Adieu au libéralisme ? Comment le politique se rétracte à sa fonction symbolique et entraîne un recul des libertés<!-- --> | Atlantico.fr
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Une personne vote lors des élections régionales.
Une personne vote lors des élections régionales.
©FRÉDÉRIC FLORIN / AFP

Bonnes feuilles

Arnaud Benedetti publie « Comment sont morts les politiques ? Le grand malaise du pouvoir » aux éditions du Cerf. La politique n'est plus ce qu'elle était. Impuissante et déclassée... Pourquoi assistons-nous au dépérissement de la politique ? Comment abdique-t-elle son devoir de décision face aux opinions instantanées et volatiles ? Et comment les trois derniers quinquennats ont-ils accéléré le mouvement ? Extrait 2/2.

Arnaud Benedetti

Arnaud Benedetti

Arnaud Benedetti est Professeur associé à Sorbonne-université et à l’HEIP et rédacteur en chef de la Revue politique et parlementaire. Son dernier ouvrage, "Comment sont morts les politiques ? Le grand malaise du pouvoir", est publié aux éditions du Cerf (4 Novembre 2021).   

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Quand il était encore pleinement souverain, l'État ne se discutait pas ; tout, en quelque sorte, découlait de cette souveraineté ; de la légitimité de ses missions à l'acceptation des logiques représentatives de l'adhésion au politique, quand bien même donnait-elle lieu aux débats indissociables à la contradiction démocratique, n'ouvrait pas la voie à ce phénomène de désaffiliation institutionnelle qui lézarde la cité. Au fond, par-delà les divergences, chacun s'y retrouvait plus ou moins... Le pouvoir remorquait la nation, la nation conditionnait le pouvoir et de ce pouvoir national ressortaient toutes les libertés, car les libertés nationales garantissaient autant qu'elles les agrandissaient les libertés individuelles. De la souveraineté à la liberté, le continuum rythmait sans écart la vie démocratique. Les transferts de souveraineté ont ouvert une brèche au coeur de celle-ci, le pouvoir national se délestant de son pouvoir ordonnateur et compensant le vide qu'il générait lui-même par l'approfondissement d'un pouvoir prescripteur bien plus préoccupé à nous réapprendre à vivre qu'à faire vivre en société. Dans les années soixante-dix Michel Foucault s'est adonné à l'investigation de ce reconditionnement. Du biopouvoir à la gouvemementalité, il forge des concepts qui objectivent cette disposition grandissante des États à agir toujours plus sur nos conduites, à les mettre sous tension pour qu'elles se conforment à une médication de dressage et de redressage en vue de produire un certain nombre de résultats au regard d'un ensemble d'objectifs politiques. Aujourd'hui, les enjeux sanitaires et environnementaux, entre autres, se prêtent tout particulièrement à ces procédés collectifs de rectification. Parce qu'ils indiquent des urgences vitales et qu'ils suscitent un sentiment collectif souvent imprégné par des communications d'anxiétés, ils dictent un agenda qui pourrait légitimer, loin des confiances libérales dont nous ne sommes plus que les lointains héritiers, des injonctions toujours plus coercitives. Déjà en gestation, cette potentialité se confortera sans peine d'un usage technologique qui facilite à grand renfort de traçage bien des entreprises de surveillance.

S'installe ainsi une conspiration sans conspirateurs dans laquelle la création la plus originale de millénaires d'expériences du pouvoir est en passe de se dissoudre. Le paradoxe de cette dissolution est qu'elle s'accélère sous la férule de ceux qui se réclament de ce legs. De l'intérieur même de la cité nous consentons, avec les meilleures intentions du monde, au dépérissement de l'Occident politique. Les gouvernants ne sont plus que les rouages d'un vaste chantier d'arasement, sans qu'ils ne prennent conscience de la portée de leurs actions — ou de leur inaction. En 1983, inquiet de la pression totalitaire exercée par l'URSS, Jean-François Revel en ouverture de son essai Comment les démocraties finissent s'interrogeait : «La démocratie aura peut-être été dans l'histoire un accident, une brève parenthèse, qui, sous nos yeux, se referme. » Six années plus tard la démolition du mur de Berlin, événement sans précédent pour toute une génération élevée mentalement dans la séparation de l'Europe, infirmerait son pessimisme. Pour autant, les motifs d'inquiétudes s'accumulent à nouveau comme autant de nuées. La fin du XXe siècle et le début du XXIe siècle auront validé une articulation que la guerre froide dans son affrontement bloc contre bloc avait rendue impossible et même impensable : sans aucune réserve, le capitalisme s'accommode d'une société sans liberté et pourrait même en revendiquer la généralisation à partir du moment où les libertés politiques en viendraient à astreindre son fonctionnement à plus de frugalité. Moloch a changé de visage : abjurant le communisme meurtrier, il se convertit sans y paraître de trop mais imperceptiblement au modèle qu'il prétendait terrasser et dépasser. La Chine fait figure de cet astre complexe ; la tornade épidémique en a certifié la progression comme par contournement à l'intérieur de nos démocraties libérales. L'acculturation à la fatalité est « la chose du monde la mieux partagée » ; elle n'exige aucun effort, si ce n'est celui du renoncement — ce dont toute politique se satisfait à partir du moment où les sociétés sont mûres pour ne plus exercer leur droit de regard qui constitue la condition ontologique de l'exercice de leurs libertés. En sommes-nous là, au point de tangente où s'effriterait, sans autre haut-le-coeur que celui d'un soupir infinitésimal tant il apparaît minoritaire, l'édifice fragile des convictions dans lesquelles nous avons grandi ? Le libéralisme est malade. Il souffre d'un excès de suffisance qui le rend sourd à la dynamique des métastases qui le gagnent. Lorsqu'il entend construire un modèle européen intégré, il est confronté à la vieille énigme théologique de la théodicée : comment peut-il concevoir que ses actes fomentent autant de contradictions au regard de la puissance fondatrice et libératrice qu'il entend incarner? La politologue Chloé Morin enfonce un coin dans l'airain de la pensée dominante lorsqu'elle subodore que les populismes ne sont pas l'antithèse des démocraties mais l'interrogation la plus anxieusement vivante sur la pente de leur évolution. À ne plus saisir le mouvement des sociétés, le politique se rétracte à sa fonction symbolique mais un symbole dénué de contenus, réduit à une survivance. Se dissociant de la démocratie, la politique occidentale sacrifie ainsi son exception, et l'emblème de ce sacrifice trouve dans la mécanique de l'Union européenne l'implacable attestation de cette dissociation. Le rêve d'Europe tourne le dos à l'Europe comme si le rideau se baissait sur ce que les nations, par-delà leur histoire avérée de sang et de conflits, avaient néanmoins donné de mieux au projet politique : des sociétés qui concilient la puissance souveraine et l'exigence de liberté. Une chape enténébrée plane au-dessus du long apprentissage émancipateur dont nous sommes les fils et les filles prodigues : émancipation des nations, émancipation des sociétés, émancipation des individus. Ce fut là le travail savant et laborieux de l'État que de s'assurer de ces jeux d'équilibres entre individus, nations et sociétés. Cette stabilité dynamique est désormais rompue. À moins de considérer advenue la prophétie de Nietzsche sur ce « dernier homme» résigné à la seule préoccupation d'une vie végétative, dépourvue de toute intériorité, sans âme, ni vision, seule la réaffirmation primordiale du politique et le réarmement moral et intellectuel de son personnel, loin des mâchoires prédatrices des seuls marchés, des propagandes insidieuses et des conformismes sociétaux, pourrait entrouvrir la porte, toujours étroite, à la poursuite de l'aventure libérale. À défaut nous basculerions dans un autre monde... mais lequel ?

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Arnaud Benedetti publie « Comment sont morts les politiques ? Le grand malaise du pouvoir » aux éditions du Cerf

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