20 ans après l’assassinat des moines de Tibhirine, que sait-on des complexes rapports de manipulation entre djihadistes et services algériens ?<!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
International
20 ans après l’assassinat des moines de Tibhirine, que sait-on des complexes rapports de manipulation entre djihadistes et services algériens ?
©Reuters

Les bougies brûlent toujours

Vingt ans après le meurtre des sept moines de Tibhirine en Algérie, l'enquête est toujours au point mort. L’avocat des victimes pointe la responsabilité de l'Etat algérien dans la disparition des moines en dépit de la revendication qui avait été faite au moment des faits par un groupe djihadiste algérien. Cette accusation repose la question des soupçons qui pèsent depuis longtemps sur les liens entre les services de renseignement algériens et les mouvements djihadistes.

Roland Lombardi

Roland Lombardi

Roland Lombardi est consultant et Directeur général du CEMO – Centre des Études du Moyen-Orient. Docteur en Histoire, géopolitologue, il est spécialiste du Moyen-Orient, des relations internationales et des questions de sécurité et de défense.

Il est chargé de cours au DEMO – Département des Études du Moyen-Orient – d’Aix Marseille Université et enseigne la géopolitique à la Business School de La Rochelle.

Il est le rédacteur en chef du webmedia Le Dialogue. Il est régulièrement sollicité par les médias du Moyen-Orient. Il est également chroniqueur international pour Al Ain.

Il est l’auteur de nombreux articles académiques de référence notamment :

« Israël et la nouvelle donne géopolitique au Moyen-Orient : quelles nouvelles menaces et quelles perspectives ? » in Enjeux géostratégiques au Moyen-Orient, Études Internationales, HEI - Université de Laval (Canada), VOLUME XLVII, Nos 2-3, Avril 2017, « Crise du Qatar : et si les véritables raisons étaient ailleurs ? », Les Cahiers de l'Orient, vol. 128, no. 4, 2017, « L'Égypte de Sissi : recul ou reconquête régionale ? » (p.158), in La Méditerranée stratégique – Laboratoire de la mondialisation, Revue de la Défense Nationale, Été 2019, n°822 sous la direction de Pascal Ausseur et Pierre Razoux, « Ambitions égyptiennes et israéliennes en Méditerranée orientale », Revue Conflits, N° 31, janvier-février 2021 et « Les errances de la politique de la France en Libye », Confluences Méditerranée, vol. 118, no. 3, 2021, pp. 89-104.

Il est l'auteur d'Israël au secours de l'Algérie française, l'État hébreu et la guerre d'Algérie : 1954-1962 (Éditions Prolégomènes, 2009, réédité en 2015, 146 p.).

Co-auteur de La guerre d'Algérie revisitée. Nouvelles générations, nouveaux regards. Sous la direction d'Aïssa Kadri, Moula Bouaziz et Tramor Quemeneur, aux éditions Karthala, Février 2015, Gaz naturel, la nouvelle donne, Frédéric Encel (dir.), Paris, PUF, Février 2016, Grands reporters, au cœur des conflits, avec Emmanuel Razavi, Bold, 2021 et La géopolitique au défi de l’islamisme, Éric Denécé et Alexandre Del Valle (dir.), Ellipses, Février 2022.

Il a dirigé, pour la revue Orients Stratégiques, l’ouvrage collectif : Le Golfe persique, Nœud gordien d’une zone en conflictualité permanente, aux éditions L’Harmattan, janvier 2020. 

Ses derniers ouvrages : Les Trente Honteuses, la fin de l'influence française dans le monde arabo-musulman (VA Éditions, Janvier 2020) - Préface d'Alain Chouet, ancien chef du service de renseignement et de sécurité de la DGSE, Poutine d’Arabie (VA Éditions, 2020), Sommes-nous arrivés à la fin de l’histoire ? (VA Éditions, 2021), Abdel Fattah al-Sissi, le Bonaparte égyptien ? (VA Éditions, 2023)

Vous pouvez suivre Roland Lombardi sur les réseaux sociaux :  FacebookTwitter et LinkedIn

Voir la bio »

Atlantico : sur quoi sont fondées les accusations de Me Baudoin selon lesquelles les revendications de l’assassinat des moines par le Groupe islamiste armé (GIA) cacheraient en réalité la responsabilité de l’Etat algérien ? Est-ce une hypothèse crédible dans l’affaire en question ?

Roland Lombardi : Rappelons tout d’abord les faits de cette tragique histoire : En pleine guerre civile algérienne, c’est dans la nuit du 26 au 27 mars 1996, que sept moines trappistes, qui vivaient paisiblement depuis des années dans le monastère de Tibhirine à 90 km au sud d’Alger, sont enlevés par des hommes armés. Un mois après leur enlèvement, le GIA se manifeste alors et revendique ce forfait. Le groupe islamiste algérien se dit néanmoins prêt à libérer les moines en échange de l’élargissement d’un émir de leur groupe. Quinze jours après l’offre du chef du GIA, Djamel Zitouni, le Quay d’Orsay réagit et, officiellement, refuse de négocier avec les terroristes. Le 21 mai, le GIA annonce l’exécution des sept religieux. Dix jours plus tard, Alger révèle que leurs corps ont été découverts, mais sans en préciser le lieu. En réalité, seules leurs têtes seront retrouvées.

Les accusations de l’avocat des familles des moines sont le fruit d’une certaine exaspération puisque depuis vingt ans et le début de cette enquête difficile, l'Algérie fait tout pour freiner les recherches et les démarches, arguant du fait que ce drame a eu lieu en Algérie et que ses auteurs sont Algériens. En 2014, les juges français Marc Trévidic - qui a pris la suite des juges Jean-Louis Bruguière et Jean-François Ricard - et Nathalie Poux parviennent enfin à se rendre en Algérie avec leur équipe d'experts pour autopsier les têtes des moines (leurs corps n'ont jamais été officiellement retrouvés). Mais les prélèvements effectués, qui pourraient s'avérer décisifs pour découvrir enfin les coupables du massacre, sont toujours bloqués en Algérie car les autorités refusent toujours de les laisser sortir du territoire.

Ainsi, toutes les questions demeurent et la justice française cherche encore aujourd’hui à connaître la vérité.

Malheureusement, plus le temps passe, plus la vérité semble s’éloigner sur les tenants et les aboutissants de ce drame. Qui a enlevé, puis décapité, les sept moines ? Les islamistes du GIA ? Ou est-ce une bavure des services secrets algériens, qui auraient mis cette action sur le compte du GIA ? Encore aujourd’hui malgré les divers témoignages, les diverses rumeurs et les hypothèses avancées, les spéculations sont toujours vivaces.

La thèse sur l’implication d’Alger dans cette affaire, vient du fait que Zitouni s’est révélé être un pion et le jouet des services spéciaux algériens. Pour les défenseurs de cette théorie, la Direction du contre-espionnage, aurait fini par se résoudre à faire enlever les moines sous couvert d'une "opération islamiste de Djamel Zitouni" avec pour triple objectif de : Contraindre les moines, qui soignaient les insurgés, de quitter la région, discréditer les islamistes et enfin, obtenir la reconnaissance de la France en faisant libérer les otages par l'armée.

Il n’y a toujours pas de preuves tangibles qui peuvent étayer cette affirmation. Cependant, ce ne serait pas impossible puisque depuis la victoire de Chirac à la présidentielle de 1995, le gouvernement Juppé avait voulu prendre ses distances avec les autorités algériennes qui faisaient alors face aux islamistes armés. Juppé, Premier ministre (qui croyait d’ailleurs naïvement que l’Etat algérien et son armée finiraient par vaciller), Debré, ministre de l’Intérieur et Charette, ministre des Affaires étrangères, n’étaient pas de grands spécialistes des relations internationales et leur incurie était flagrante sur les questions méditerranéennes et surtout de terrorisme. Charles Pasqua, qui avait été ministre de l’Intérieur de 1993 à 1995 et qui avait soutenu discrètement mais avec force les autorités algériennes durant les premières années de la décennie noire, n’était plus là. A partir des attentats qui touchèrent Paris durant l’été 1995, Pasqua (qui avait fait le choix de Balladur) s’était d’ailleurs réconcilié avec Chirac et lui avait proposé de réactiver ses fameux réseaux. Dans l’affaire des moines de Tibhirine, Pasqua proposa alors à l’Elysée les services de Jean-Charles Marchiani, le célèbre libérateur des otages du Liban et des pilotes français captifs en Bosnie. Ce dernier se rendit donc en Algérie et participa aux négociations secrètes pour la libération des religieux. Toutefois, Juppé désavoua cette démarche et y mit brusquement fin…

Aujourd’hui, dans le contexte actuel de lutte contre le terrorisme et la coopération franco-algérienne dans ce domaine, la raison d’Etat risque fort de prévaloir sur la vérité. Et malheureusement, beaucoup de questions resteront encore sans réponses. La lumière sur les responsabilités réelles dans la mort des sept moines de Tibhirine est encore loin d’être faite…

D’où vient cette réputation qu’ont les services algériens de manipuler les groupes djihadistes comme AQMI agissant dans la région ?

Cette réputation vient de la décennie noire de la guerre civile algérienne. Si l’Etat algérien est un des rares Etats à avoir remporté une guerre asymétrique, il le doit en grande partie au précieux travail de ses services spéciaux. Les responsables algériens des services secrets de l’époque avaient été à bonne école : dans leur jeunesse, durant la guerre d’indépendance, il avait combattu l’armée « coloniale » et les services français qui excellaient alors dans les opérations d’infiltration et d’intoxication (« bleuite » du colonel Godard et du capitaine Léger). Après l’indépendance, tous les officiers algériens furent formés par les maîtres espions du KGB…

Les services secrets algériens sont une émanation du ministère de l’Armement et des Liaisons générales (MALG), dont l’histoire est étroitement liée à la guerre d’Algérie. Cette structure est devenue ensuite la Sécurité militaire (SM) puis le Département du renseignement et de la sécurité (DRS). Terriblement efficace, cette machine a aidé les militaires à s’installer au pouvoir et contrôle pratiquement tout. Dans les années 1990, les hommes du DRS vont donc assurer la sauvegarde du régime contre le terrorisme islamiste, certes par la force mais aussi et surtout par la ruse : ainsi, ils ont alors infiltré les différentes milices, « retourné » certains activistes et ont manipulé les divers courants en les montant les uns contre les autres…

Quel crédit apporter à cette réputation ?

Vous savez, comme je le dis souvent, la théorie du complot est une seconde religion dans le monde arabe. On fantasme souvent sur le rôle des Moukhabarat (ou du Mossad d’ailleurs) dont on voit les mains partout.

Même si les Algériens connaissent très bien tous les groupes djihadistes de la région, notamment pour les avoir aussi infiltrés, et même si certains accords « secrets » entre les services algériens et certains membres d’AQMI ont été possibles, notamment pour « sanctuariser » le territoire algérien, il faut néanmoins rester très prudent sur ces questions, surtout sans preuves irréfutables.

Si les services de renseignements algériens manipulent AQMI, comment expliquer les attaques ayant frappé les intérêts algériens comme par exemple celle du complexe gazier de Tiguentourine, près d’In-Amenas en janvier 2013 ? Les services algériens se sont-ils eux-mêmes fait manipuler ?

La réponse est dans votre question. Par ailleurs, pour manipuler les services algériens, il faut se lever de bonne heure ! Comme je l’ai dit plus haut, même si les services algériens connaissent très bien ces groupes et les ont sûrement noyautés, affirmer qu’ils contrôlent totalement AQMI semble pour le moins très exagéré…

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !