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2016 sera-t-elle l'année du basculement du libéralisme à gauche ?
©Pixabay

Aggiornamento

Avec une droitisation de l'ensemble de l'échiquier politique français, la synthèse traditionnelle entre conservateurs et libéraux à droite devient un exercice délicat et offrant un boulevard à la gauche.

Christophe de Voogd

Christophe de Voogd

Christophe de Voogd est historien, spécialiste des Pays-Bas, président du Conseil scientifique et d'évaluation de la Fondation pour l'innovation politique. 

Il est l'auteur de Histoire des Pays-Bas des origines à nos jours, chez Fayard. Il est aussi l'un des auteurs de l'ouvrage collectif, 50 matinales pour réveiller la France.
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Gaspard Koenig

Gaspard Koenig

Gaspard Koenig a fondé en 2013 le think-tank libéral GenerationLibre. Il enseigne la philosophie à Sciences Po Paris. Il a travaillé précédemment au cabinet de Christine Lagarde à Bercy, et à la BERD à Londres. Il est l’auteur de romans et d’essais, et apparaît régulièrement dans les médias, notamment à travers ses chroniques dans Les Echos et l’Opinion. 

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Atlantico : L'année 2015 a été fortement marquée politiquement par un mouvement durable de droitisation de l'échiquier politique qui complique la synthèse habituelle à droite entre conservateurs et libéraux (en particulier sur les questions de société). Pensez-vous que par conséquent, le mouvement suivant ne peut être que l'aspiration des libéraux-libertaires par la gauche en 2016 ?

Gaspard Koenig : Nous sommes aujourd’hui dans une situation paradoxale où la gauche s’essaye au libéralisme économique (bien porté par Emmanuel Macron et le groupe des “Réformateurs” du PS) tout en se refusant au libéralisme sociétal (l’état d’urgence, la loi santé ou encore la répression de la prostitution relèvent d’un discours autoritaire et paternaliste). La droite, quant à elle, semble se fermer sur les deux plans, en retournant vers un souverainisme dur qui rend en effet difficile la synthèse “libérale-conservatrice”. Je crois que le libéralisme véritable, grand angle, que je défends, devra passer comme souvent par la société civile.

Christophe de Voogd : Vous avez raison de vous placer dans une perspective historique car les camps politico-idéologiques sont mouvants et les idées passent aisément de droite à gauche et réciproquement. Cette dimension du temps est totalement absente du débat public français, où les postures de l’instant sont considérées comme éternelles. Du coup, évitons de parler de synthèse « habituelle » entre conservatisme et libéralisme : ils ont été bien souvent opposés dans l’histoire, notamment au XIXème siècle et ils s’opposent encore fortement, en raison des potentialités révolutionnaires du libéralisme qui placent la liberté au-dessus de l’ordre et la société civile au-dessus de l’Etat : or l’ordre et l’Etat sont historiquement les valeurs suprêmes de la droite française. A quoi s’ajoute la lutte principielle des libéraux depuis Adam Smith contre toutes les formes de rente, c’est-à-dire du profit garanti sans contrepartie productive. Or l’idéal économique de la droite comme de la gauche française reste celui de la rente, à travers le monopole privé ou public.

Parmi les fondements idéologiques et historiques du libéralisme de John Locke ou d'Adam Smith, qu'y a-t-il de compatible avec les grandes idées directrices de la gauche ?

Gaspard Koenig : Locke est le premier à avoir pensé la propriété de soi-même, fondement de tous les mouvements de libération de l’individu (et de son corps) vis-à-vis des tutelles religieuses ou politiques. Adam Smith a développé une vision du marché et de la concurrence comme instruments d’émancipation sociale, ce qu’a bien analysé l’historienne Laurence Fontaine (et qu’on retrouve aujourd’hui dans le microcrédit par exemple). Quand on est honnête et épris de justice sociale, comment ne pas être libéral ?

Je lisais pendant les fêtes des textes de Proudhon et d’Adolphe Thiers sur la propriété, écrits vers le milieu du 19e siècle (on s’amuse comme on peut!). C’est extraordinaire de constater à quel point le libéralisme bourgeois “orléaniste” de Thiers rejoint sur biens des aspects l’anarcho-syndicalisme de Proudhon, dont on fait souvent le père du libéralisme social. Tout ça pour dire que le libéralisme est une philosophie complète, complexe, qui passe tantôt à droite (on pense bien sûr à Alain Madelin), tantôt à gauche (le dernier grand représentant de ce courant étant Pierre Bérégovoy).

Christophe de Voogd : Libéralisme et gauche se retrouvent sur deux points : la défense de la liberté individuelle, d’où leur grande alliance lors de l’affaire Dreyfus (quand je dis « gauche » ici j’entends la tradition radicale et socialiste humaniste). Autre point de convergence entre le libéralisme « classique » et la gauche modérée : la nécessité d’une régulation du capitalisme que l’on trouve très fortement chez Smith et notamment du capitalisme financier. Qualifier de « libérale » la financiarisation actuelle de l’économie est donc une parfaire ineptie. Mais qui a lu Smith en France ? Hayek lui-même préconise l’intervention de l’Etat dans l’économie sur des enjeux clefs : garantie de la concurrence, grands travaux et protection de l’environnement etc. Mais, là encore, qui a lu Hayek ?

Lesquelles sont en revanche incompatible avec le socialisme ?

Gaspard Koenig : Les libéraux lutteront toujours contre la version centralisatrice du socialisme, où l’Etat planifie l’économie et organise nos vies, sous couvert de faire notre bien. De ce point de vue, je dirais que depuis la mort de Pompidou nous sommes gouvernés par des socialistes, de gauche comme de droite.

Christophe de Voogd : La limite est double : même pour les libéraux les plus progressistes, la liberté passe toujours avant l’égalité qui est la valeur suprême de la gauche. Elle passe aussi avant l’Etat qui est un puissant marqueur de la gauche française, d’accord sur ce point avec la droite. L’étatisme est le fait central de l’idéologie française dominante. Les libéraux refusent que l’Etat soit spoliateur, planificateur ou entrepreneur. Or la gauche française ne jure que par la toute-puissance étatique, « garante de l’intérêt général », le grand mythe dénoncé par tous les libéraux et notamment l’école du « public choice » (elle aussi inconnue en France…). Enfin la prégnance considérable du jacobinisme et du marxisme dans la culture de la gauche française, encore aujourd’hui et même au PS, font que les tentations liberticides y restent fortes. On le voit tous les jours dans le domaine socio-économique mais aussi en matière de justice ou dans la loi sur le renseignement.

Sociologiquement, l'existence d'une partie de l'électorat de gauche composée de personnes aisées et ouvertes aux idées libérales ne permet-elle pas d'accréditer l'idée d'un décalage du libéralisme sur la gauche ?

Gaspard Koenig : C’est vous qui le dites. Je ne vois pas le rapport entre “aisées” et “ouvertes aux idées libérales”. Bien au contraire : d'après un sondage que nous avions mené, plus on est riche en France, plus on aime l’Etat ! Et ceux qui sont le plus en colère contre les mesures paternalistes, ce sont les classes populaires ! Aujourd’hui, la plupart des classes dirigeantes auraient beaucoup à perdre au libéralisme, qui les mettraient en concurrence avec de nouveaux entrants et détruirait les rentes de situation. Le drame de la France, ce sont les oligarchies repues. Les vrais libéraux sont des révolutionnaires.

Christophe de Voogd : Ce libéralisme est essentiellement sociétal et touche peu les autres aspects du libéralisme, notamment économique : et pour cause, nombre de ces « personnes aisées » comme vous dites, gravitent autour de l’Etat, notamment via la fonction publique, la commande publique, la subvention publique, ou les professions réglementées…par l’Etat. La France et c’est son problème majeur, est régie par un énorme système clientéliste d’Etat, impliquant des millions de personnes. Pour prendre une comparaison qui parlera à tous, notre Etat est une sorte de « Jabba the Hutt » embarrassé et embarrassant, mais dont tant de monde dépend !

Les pays anglo-saxons connaissent depuis longtemps des libéralismes de gauche portés par John Rawls, Amartya Sen, Tony Atkinson ou encore Martin O'Neil. Qu'est-ce que qui caractérise ce libéralisme de gauche ? Dans quelle mesure ces idées pourraient infuser en France ?

Gaspard Koenig : Tout à fait. Il y a également des libertariens de gauche (très représentés chez les transhumanistes par exemple). Leur vision, pour simplifier, c’est que la liberté est productrice d’égalité. Je n’en suis pas très loin : je défends par exemple la mise en place d’un revenu universel, qui implique bien entendu un système de redistribution.

Je suis effaré en France par l’archaïsme du débat intellectuel, qui ressasse constamment les mêmes mots-totems venus des années 70. Il est temps de s’aérer ! Au sein du think-tank que je dirige, nous essayons de réunir des sociologues, des juristes, des médecins, des philosophes, des neuroscientistes pour penser différemment. Car je crois profondément que la vraie bataille, c’est celle des idées.

Christophe de Voogd : Vous pouvez commencer par John Stuart Mill, la première grande figure du libéralisme progressiste.. Ce courant est très préoccupé par les questions d’émancipation et d’égalité, notamment des femmes et des plus pauvres. Mais tous restent libéraux en ce sens que la liberté prime toujours l’égalité : ce que Rawls appelle « l’ordre lexical » : toute mesure égalitaire doit d’abord respecter le principe de liberté. Le libéralisme s’oppose toujours à l’égalité des conditions et considèrent que l’égalité à promouvoir est celle des droits et des opportunités dans l’intérêt des plus défavorisés eux-mêmes. Bref, l’égalité pour les libéraux est le contraire de l’égalitarisme. Elle en est le synonyme pour les socialistes français.

Emmanuel Macron semble le candidat naturel de ce libéralisme de gauche. Qu'en pensez-vous ? Quelle menace représente-il pour la droite et en particulier Juppé ?

Gaspard Koenig : Oui, à deux réserves près : sa capacité d’agir au-delà des petites phrases (je n’ai pas été très impressionné, par exemple, par sa réforme des auto-écoles…), et son positionnement sur les questions sociétales, inexistant jusqu’ici. Mais il est clair que dans le paysage politique actuel, il semble le plus proche de nos idées. Je souhaite que sa génération fasse exploser le système politique actuel, qui n’est plus qu’un théâtre d’ombres. Macron vs Le Pen, libéralisme vs étatisme : voilà qui serait un vrai choix pour les Français !

Christophe de Voogd : Je suis convaincu qu’Emmanuel Macron est un libéral social ou un social libéral sincère. Mais il ne dispose absolument pas de l’espace politique nécessaire au sein de la gauche française pour faire triompher ses idées, pour toutes les raisons énoncées plus haut. Il représente d’autant moins un danger pour Alain Juppé que celui-ci est le grand héritier du chiraquisme. Or le chiraquisme est tout le contraire du libéralisme, « aussi dangereux que le communisme » d’après Jacques Chirac lui-même ! Mais admettons : il est possible que les choses changent et que nous assistions, au moins sur le plan économique, à un consensus libéral émergent, de Macron à Juppé (et Fillon). Je vois donc davantage la perspective à terme d’un nouveau pôle que d’une compétition entre tous ces libéraux, anciens ou nouveaux convertis. Mais là encore sous le préalable d’un profond bouleversement de la carte politique actuelle.

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