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1914-2014 : l’Europe fantôme… comment les empires disparus continuent de hanter le continent et la construction européenne
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Mémoire longue

Le sommet européen qui s'achève dimanche, en dépit des ambitions affichées, aura été une fois de plus l'occasion de révéler l'impuissance de Bruxelles sur de nombreux dossiers continentaux, en particulier celui de l'élaboration d'une défense commune. Si d'aucuns théorisent souvent sur les échecs politiques et économiques de l'Union Européenne, on oublie souvent d'en analyser les causes historiques.

David Engels

David Engels

David Engels est historien et professeur à l'Université Libre de Bruxelles. Il est notamment l'auteur du livre : Le déclin. La crise de l'Union européenne et la chute de la République romaine. Quelques analogies, Paris, éditions du Toucan, 2013.

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Atlantico : Peut-on dire que les appartenances des citoyens européens à des zones historiques diverses (empire austro-hongrois, empire ottoman, Europe de l'Ouest, etc.) expliquent d'une certaine façon les fractures politiques qui traversent actuellement le Vieux Continent ?

David Engels : Certes, l’héritage historique des peuples européens joue un rôle important dans leur manière d’entrevoir le contact avec leurs voisins et l’unification européenne : la tradition étatique française, l’insularité anglaise, le modèle fédéral allemand, l’enchevêtrement ethnique des Balkans, marqué à la fois par des revendications nationalistes et la tradition fédérale des anciens empires multi-ethniques etc. Mais ces particularités suffisent-elles à expliquer les fractures majeures qui traversent le continent ? Je ne crois pas, car la situation est bien trop complexe et dépend aussi de questions essentielles comme des majorités actuellement en place, des écarts potentiels entre gouvernements et populations, la vision de plus en plus problématique de l’UE dans son ensemble, etc.

Les récents événements en Ukraine ont démontré les tiraillements qui animent une société partagée entre son attraction historique pour Moscou et la tentation de "passer à l'Ouest" politiquement. Cette séparation peut-elle s'expliquer par l'histoire même d'un pays partagé entre la Pologne catholique et la Russie orthodoxe ?

Cet aspect est évidemment très important. Mais au-delà de sa dimension historique, la situation actuelle de l’Ukraine est surtout dominée par la question qui se pose à tous les États-nations encore autonomes du continent et qui se demandent si, face à l’émergence d’empires continentaux comme la Chine, l’Inde, le Brésil ou l’Amérique du Nord, la meilleure manière de garantir leur survie ne serait pas l’adhésion à un ensemble supranational protecteur. Et le tiraillement de l’Ukraine entre le nationalisme, l’allégeance russe et l’accès à l’UE reflète de manière paradigmatique les trois voies qui sont actuellement proposées à notre continent. Soit Bruxelles, c'est-à-dire un système ultra-libéral régi par une technocratie impersonnelle en mal de légitimité démocratique et basé essentiellement sur des valeurs universalistes. Soit Moscou, c'est-à-dire un système protectionniste, contrôlé par un pouvoir plébiscitaire et défendant des valeurs culturelles très traditionalistes. Soit le cloisonnement souverainiste qui espère garantir l’autonomie nationale par le louvoiement entre les grandes puissances, avec le risque de devenir, un jour, le satellite politique du plus offrant. Ainsi, le choix de l’Ukraine reflète paradoxalement le dilemme auquel sera confronté le citoyen européen lors des élections de 2014 : appuyer l’universalisme de l’UE, la transformer en un modèle plus traditionaliste et plébiscitaire, ou revenir à l’État-nation.

La Grèce, pays qui occupe tous les jours l'actualité économique, est réputée pour son inventivité en matière de contournement des impôts. Cette mentalité nationale peut-elle s'expliquer par l'histoire relativement récente d'un peuple dont l'expérience étatique a été extrêmement courte ?

Provenant moi-même d’une petite région tiraillée entre deux grandes cultures [nda, la Communauté Germanophone de Belgique, où se recoupent l’influence francophone et allemande], je suis conscient qu’il est très malaisé de définir des « caractères nationaux » sans procéder à des simplifications problématiques. Néanmoins, je crois que le problème de l’indépendance étatique n’est pas le facteur central dans le problème grec, si l’on pense par exemple que l’État grec est contemporain de l’État belge (1830) et que l’indépendance de beaucoup d’autres nations européennes est nettement plus récente, comme par exemple les pays baltes (1918/1990) ou la Hongrie (1867/1918), sans que la situation fiscale soit comparable. Personnellement, j’insisterais plutôt sur l’importance du passé ottoman, dont la corruption était proverbiale, et dont l’organisation tributaire et la stratification religieuse ont favorisé à la fois l’immobilisme économique et un certain esprit d’opposition à tout pouvoir organisé.

Plus largement, l'Union européenne a germée dans le cadre de la CEE, un accord économique qui réunissait exclusivement des pays d'Europe de l'Ouest. Peut-on dire que le projet commun européen a commencé à prendre du plomb dans l'aile lorsqu'il a fallu intégrer les pays de l'Est dont l'histoire et la culture politique étaient totalement divergentes des nôtres ?

Non, je ne crois pas, et ce pour deux raison. D’un côté, nous voyons de plus en plus que le problème principal de l’UE réside dans son refus farouche de dépasser le cadre ultra-libéral d’une simple zone de libre-échange et de devenir véritablement le protecteur des intérêts sociaux et culturels de l’espace qu’elle domine, et qui ne se définit pas en terme d’économie, mais d’appartenance à une même civilisation. Si l’UE continuait sur ce chemin purement rationaliste et matérialiste, comment refuser par exemple l’adhésion d’Israël ou même du Japon, économiquement et institutionnellement pourtant nettement plus compatibles que, par exemple, la Biélorussie ? Pour être crédible, l’UE devrait rassembler des pays partageant un même destin culturel millénaire, et non une même structure économique éphémère. Ainsi, d’un autre côté, je ne serais pas du tout d’accord de qualifier les pays de l’Est comme « historiquement et culturellement totalement divergents » de nous. Bien au contraire : historiquement et culturellement, l’Allemagne est nettement plus proche de la Pologne que du Portugal, et l’Italie l’est beaucoup plus de la Croatie que du Danemark. De plus, je vois une nette différence entre la culture européenne dans son ensemble (et qui se définit par l’expérience du christianisme, l’utilisation des langues romanes, germaniques et slaves et le partage d’une dynamique historique spécifique) et d’autres grandes cultures comme la culture musulmane, indienne ou chinoise. Comparées à l’altérité culturelle de ces autres civilisations, les différences entre Espagnols, Français, Allemands et même Russes paraissent bien anecdotiques.

Faut-il repenser en conséquence le concept même d'un état transnational ? De quelle manière ?

Certainement. L’unification européenne rentre dans ses années décisives. Le modèle de l’UE a vécu, et le bricolage institutionnel pratiqué pour le moment mènera le continent tôt ou tard à sa perte, car son idéologie néolibérale, ses institutions opaques et antidémocratiques ainsi que son refus de s’attaquer à la question sociale et identitaire de notre civilisation, lui ont fait perdre sa légitimité. La tentation du retour au souverainisme est compréhensible, mais relancerait vite le continent dans une nouvelle compétition sociale et économique dont le premier perdant serait le citoyen. Ainsi, de mon point de vue, la seule bonne réponse aux questions soulevées par les eurosceptiques ne serait pas moins d’Europe, mais plus d’Europe – mais non pas l’Europe de l’UE, mais une autre, nouvelle Europe, forte, transparente, sociale, unie, fière de ses racines culturelles et légitimée par l’adhésion du citoyen à un gouvernement central. Ce sera d’ailleurs le sujet d’un petit livre polémique que je prépare pour le moment et qui sera intitulé : « Dites NON au déclin ».

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