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2008, la crise que personne n'avait su gérer : comment l'austérité a mis l'Europe du sud à genoux en provoquant une migration historique de ses populations les plus qualifiées vers le Nord
©Reuters

Pire qu'en 1929 ?

Depuis 2008, c'est un peu plus de 427.000 Grecs qui ont quitté leur pays. La majeure partie de cette vague d'émigration se dirige vers l'Allemagne et est composée de jeunes diplômés.

Francesco Saraceno

Francesco Saraceno

Francesco Saraceno est économiste senior au sein du département Innovation et concurrence de l'OFCE. Il est également signataire de la tribune : The economist warningVous pouvez le suivre sur son compte twitter : Francesco Saraceno.

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Laurent Chalard

Laurent Chalard

Laurent Chalard est géographe-consultant, membre du think tank European Centre for International Affairs.

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Atlantico : Selon un rapport publié par la Banque centrale grecque (voir ici), plus de 427.000 Grecs ont quitté le pays depuis la crise financière de 2008, soit près de 4% de la population du pays, ce qui en fait le 3e choc migratoire d'ampleur depuis le début du siècle dernier. Une situation qui semble également se produire aussi bien au Portugal, en Espagne ou en Italie. Quels sont les profils de ces migrants intra-européens ? Pour les pays concernés, quelles sont les conséquences à terme, de départs aussi massifs ? Ces mouvements de population peuvent-ils réellement être qualifiés d''historiques" ? Peut-on parler de crise migratoire intra-européenne ?

Laurent Chalard : En Grèce, comme en Espagne et en Italie, nous avons affaire à des émigrants jeunes, les premiers touchés par le chômage, et diplômés, voire très diplômés, ayant pour certains déjà une expérience professionnelle, ce qui est une nouveauté par rapport au profil d’émigration historique des pays d’Europe du Sud, qui avaient plutôt eu tendance à exporter de la main d’œuvre peu qualifiée au cours du XX° siècle. Seul le Portugal continue d’envoyer de la main d’œuvre moins qualifiée, qui trouve à s’employer facilement dans les secteurs du bâtiment des pays d’accueil, où leurs congénères dirigent de nombreux entreprises.

Dans un premier temps, les conséquences de ces départs massifs de jeunes actifs apparaissent plutôt positives dans le sens qu’ils soulagent le marché du travail national, qui voit consécutivement une partie du surplus de jeunes entrant sur le marché se volatiliser, d’où un taux de chômage moins élevé qu’il ne le serait, et des velléités contestataires moindres. Cependant, à long terme, les conséquences pourraient s’avérer négatives si cette émigration devenait définitive, correspondant à un véritable brain drain. En effet,  ces pays pourraient souffrir d’un manque de main d’œuvre qualifiée lorsque leur économie redémarrera, bridant leurs perspectives de croissance à terme, risquant de les obliger à leur tour à faire appel à une immigration, probablement à dominante extra-européenne, pour compenser les départs, un problème qui se constate déjà en Roumanie. 

Ces mouvements de population importants ne sont néanmoins pas exceptionnels, dans le sens qu’ils étaient déjà très importants pour les pays d’Europe méridionale au début du XX° siècle dans un contexte de sous-développement chronique, avec une forte émigration vers le continent américain. Plus récemment, les flux d’émigration ont été aussi non négligeables pendant les Trente Glorieuses du fait de la lenteur du rattrapage économique de l’Europe du Sud, mais ils se dirigent désormais plutôt vers l’Europe du nord-ouest (France, Allemagne, Benelux) que vers l’Amérique. Si l’on prend le cas de l’Allemagne, le pays attirait déjà massivement de la main d’œuvre issue de l’Europe balkanique, dont des Grecs. D’ailleurs, au recensement de 2011, le nombre de personnes d’ascendance grecque en Allemagne était estimé à 368 000 personnes, en faisant la principale diaspora grecque sur le continent européen. En France, pays d’immigration ancienne, les descendants des Italiens, Espagnols et Portugais seraient d’environ 4,5 millions de personnes en 2011 selon les données de la démographe Michèle Tribalat.

Plus que d’une "crise migratoire", dans le sens que, contrairement aux migrants syriens dont l’arrivée se fait dans un chaos total, l’immigration en provenance d’Europe méridionale se déroule sereinement, répondant à des besoins économiques des pays d’accueil, on peut plutôt parler de l’émergence d’un marché du travail européen unifié. En effet, aujourd’hui, les jeunes européens, quel que soit leur niveau de diplôme, se déplacent très aisément pour trouver un emploi vers un autre pays du continent dont le marché du travail offre de plus grandes opportunités, grâce à la libre circulation. Ces migrations relèvent de mouvements de main d’œuvre des régions les plus pauvres vers les régions les plus riches au sein d’un espace économique unifié, ce que l’on constate au sein de chaque Etat de l’Union européenne. Il est à noter que c’est une évolution assez paradoxale dans un contexte général de remise en cause des fondements de l’Union européenne suite au Brexit, qui pénalise avant tout les jeunes Européens qui s’étaient rendus au Royaume-Uni pour travailler.

Francesco Saraceno : Ces mouvements migratoires vont avoir un impact important dans les années à venir, et donc oui, ils peuvent être qualifiés d'historiques. Ceci pour deux raisons. La première, est qu'il s'agit de chiffres très importants, comme vous le rappeliez, qui donnent donc la mesure de la crise que traverse la "périphérie" de la zone euro. La deuxième, est que les migrants sont jeunes, souvent plutôt qualifiés, qui ont devant eux un potentiel de quelques décennies de travail. Donc les dégâts pour ces pays seront à vérifier sur le long terme.

Pour les Espagnols ou les Grecs, l'Allemagne représente une destination prioritaire en raison de la situation de plein emploi que connaît le pays. En quoi les politiques économiques menées en Europe ont-elles conduit à une telle situation ? 

Laurent Chalard : Les politiques d’austérité, imposées par les pays d’Europe du Nord-Ouest, dont l’Allemagne, qu’ont menées tous les pays d’Europe du Sud ont été à l’origine d’une dépression économique dans les pays concernés, avec une forte montée du chômage pendant plusieurs années. Ces pays étant dans l’incapacité de sortir de la zone euro, ce qui leur aurait permis de jouer sur le taux de change de leur monnaie pour relancer leur économie, se sont vus piégés, d’autant que les dépenses excessives des années qui ont précédé la crise avaient eu l’aval des pays d’Europe du Nord-Ouest, qui n’avaient alors rien retrouvé à y redire. 

C’est surtout le témoignage de la difficulté de mettre en place une politique économique européenne commune quand les pays membres de la zone euro ont des situations de départ hétérogènes et des mentalités très différentes dans la manière de gérer les problèmes. Le modèle allemand, efficace dans des pays de mentalité germanique, n’est probablement pas pleinement approprié au monde latin…

Francesco Saraceno : L’austérité a eu un impact très important sur la perte de "capital humain" des pays de la périphérie. Il y a une évidence croissante qui prouve ce qu'on pouvait soupçonner depuis le début, c'est à dire qu'une crise prolongée a comme effet de réduire le potentiel de croissance de long terme, par la destruction du capital physique et la chute de l'investissement ; mais aussi par la perte en "capital humain", dont la migration, mais aussi la dégradation des conditions de santé publique et du système d'éducation sont la cause. On a longtemps essayé de vendre aux pays en détresse l'idée que la souffrance causée par l’austérité et par les réformes structurelles était un médicament nécessaire pour rebondir dans le moyen terme grâce à une compétitivité retrouvée et à des finances publiques assainies. 

On redécouvre aujourd'hui (mais je répète quelques-uns parmi nous le disent depuis le début) que la souffrance de court terme portera en toute probabilité de la souffrance aussi à long terme. La divergence entre pays, cause première de la crise, ne s'est pas estompée. Plutôt le contraire. Les pays de la périphérie sont aujourd'hui appauvris, moins compétitifs, et avec un potentiel de croissance fortement réduit. Les pays du centre sont, eux plus forts. 

Peut on parler de stratégie consciente de la part de l'Allemagne pour faire face à son tassement démographique ? Peut-on réellement en arriver à la conclusion que la politique "austéritaire" européenne servirait un tel intérêt, ou s'agit-il plutôt d'un concours de circonstances ?

Laurent Chalard : Non, les dirigeants allemands n’ont, bien heureusement, pas le machiavélisme des dirigeants russes, qui sont prêts à tout pour atteindre leurs objectifs. L’Allemagne n’a jamais cherché à appauvrir d’autres pays de l’Union européenne pour pouvoir s’emparer de leur main d’œuvre qualifiée, l’appauvrissement étant une conséquence non prévue et non souhaitée d’une politique économique inadaptée à des Etats aux mentalités différentes. 

Par contre, l’Allemagne étant dans une situation démographique la menant inéluctablement à une baisse sensible de sa main d’œuvre, du fait d’une fécondité constamment très largement sous le seuil de remplacement des générations depuis près de cinquante ans, elle recherche par tous les moyens à faire venir des immigrés qualifiés. En conséquence, dès qu’il  y a une crise géopolitique ou économique au sein de l’Union européenne ou dans son environnement proche, le pays tente de récupérer la main d’œuvre dont elle a besoin, en menant une politique de large ouverture aux migrants. Cela a été le cas avec l’Ukraine, suite au conflit interne et à l’effondrement économique concomitant, avec la Syrie, suite à la guerre civile, comme avec les pays d’Europe du Sud, suite à leurs convulsions économiques. D’une certaine manière, l’Allemagne est prête à vider les autres pays de ses habitants pour satisfaire ses propres besoins démographiques. C’est une vision égoïste, témoignant de l’absence de réflexion à l’échelle européenne de la question démographique, du fait de situations très variables selon les pays.

Francesco Saraceno : Non, je ne crois pas qu'il y ait eu une stratégie consciente. Il ne faut pas oublier que l'Allemagne a pris le même médicament que les pays de la périphérie. Tout simplement, ils l'ont pris au bon moment, quand les problèmes de court terme causés par les reformes étaient compensés par la croissance des autres pays (y compris de la Grèce et des autres pays de la périphérie). Le problème n'est pas l’austérité, ni les réformes. Le problème, c'est l’austérité maintenant, en période de croissance nulle en Europe et faible dans le monde.

Le fait qu'il n'y ait pas eu de stratégie consciente de la part de l'Allemagne, ne veut toutefois pas dire que nos voisins n'ont pas tiré de bénéfice de la crise, en termes de taux d’intérêt nuls voire négatifs, et d'immigration de main d'oeuvre qualifiée. Je persiste à penser cependant que cette situation s’avérera problématique pour l’Allemagne aussi. Il est difficile de prospérer, pour une économie orientée à l'exportation, dans une zone économique hétérogène et globalement faible. La reprise en Grèce, et sa force économique à long terme, est dans l’intérêt des Allemands tout autant que des Grecs.

Enfin, conséquence surprenante de ces 427.000 départs, le chômage en Grèce demeure à 25%. Comment l'expliquer ? Qu'est-ce que cela dit du niveau des dégâts générés par une telle politique ?

Francesco Saraceno : La migration en soi ne peut pas régler les problèmes d'une économie qui est en contraction. Imaginons ce que serait le taux de chômage, surtout chez les jeunes, si ces gens n'avaient pas quitté le pays ! Le chômage ne baissera pas tant que l'économie ne reprendra pas. Et l'économie ne reprendra pas tant que l'Europe ne changera pas d'approche. La décision de sanctionner l'Espagne et le Portugal prise par le Conseil ce mardi, ne laisse rien espérer de bien.

Propos recueillis par Vincent Nahan

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