A l’échelle de la planète, la proportion de produits de la mer élevés a dépassé celle qui a été pêchée<!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
Environnement
Des crevettes dans une ferme aquacole, à Idrac-Respailles, dans le Sud-Ouest de la France.
Des crevettes dans une ferme aquacole, à Idrac-Respailles, dans le Sud-Ouest de la France.
©LIONEL BONAVENTURE / AFP

Aquaculture

90 millions de tonnes de poissons, crustacés, mollusques et autres espèces aquatiques sont pêchés, en moyenne chaque année sur la planète. Selon la FAO, l'organisation mondiale pour l’agriculture et l’alimentation, la moitié des denrées d’origine aquatique actuellement consommées par l’homme provient de l’aquaculture.

François Sarano

François Sarano

François Sarano est docteur en océanographie, plongeur professionnel, chef d'expédition pendant treize ans à bord de la Calypso, directeur de recherche du programme Deep Ocean Odyssey et cofondateur de l'association Longitude 181. Il est l'auteur de nombreux livres sur les cachalots et les océans.

Son dernier livre, "Au nom des requins" (Actes Sud), évoque la disparition de certains espèces de requins encore mal connues.

Voir la bio »

Atlantico : Le volume total mondial de poissons, de crevettes, de palourdes et d'autres espèces aquatiques récoltés par l'élevage a dépassé pour la première fois la quantité pêchée dans la nature dans les eaux de la planète, selon l'Organisation des Nations Unies. La quantité totale d'animaux aquatiques capturés dans la nature était de 91 millions de tonnes en 2022 et la production mondiale en élevage a atteint 94,4 millions de tonnes. Est-ce un bon signe pour les réserves naturelles qu'il y ait plus d'espèces de poissons et de crustacés récoltées dans les fermes d'élevage que pêchées dans des environnements naturels ?

François Sarano : En réalité, ce n'est pas un bon signe du tout pour l’océan. Attention aux chiffres globaux. Car lorsque l’on regarde les chiffres attentivement, on s’aperçoit que la quantité de poissons capturés en mer a encore baissé moins de 80 millions de tonnes, c’est-à-dire 10 millions de tonnes de moins qu’à la fin des années 1980, début 90 ! tout cela malgré une augmentation considérable de l’effort de pêche. En mer, on racle les fonds de tiroir tant la surexploitation est forte ! 

Quant à l’aquaculture, là encore attention, il faut distinguer très clairement l'élevage des poissons, des coquillages et des crustacés de la culture des algues qui représente plus de 36 millions de tonnes !  Il faut également distinguer l’élevage dans les eaux douces de l’aquaculture en mer. Les tonnages de poissons dans les eaux douces sont toujours très importants : près de 63 millions de tonnes. Il s'agit essentiellement de carpes que nous connaissons bien mais que nous goûtons peu en Occident. Elles sont essentiellement élevés dans les pays asiatiques, en Chine en particulier. Les milieux d’eau douce dans lesquels on développe cette aquaculture intensive sont ravagés.

Mais revenons à l’océan. L'aquaculture marine, se réduit soudain à 32 Mt qui rassemble les coquillages (moules et huîtres), les poissons et crevettes. Si les coquillages ne posent pas de problèmes majeurs. En revanche, l'aquaculture de poissons carnivores et de crevettes, elle, est catastrophique. Cela concerne par exemple, le bar, la daurade, le saumon, les crevettes et bien sûr le thon rouge. Ces carnivores d’élevage sont en partie nourris avec du poisson sauvage, comme l’anchovetta du Pérou ou le merlan bleu. Ainsi un quart (20 Mt) de poissons sauvages qui sont pêchés dans le monde sont transformés en farine et en huile pour l’élevage. Pour pêcher ces petits poissons sauvages qui vont être transformés en farine, des bateaux gigantesques sont envoyés au large : C’est un peu comme si on envoyait des armadas de chasseurs tuer des gazelles pour nourrir des lions d’élevage !!! Vous trouveriez cela absurde ! Et bien oui, l’aquaculture de poissons carnivores est absurde ! Il faut bien comprendre que l’océan ne peut pas offrir plus de 80 millions de tonnes de poissons par an. Il ne faut pas additionner les poissons pêchés pour faire de la farine, pour nourrir les poissons d'élevage et les mêmes poissons d'élevage qui ont été nourris par la farine, comme le laisse entendre les chiffres globaux.

L’aquaculture de poissons carnivores et de crevettes est absurde et scandaleusement catastrophique du point de vue énergétique ! Par exemple, pour faire grossir un thon de un kilo, il faut lui donner quinze kilos de petits poissons. Pour pêcher ces petits poissons, il faut envoyer des bateaux, incroyablement sophistiqués, loin en mer qui dépensent une quantité phénoménale de pétrole. Toute cette technologie, ce pétrole, la conservation puis la transformation du poisson, coûtent tellement cher que si les armateurs n'étaient pas subventionnés par la Commission européenne, les navires resteraient à quai. L'aquaculture de poissons carnivores est un détournement des ressources marines au profit de quelques riches (ceux qui élèvent et ceux qui mangent le poisson) aux dépens des petits pêcheurs et des personnes les plus pauvres à qui ces poissons sont nécessaires. Enfin le pillage de ces petits poissons (par ailleurs vulgairement baptisés : « poissons fourrages », c’est dire la considération pour ces êtres vivants) est une catastrophe pour l’ensemble de l’écosystème marin qui en dépend. Oiseau, requins baleines, dauphins, lions de mer, raie mobulas, espadons, thons sont privés de leur nourriture. Les oiseaux, par exemple ne peuvent plus nourrir leurs petits. Les populations s’effondrent… Pourtant nous ne nous en soucions guère car cela se passe sous la surface de l’océan !

Au regard des chiffres de 2022 de l'ONU, la baisse des captures sauvages à 91 millions de tonnes souligne-t-elle une stagnation de la pêche au cours des trois dernières décennies ?

Les captures marines ont diminué : elles sont en dessous de 80 mt aujourd’hui. Le chiffre global de 91 millions de tonnes est trompeur car il s’agit de la somme des captures marines et de celle d’eau douce. Ce chiffre global masque la dégradation très forte des écosystèmes marins et surtout la diminution générale, depuis la fin des années 1980 et le début des années 1990, de la quantité totale de poissons pêchés en mer. Le maximum des captures marines a été atteint au début des années 90. Depuis, il y a eu une baisse régulière des captures car il y a de nombreuses populations de poissons qui sont surexploitées. D’autres part les poissons dit « nobles » que l’on a exploité autrefois sans mesure ont quasiment disparu et l’on pêche aujourd’hui des espèces que l’on délaissait. Des moyens considérables sont utilisés pour aller pêcher les ressources qui restent en mer. Les rendements réels obtenus sont ridicules. Ramener si peu en déployant autant d’énergie ferait rire les pêcheurs du début du XXᵉ siècle. Nous avons dépassé depuis longtemps le maximum de ce qu’il est possible de tirer des océans.

Quant aux eaux douces où se pratique l’élevage intensif, c’est là encore catastrophique du point de vue de la qualité de l'eau et surtout de la biodiversité. Il n’est pas possible de faire de l'élevage industriel sans affecter l'écosystème. Le seul élevage classique qui parvient à surnager concerne les huîtres et les moules. Cela consiste à recueillir les larves des petits mollusques et elles sont fixées sur des piquets. Elles filtrent l'eau de mer. Elles ne sont pas nourries. Tout cela entre dans le cycle de la vie. En revanche, l'aquaculture de poissons carnivores et de crevettes va à l’encontre de l'histoire de la vivant, car la dépense énergétique est très supérieure au gain. Certains parlent de révolution de l’aquaculture semblable à la révolution de l’élevage à terre, mais cela me fait rire noir… Car à terre nos ancêtres ont élevé des vaches, des brebis qui sont des herbivores… alors qu’en mer nous élevons des grands carnivores. 

En quoi ces chiffres “historiques”, le fait que les récoltes de poissons et de crustacés via l'aquaculture en eau douce dépassent les chiffres de la pêche, sont-ils l’illustration des pratiques sauvages des industriels de l'aquaculture. Quelles sont les conséquences de ces nouvelles pratiques assez inquiétantes ?

La demande mondiale en poisson est très forte. Il y a une volonté de satisfaire cette demande. Mais il faudrait distinguer une demande de nécessité et une demande de confort pour satisfaire les caprices de luxe des personnes qui n’ont pas besoin des protéines de la mer. Dans certains pays, la demande est justifiée. Un nombre considérable d’habitants ont besoin des protéines de la mer. Malheureusement, ce ne sont pas ces gens-là qui bénéficient de l'aquaculture de poissons carnivores – ils n’ont pas les moyens de se payer du thon rouge ou des crevettes parce qu'ils sont beaucoup trop chers pour eux. D’autre part quantitativement parlant en termes de protéine pourquoi ne pas utiliser directement les protéines qui sont données aux poissons d’élevage ?  Quant aux sites d’élevage, ils sont bien souvent situés dans les pays où la demande est nécessaire, mais les poissons et les crevettes élevés sont exportés et consommés dans les pays riches. Quant à ceux qui vivent sur place non seulement, ils ne mangent pas le poisson d’élevage, mais ils sont privés des milieux naturels dans lesquels ils allaient prélever leur subsistance. La destruction des mangroves pour y implanter des bassins d’élevage de crevettes est un exemple terrifiant d’appropriation d’un bien commun au profit de quelques-uns. L’aquaculture marine, ravage les écosystèmes et renforce les inégalités sociales, en jetant dans la misère des populations qui vivaient chichement de ce qu’ils prélevaient dans les zones littorales qui ne leurs sont plus accessibles.

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !