Apple Pay : trois questions pour comprendre ce que la Commission européenne reproche au géant du numérique<!-- --> | Atlantico.fr
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Des clients visitent un magasin Apple à Shanghai, le 5 octobre 2021.
Des clients visitent un magasin Apple à Shanghai, le 5 octobre 2021.
©HECTOR RETAMAL / AFP

Abus de position dominante

La Commission européenne accuse Apple de pratiques anticoncurrentielles en imposant aux utilisateurs d'iPhone d'utiliser son portefeuille numérique Apple Pay, à l'exclusion de tous les autres, pour effectuer un paiement mobile.

Julien Pillot

Julien Pillot

Julien Pillot est Enseignant-Chercheur en économie (Inseec Grande Ecole) / Chercheur associé CNRS.

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Atlantico : Ce lundi 2 mai, la Commission européenne a accusé Apple « d'abus de position dominante » dans le cadre de ses systèmes de paiement sans contact. Que reproche-t-elle à Apple exactement ? Quels sont les soubassements économiques de l’affaire ?

Julien Pillot : Avant toute chose, il faut comprendre que la Commission européenne a ouvert une enquête pour suspicion d’abus de position dominante en 2020 sur le marché des portefeuilles mobiles, pour donner suite à des indices laissant à penser qu’Apple aurait pu volontairement restreindre l’accès à des solutions techniques concurrentes sur ses terminaux iPhone. Cela aurait donc permis à Apple Pay, la solution propriétaire d’Apple, de devenir le standard de fait en matière de paiement électronique sans contact pour tous les détenteurs d’iPhone, faute d’alternative. Ce que la Commission européenne a fait ce lundi 2 mai, c’est de communiquer officiellement les griefs à Apple. C’est la suite logique de la procédure, qui donne à Apple l’accès aux différentes pièces du dossier, et qui peut lui permettre d’organiser sa défense.

Cette procédure est en tout point conforme au droit de la concurrence en Europe, qui tend à prévenir le fait que des opérateurs dominants puissent abuser de leur pouvoir de marché, par exemple pour entraver l’innovation, verrouiller des marchés ou imposer ses prix. L’accord européen récemment conclus autour du DMA (Digital Markets Act, législation européenne sur les marchés numériques) impose d’ailleurs une surveillance et un encadrement particuliers à des acteurs considérés comme « gatekeepers » (contrôleur d’accès) qui, par leur qualité, sont en mesure d’imposer les conditions d’accès à certains marchés. Ce qu’est précisément Apple puisqu’il est, en tant qu’architecte de l’iPhone et de son infrastructure logicielle (iOS, Apple Store…), en mesure à la fois de choisir d’ouvrir ou non son infrastructure à des tiers, et le cas échéant, les conditions techniques et commerciales auxquelles il accepterait de le faire.

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Le soubassement économique des affaires de ce type est de considérer que l’exploitation abusive d’une position dominante pourrait, in fine, se traduire par une réduction du surplus du consommateur. Dans le cas d’espèce, il est à craindre – selon la Commission européenne – que la position hégémonique d’Apple Pay se traduise par l’exclusion de solutions plus performantes, ou à tout le moins, susceptible de lui opposer une concurrence en prix. Rappelons qu’un service comme Apple Pay se monétise sur la base d’un partage des commissions avec les organismes bancaires sur l’ensemble des transactions réalisées par son intermédiaire. Sans concurrence, Apple non seulement capte l’ensemble des volumes, mais se trouve en position de force pour imposer ses prix aux organismes bancaires. Qui pourraient, à leur tour, faire reposer les coûts sur les clients finaux. C’est ce risque que cherche à prévenir la Commission européenne.   

De son côté, Apple justifie les restrictions d’accès par un souci d’assurer la sécurité de ses clients. Qu’en penser ?

Il est monnaie courante pour les acteurs technologiques d’invoquer l’argument de la sécurité dans les affaires de ce type. La logique est d’ailleurs implacable : plus vous ouvrez vos interfaces, et plus celles-ci sont exploitées par un nombre important d’acteurs proposant des solutions tierces, et plus vous augmentez mécaniquement les risques de survenue de failles de sécurité (et les coûts afférents). Or, la sécurité est justement l’un des principaux arguments commerciaux d’Apple : une partie du premium de prix que ses clients acceptent de payer découlent de cette promesse de sécurité. Apple le sait, et c’est pourquoi il se défend d’avoir voulu autoriser l’accès à ses fonctions NFC à d’autres services de paiement électronique que le sien pour préserver cette sécurité, et la confiance qui va de pair.

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Que penser de cet argument dans ce cas précis ? Je crois qu’il convient de regarder conjointement le marché des paiements mobiles via iPhone (iOS) et téléphones fonctionnant sous Android.

  • D’un côté, Apple contrôle avec ses iPhones environ 14% des parts de marché mondiales (30% en Europe) sur le marché de la téléphonie. Apple Pay, solution de paiement unique pour les iPhones, capte donc 100% des transactions électroniques réalisées via un téléphone Apple.
  • De l’autre, on estime qu’Alphabet capte via Android 84%¨des parts de marché mondiales (69,32% en Europe). Ses protocoles NFC sont davantage ouverts que ceux d’Apple mais, dans les faits, seules deux solutions de paiement mobile émergent réellement (Google Pay et Samsung Pay) et se partagent l’essentiel du marché.

Or, c’est justement là que réside précisément le point le plus intéressant de l’affaire. Si l’on se fie à ces chiffres, Apple Pay ne devrait peu ou prou représenter qu’une petite fraction de l’ensemble du marché du paiement via mobile puisque les iPhones sont minoritaires relativement aux terminaux Android. Mais, ce n’est pas le cas. Aux Etats-Unis, par exemple, on évalue à 90% des paiements sans contact mobiles qui se réalisent via Apple Pay. Conclusion : les détenteurs d’iPhone sont nettement plus enclins à payer via leurs terminaux mobiles que les détenteurs de téléphones fonctionnant sous Android. On pourrait penser que les clients d’Apple sont des technophiles avertis et disposent d’un plus grand pouvoir d’achat. Mais on pourrait également objecter que la promesse de sécurité d’Apple n’est pas étrangère à ces volumes d’utilisation d’Apple Pay… Je crois que cette réflexion sera au cœur de l’instruction.

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Avons-nous des éléments qui indiquent qu’Apple s’est effectivement rendu coupable d’abus de position dominante ?

Les propos tenus en conférence de presse par Margrethe Vestager, la commissaire européenne à la concurrence, semblent l’indiquer clairement : « nous disposons d’éléments nous indiquant qu’Apple a restreint l’accès de tiers à la technologie-clé nécessaire pour développer des solutions de portefeuilles mobiles concurrentes sur les appareils d’Apple (…) au profit d’Apple Pay, sa solution propriétaire ».

Mais attention, si les pratiques visant à limiter la concurrence sont manifestes en l’espèce, elles ne sont pas dénuées de justifications comme nous l’avons vu précédemment. Elles ne datent pas non plus d’hier, puisqu’Apple s’est toujours évertué à créer un écosystème propriétaire autour de ses appareils. On ne découvre pas ces pratiques aujourd’hui !

Il faudra donc, me semble-t-il, d’abord caractériser la position dominante d’Apple. Sur ce point, il s’agira d’être au clair sur la définition du marché pertinent. Si Apple Pay est en monopole sur le marché du paiement sans contact opéré via un iPhone, il est concurrencé par Google Pay et Sampung Pay sur le marché du paiement sans contact via smartphones, et il est clairement marginal dans le marché plus global du paiement sans contact (très largement dominé par les cartes bancaires).

Il conviendra, enfin, de justifier que le refus unilatéral d’Apple d’ouvrir ses protocoles NFC à des solutions susceptibles de concurrence Apple Pay est constitutive d’un abus de position dominante, causant un préjudice aux consommateurs. C’est là qu’Apple pourra faire valoir les arguments autour de la sécurité que nous avons abordés précédemment. Avec, en toile de fond, deux interrogations majeures auxquelles il conviendra de répondre : 1° peut-on accepter une situation de monopole d’accès à un service contre une promesse de sécurité des données ? ; 2°les surcoûts liés à la sécurité en cas d’ouverture des protocoles se justifient-ils, notamment du point de vue de l’intérêt du consommateur ?

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