, me regarde droit dans les yeux et me dit :

"L’éducation, ce n’est pas tout. Regarde : les Juifs allemands étaient très éduqués et ils sont rentrés avec les Tziganes dans les chambres à gaz alors que ces derniers n’avaient aucune éducation. Souvent, les Roms qui réussissent à s’extirper et à s’assimiler, cachent leurs origines en raison des préjugés sans rendre de compte à leur communauté. Il n’y a pas d’approche globale du problème rom. Ce qu’on voit, ce sont les conséquences d’une politique nulle. La Commission européenne doit s’occuper de 12 millions de Roms. Personne n’a la moindre expérience. La commissaire à la justice, aux droits fondamentaux et à la citoyenneté, Viviane Reding, est originaire du Luxembourg, seul pays de l’Union européenne où il n’y pas un seul Rom et qui en est fier.  Les technocrates sont nommés pour s’occuper des Roms, mais lorsqu’ils commencent à avoir un peu d’expérience, généralement au bout de 3/4 ans, ils sont mutés dans d’autres services. Les Roms aussi ont leurs responsabilités : ils doivent dénoncer les maris qui battent les femmes, les trafics d’enfants, la mendicité forcée. Mais ils ne le font pas. Eux aussi doivent évoluer, sinon on n’en sortira jamais."

Départ pour Timisoara. On rencontre le préfet, résigné, qui a vu passer tous les régimes. Un homme aimable, raisonnable, très prudent. Et une jolie traductrice.

"Evidemment que le gouvernement roumain fera tout pour que l’argent investi par l’Ofii dans des projets de réinsertion soit utilisé au mieux. Pour ce qui est du suivi social, ce n’est pas de ma compétence seule. Mais bien sûr, nous trouverons des moyens de nous entendre. Nous allons préparer un protocole. Vive la Roumanie, vive la France, vive l’amitié franco-roumaine !"

On enchaîne ensuite avec le président du Conseil régional qui est dans le bureau adjacent. Grand, gros, large d’épaule, le tout agrémenté d’une grande et belle moustache moldo-valache. Il a un peu de temps pour nous recevoir. De sa main poilue d’où scintillent des bagues telles des pépites, il nous fait signe de nous asseoir.

"Les Roms, on les déteste, commence-t-il. Personne ne veut les embaucher parce que ce sont des voleurs. Ils n’ont pas de paroles, s’en prennent aux petits, font du bruit…Quand ils sont seuls, ce sont des poules mouillées mais à plusieurs c’est autre chose. On juge les Roumains en considérant les Roms. Nous, on est travailleurs et on préférerait mourir que de voler un morceau de pain."

Dois-je lui dire que les récits de l’intégrité douteuse de l’administration et de la classe politique roumaine foisonnent dans les journaux ?  Je lui dis, sans que cela ne lui fasse aucun effet.

Il doit bientôt partir pour Lyon pour un projet de partenariat.

"Je m’en réjouis à l’avance dit-il avec un grand sourire. J’adore votre vin et vos femmes. Pour les Roms, c’est simple : donnez-nous l’argent. On sait comment faire pour s’en occuper."

Pas étonnant que l’Europe soit peu encline à débloquer les milliards d’euros disponibles pour aider les populations défavorisées en Roumanie. On sait où cet argent risque de finir.

Dans la voiture. Une heure de trajet pour aller voir Emil, demeuré deux ans en Seine-Saint-Denis sans pour autant qu’il sache aujourd’hui parler un seul mot de français. Grâce à du matériel acheté par l’Ofii, il rénove les maisons de ses voisins. Il s’est même acheté une petite voiture. On est en pleine campagne. Un cheval de trait fait du surplace dans l’arrière-cour. J’ai des gâteaux dans ma poche. Une partie pour lui et l’autre pour les deux cochons enfermés dans un enclos étroit. Je me suis alors souvenu du poème de Victor Hugo, où le terrible sultan Mourad, qui commettait les pires pêchés parmi lesquels l’exécution de ses femmes, ennemis, et amis, avait un jour poussé du pied à l’ombre un pourceau qui agonisait au soleil. Des années plus tard, le jour où cet ignoble sultan comparut devant Dieu et que Dieu se préparait à le précipiter aux enfers, le pourceau intervint et obtint sa grâce. On ne sait jamais…

Enfin, avec la dirigeante d’une association qui intervient contre la prostitution, nous allons contempler les palais des chefs mafieux roms à Timisoara. Perdus au milieu de nulle part, ces palais ressemblent à d’immenses gâteaux crémeux peinturlurés de trames dorées. Ils sont alignés au garde à vous, immobiles, silencieux, vastes et vides. Une vision fantomatique.

Qui peut en vouloir aux Roms de venir en France ? Personne. Mais Valls ou Guéant c’est peu ou prou la même politique envers les Roms et les mêmes non-dits. Il faut avoir le courage de dire qu’on ne peut pas venir en aide aux Roms seulement sur le plan national ; c’est sur le plan européen qu’on doit agir. Guéant n’était pas responsable, Valls ne l’est pas non plus. Mais les dirigeants sont responsables lorsqu’ils ne disent pas la vérité aux Français afin que ces derniers puissent décider de manière éclairée. Faut-il revoir Schengen ou ne pas revoir Schengen ? Faut-il mettre les points sur les i avec les Roumains ou laisser les choses continuer à empirer? Des enfants dont les arrières-grands parents ont été immolés brûlent aujourd’hui dans des immeubles insalubres en France alors que des milliards d’euros disponibles pour les aider sont bloqués parce que l’Europe a peur que des politiciens roumains corrompus s’emparent de l’argent. Tout cela doit changer. C’est à la France et à l’Allemagne, et plus précisément à Hollande et à Merkel, d’agir ensemble, main dans la main, pour s’emparer enfin de manière sérieuse et humaine de ce dossier. Ces drames quotidiens ne doivent pas se multiplier et il convient de fournir à ce peuple talentueux un autre sort que celui que l’Histoire leur a si longtemps réservé. Il y a l’argent et les compétences. Il ne manque que la volonté et l’audace politique.

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