28 ans : mais pourquoi diable faire des enfants ? <!-- --> | Atlantico.fr
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La naissance du premier enfant représente, pour la plupart des parents, le moment le plus marquant de l'existence.
La naissance du premier enfant représente, pour la plupart des parents, le moment le plus marquant de l'existence.
©DR

Bonnes feuilles

Les étapes de la vie, jadis bien définies, sont aujourd'hui devenues confuses et désordonnées. Peut-on espérer y remettre un peu de bon sens ? Extrait de "Petit almanach du sens de la vie" (1/2).

François et Pierre-Henri Tavoillot

François et Pierre-Henri Tavoillot

François Tavoillot a fait des études de philosophie. Il est apiculteur professionnel en Haute-Loire, à la Miellerie du Trifoulou.

Pierre-Henri Tavoillot est maître de conférences à la Sorbonne et président du Collège de Philosophie. Il vient de publier Qui doit gouverner ? Une brève histoire de l’autorité (Grasset, 2011).

Ils préparent ensemble un ouvrage sur L’abeille (et le) philosophe.

 

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Le métier de parent ne va plus de soi. Pour l’exercer, on a le sentiment qu’il faudrait idéalement, outre quelques enfants, trois doctorats de psychologie, une bonne dizaine de diplômes en sciences de l’éducation, un internat de médecine, un brevet d’animateur, sans même parler des compétences fondamentales de puériculture. Et même avec tout cela, la réussite ne serait pas assurée ; car sans une dose de bon sens et faute de ce temps désormais si rare, toutes ces compétences savantes ne servent à rien. D’où la tentation constante d’une délocalisation éducative : en crèche, école, club,centres, et autres lieux d’activités… dont on dénoncera d’autant plus facilement l’incurie qu’on leur a donné pleins pouvoirs. Étrange situation : d’un côté, on constate un formidable brouillage des rôles, produit à la fois par la dynamique de l’égalité (qui homogénéise les rôles parentaux et atténue la hiérarchie domestique) et par le triomphe de l’affection familiale (qui a remplacé la loi du pater familias). D’un autre côté, on perçoit pourtant une valorisation de la fonction parentale, gage d’accomplissement personnel, voire de salut. C’est ainsi que la naissance du premier enfant représente, pour la majorité des Français, le moment le plus marquant de l’existence. Brouillage, d’un côté ; valorisation, de l’autre. Pour interpréter l’ambivalence de cette expérience (qui en France arrive à 28,4 ans en moyenne !) il convient de prendre un peu de recul en tentant un inventaire raisonné des grandes réponses à cette question simple : « Pourquoi fait-on des enfants ? »

Les Anciens – Quand Aristote écrit, dans la Politique, que la famille est la première communauté humaine, il ne cherche pas à donner une raison de faire des enfants ; il constate un fait biologique : c’est la condition d’existence pour toute espèce animale. Mais, pour l’homme, la biologie ne suffit pas. C’est pourquoi, au-delà de l’instinct de reproduction, il lui faut aussi des motifs. Et Aristote évoque ceux qui sont les plus courants dans une société traditionnelle. Il y a d’abord celui de « l’assurance vieillesse » : les parents peuvent espérer que les soins donnés aux enfants leur seront rendus quand, l’âge venant, le besoin s’en fera sentir. Mais, plus profondément, les enfants sont une sorte d’« assurance-vie », car la perspective d’une postérité offre le moyen d’atténuer un peu l’angoisse de la mort. La continuité du nom, la ressemblance parents/enfants, la succession et l’héritage… autant d’éléments qui permettent à l’individu éphémère de se rapprocher du cycle éternel de la nature. Ainsi quelque chose de nous restera…

Erreur, illusion, vanité… peut-on objecter à l’instar du général thébain Épaminondas. Ce célibataire invétéré venait de triompher à Leuctres des armées spartiates lorsqu’un de ses amis, Pélopidas, lui reprocha pourtant de faire tort à sa patrie en ne laissant pas d’enfants. Épaminondas répliqua vertement qu’il préférait ne pas laisser d’enfants que d’en laisser du genre de celui de Pélopidas, totalement dépravé. Mais il ajouta ensuite : « Et comment ma famille s’éteindraitelle avec moi ? Je laisse pour fille la bataille de Leuctres qui me survivra. C’est trop peu dire : à qui l’immortalité est assurée1. » La parentalité représente donc à ses yeux une immortalité encore fruste. Les hommes d’élite préféreront, tel Achille, la vie courte mais glorieuse du héros à une vie longue, entourée d’enfants, mais anonyme et banale.

Pourtant Achille, le héros de l’Iliade, a perdu toute sa superbe quand Ulysse le retrouve dans les Enfers de l’Odyssée. Il regrette alors son choix et la vie familiale paisible qu’il a refusée. C’est que la justification par la gloire reste encore insuffisante au regard de l’abîme de la mort. La seule manière pour l’homme de se rendre immortel « autant qu’il est possible », comme dit Aristote, consiste à dépasser les désirs humains trop humains qui le rattachent à la vie mortelle – la parentalité et la gloire, toutes deux fugaces – pour aspirer à ce qui est réellement éternel. Seule la philosophie offre cette perspective. Parce qu’elle vise la connaissance vraie de l’univers éternel, elle permet de fusionner avec lui et d’adhérer à l’éternité cosmique elle-même. Et dans cette quête mieux vaut ne pas trop s’encombrer d’enfants… D’ailleurs, peu de sages ont une progéniture.

On retrouve ces arguments et ces objections dans le christianisme, qui les synthétise en les transformant. Pour le chrétien, deux voies de réalisation se présentent. Pour la majorité, c’est le sacrement du mariage qui convient. Celui-ci doit être fécond, car le chrétien, qui s’efforce d’« aimer en Dieu », se fait ainsi réceptacle du souffle créateur. Et l’enfant est un don de Dieu, dont les parents ne sont jamais que les dépositaires sans en être propriétaires.

La seconde voie est réservée à ceux qui se mettent directement au service de Dieu. Ceux-ci demandent le sacrement de l’ordination et doivent renoncer à la vie familiale. Ce peut être au profit de l’étude, pour les moines ; ou au profit de la pastorale, pour les prêtres. Mais, dans tous les cas, une existence consacrée à Dieu n’est pas compatible avec les soucis d’une descendance.

Néanmoins, tout en reprenant l’antique exigence de retrait du monde, le christianisme innove de manière décisive. Car il se présente comme la réalisation de la prophétie d’Ésaïe : « Un enfant nous est né ; un fils nous a été donné ; l’insigne du pouvoir est sur son épaule ; on proclame son nom1. » Voilà la nouvelle : le Sauveur est un enfant ! Non seulement le divin s’est incarné dans l’humain, mais, comme le dira le cardinal de Bérulle (1575-1629), « l’enfance est déifiée, Dieu se faisant enfant ». Cette piété pour l’Enfant Jésus, qui se développera au cours du Moyen Âge, notamment chez saint Bernard et saint François d’Assise – la première crèche est représentée en 1224 –, va contribuer à sacraliser la famille. Tel est le paradoxe : c’est au nom de la dévotion à l’Enfant qu’il est recommandé de ne pas en avoir !

À l’âge moderne, la réponse chrétienne va se démocratiser et se laïciser. Ce n’est plus seulement l’Enfant Jésus qui sauve les pécheurs, mais c’est l’enfant en tant que tel qui sauve l’humanité. Ce qui peut s’entendre, en suivant Rousseau, au niveau moral comme au niveau politique. Pour Rousseau, l’enfant sauve l’humanité en la moralisant. Parce qu’il est totalement vulnérable, le nouveau-né suscite la pitié, qui est la première étincelle de la morale, signe distinctif de l’humain :

À considérer l’enfance en elle-même, y a-t-il au monde un être plus faible, plus misérable, plus à la merci de tout ce qui l’environne, qui ait si grand besoin de pitié, d’amour, de protection qu’un enfant ? Ne semble-t-il pas que c’est pour cela que les premières voix qui lui sont suggérées par la nature sont les cris et les plaintes, qu’elle lui a donné une figure si douce et un air si touchant, afin que tout ce qui l’approche s’intéresse à sa faiblesse et s’empresse à le secourir ?

Sans l’enfant, l’humanité (au sens moral) n’aurait pas survécu. Ce pourquoi – c’est l’argument politique – il convient aussi de réformer l’éducation : car il ne s’agit pas tant de répéter un présent et un passé peu glorieux que d’améliorer l’avenir. L’enfant apparaît dès lors moins comme la garantie d’une reproduction à l’identique que comme l’espoir d’un progrès de l’humanité. Il faut faire des enfants pour régénérer le monde. C’est cet argument que déploieront toutes les politiques natalistes en faisant de l’accroissement de la famille et de la jeunesse d’une population les conditions de la puissance et du dynamisme d’une nation. Mais on peut aussi opposer deux raisons « humanitaires » modernes au désir de faire des enfants : 1) Dès lors que l’avenir s’assombrit, ne faut-il, pour préserver la vulnérabilité enfantine, s’abstenir d’avoir des enfants, dont le destin sera une souffrance ? 2) Par ailleurs, l’accroissement excessif de la population est un danger pour l’humanité elle-même : épuisement des ressources, restriction de l’espace, augmentation des conflits… Tout cela invite donc à l’abstinence générationnelle (Malthus). Bref, ne faisons pas subir à nos enfants cet avenir terrifiant qu’ils contribueront d’ailleurs à détériorer.

Notre âge hypermoderne apporte une justification supplémentaire. La parentalité y apparaît comme la condition de l’accomplissement personnel. Rien ne le montre mieux que les revendications d’homoparentalité ou d’aide à la procréation assistée. Elles indiquent l’avènement d’un « droit à être parent », qui seul permettrait d’accéder à une humanité de plein exercice. Être parent, sinon rien ! On peut en distinguer deux versions : la première fait de l’enfant désiré une sorte de béquille narcissique, voire de cosmétique existentiel. C’est là une vision égoïste et instrumentale de la descendance qui risque de produire des dégâts éducatifs majeurs parce qu’elle enferme l’enfant dans le désir de ses parents. La seconde considère que l’accès à la parentalité est une condition nécessaire pour accéder à l’âge adulte, dans la mesure où elle permet de se décentrer et de devenir, comme le dit Levinas, « responsable pour autrui ». Narcissisme ou responsabilité : tel est le dilemme du parent hypermoderne.

Mais, au nom de la réalisation de soi, on peut aussi refuser toute descendance. C’est ainsi que l’idéologie « no kid » est devenue militante, notamment en Allemagne. L’enfant, à l’ère de l’individu, apparaît comme un triple obstacle : à la libération de la femme, à une vie de couple épanouie, à la réalisation pleine et entière de soi. Michel Houellebecq a parfaitement résumé l’idée dans Les Particules élémentaires :

Je suis salarié, je suis locataire, je n’ai rien à transmettre à mon fils. Je n’ai aucun métier à lui apprendre, je ne sais même pas ce qu’il pourra faire plus tard ; les règles que j’ai connues ne seront de toute façon plus valables pour lui, il vivra dans un autre univers. Accepter l’idéologie du changement continuel, c’est accepter que la vie d’un homme soit strictement réduite à son existence individuelle, et que les générations passées et futures n’aient plus aucune importance à ses yeux. C’est ainsi que nous vivons, et avoir un enfant, aujourd’hui, n’a plus aucun sens pour un homme.

Dans cet inventaire quasi exhaustif des arguments pour ou contre « l’enfant », chacun pourra puiser celui ou ceux qui lui conviennent le mieux. Il arrive aussi qu’on les épouse successivement au fil du temps et des expériences. On peut ainsi adorer ses enfants et souhaiter faire valoir le « service après-vente », surtout quand, au milieu d’une nuit bien froide, il faut aller faire le biberon de 3 heures !

Extrait de "Petit almanach du sens de la vie" (Librairie Générale Française), 2013. Ce livre a été élaboré à partir des chroniques réalisées par l’auteur pour Philosophie Magazine. Pour acheter ce livre, cliquez ici.

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