Russie : face au terrorisme, les fractures de la guerre des avatars dans le sillage des attentats de Charlie Hebdo<!-- --> | Atlantico.fr
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Charlie Hebdo Je suis Charlie
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©Reuters

Bonnes feuilles

Sergeï Medvedev a publié "Les quatre guerres de Poutine, Ce que la Russie nous prépare" aux éditions Buchet Chastel. La Russie de ce début du XXIe siècle mène quatre combats. Sergeï Medvedev nous livre une analyse lucide de la situation de la Russie et du futur qu'elle nous réserve. Extrait 2/2.

Sergeï Medvedev

Sergeï Medvedev

Sergeï Medvedev est né en 1966. Historien spécialiste de la période postsoviétique, son travail s'enrichit des apports de la sociologie, de la géographie et de l'anthropologie de la culture.

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La Russie est un pays unique qui sait faire preuve d’originalité dans n’importe quel domaine. Pendant que le monde entier (en tout cas, sa partie occidentale) exprimait sa solidarité avec les victimes des attaques terroristes à Paris le 13  novembre 2015 (en une seule nuit, près de 130  personnes périrent au Bataclan et aux terrasses de bars et restaurants), un nouveau gros scandale a éclaté sur les réseaux sociaux russes. Des dizaines de milliers d’utilisateurs russes ont affiché sur leurs photos de profil les couleurs bleu-blanc-rouge du drapeau français, en signe de deuil et de solidarité avec la France, alors que d’autres utilisateurs, des patriotes, reprochaient aux premiers de ne pas avoir manifesté leur deuil pour deux cents Russes qui avaient péri deux semaines auparavant, dans l’explosion de l’Airbus au-dessus du Sinaï, le 31 octobre 2015. Une « guerre sainte » a éclaté sur Internet au sujet du « bon » et du « mauvais » deuil, de telle ou telle couleur des profils, et des lieux où déposer des fleurs. Les victimes de cette guerre furent nombreuses : des milliers d’amis et d’abonnés sur les réseaux sociaux bannis ou bloqués et des dommages réputationnels. En réponse aux couleurs du drapeau français, un logo russe fut proposé : la silhouette d’un avion sur fond de drapeau tricolore russe stylisé. Ce logo fut immédiatement affiché sur le profil de dizaines de milliers d’autres utilisateurs. Certains adoptèrent également des positions pacifistes : ils affichaient sur leur photo de profil les couleurs russes à l’horizontale et les couleurs françaises à la verticale.

La nervosité de cette réaction à l’attaque terroriste sur les réseaux domestiques russes a substitué, à la compassion et à la solidarité, des accusations et des chamailleries internes qui ont fait apparaître au grand jour une conscience collective malade. Le premier diagnostic est celui du ressentiment, de l’orgueil ulcéré qui cherche n’importe quel prétexte pour s’offenser et voit partout de la russophobie et une conspiration mondiale contre la Russie. En ce sens, il était édifiant d’observer l’outrage unanime ressenti par les politiques et les médias russes au vu de la caricature de l’attaque terroriste dans le Sinaï publiée par Charlie Hebdo. Avec la désinvolture propre à ce journal satirique, le dessinateur représentait des décombres de l’avion russe tombant sur des islamistes. La légende disait : « Daesh : l’aviation russe intensifie ses bombardements ». Selon les statistiques de la fréquentation du site du journal, le jour de la sortie du numéro en question, les connexions russes ont totalisé 42,5 % de toutes les visites, à savoir 2,5 fois plus que les visiteurs français. Instantanément, Charlie Hebdo est devenu bien plus populaire en Russie, où peu de gens lisent en français, qu’en France. C’est ainsi que « la sympathie universelle » propre aux Russes s’est transformée en un outrage universel : l’âme russe, turbulente, semble errer dans le monde à la recherche de lieux où l’on a porté offense à ses sentiments, que ce soit à Kiev, à Paris ou sur Internet. Le manque d’attention est également perçu comme un outrage : on ne nous a pas remarqués, pas appréciés, pas pris en compte ! Il s’agit d’une véritable Lust und Leidenschaft, la passion de la souffrance, comme disent les Allemands qui s’y connaissent bien, ayant vécu leur propre époque de ressentiment pendant la République de Weimar qui s’est soldée par l’arrivée du nazisme. Le célèbre slaviste américain Daniel Rancourt-Laferriere a défini ce phénomène culturel comme le « masochisme moral et le culte de la souffrance », le désir d’être humiliés et offensés.

Le second diagnostic à établir quand on dresse le bilan de la discussion sur les photos de profil, c’est l’hypocrisie. Ceux qui ont affiché les couleurs du drapeau français furent accusés de mépriser les malheurs du tiers-monde. Ainsi, un utilisateur de Facebook de Krasnoïarsk, Dan Nazarov, a publié la photo terrible d’un attentat au Kenya où, le 2 avril 2015, les Shebab avaient froidement abattu 148 étudiants chrétiens de l’université de Garissa. L’utilisateur a posé des questions rhétoriques : « Avez-vous entendu parler de cet événement dans les médias ? Les gens ont-ils porté des fleurs à l’ambassade du Kenya ? Pourquoi une telle sélectivité dans la compassion ? Les uns sont donc des humains, et les autres ? » (13 000 likes et 20 000 partages). Le reproche de l’auteur est certes justifié – mais pas dans notre pays ! La Russie est l’un des endroits où l’indifférence ostentatoire aux malheurs du tiers-monde est érigée en une vertu d’État, où les chaînes fédérales font peur aux téléspectateurs en leur racontant des bobards sur les immigrés qui auraient envahi l’Europe. Chez nous, les attentats à Paris étaient commentés méchamment : « Voici à quoi mènent la tolérance et l’ouverture ! » Il ne nous appartient pas de discuter des souffrances du tiers-monde.

Notre troisième malheur, c’est la fracture dans la conscience collective russe, qui est en train de s’approfondir. Dans de nombreux pays, les jours de joie et les jours de chagrin provoquent un élan de solidarité nationale, mais chez nous, c’est le contraire. La fête de la Victoire du 9 mai et la Journée de l’unité nationale du 4 novembre, les actes terroristes du Nord-Ost (prise d’otages dans un théâtre moscovite en 2002) et de Beslan (prise d’otages dans une école d’Ossétie du Nord en 2004), les attentats contre la rédaction de Charlie Hebdo et dans les rues parisiennes provoquent des fractures dans notre société. En fait, de telles divisions se produisent en Russie depuis près de cent ans –  depuis la révolution de 1917 et la guerre civile inachevée de 1918-1921, et peut-être même depuis l’époque des réformes de Pierre le Grand au début du XVIIIe  siècle. Notre conscience collective est profondément et maladivement politisée, au sens donné à la politique par Carl Schmitt : il s’agit de rechercher et de stigmatiser les ennemis. La propagande suspecte ceux qui compatissent avec les victimes du Boeing malaisien, de Charlie Hebdo, de Paris et, plus généralement, de l’Occident d’être des ennemis, une cinquième colonne. Et même le dépôt de fleurs non autorisé par le pouvoir, par exemple, devant l’ambassade des Pays-Bas, est considéré comme un acte suspect et potentiellement hostile.

Une « guerre sainte » éclate sur l’Internet russe pour n’importe quelle raison, et aucune manifestation de sentiment ne reste sans reproche : tu as regretté les victimes parisiennes, et pourquoi pas les Russes morts au Sinaï ? Tu es donc un russophobe ! Tu as compati avec les victimes du vol MH17 et pourquoi pas avec les mineurs du Donbass ? Tu es donc un traître ! Tu aides des chiens errants et non des enfants, tu es donc un misanthrope. Tu plantes des arbres, mais ne te soucies pas des gens, tu es donc un éco-fasciste !

Notre espace public s’est transformé en territoire de haine et d’accusations mutuelles, notre société est atomisée et frappée d’anomie sociale, elle est privée d’orientations et d’autorités morales, inapte à la solidarité et à la protestation. Une telle société scindée convient parfaitement au pouvoir autoritaire qui la manipule via les médias et la propagande. Au bout du compte, notre société désunie se divise en deux groupes : le premier est convaincu que le monde entier est hostile à la Russie, et le deuxième considère que la Russie fait partie du monde. Le premier est le parti du ressentiment post-impérial et le second, celui de globalisation. Le premier accuse le monde qui nous entoure de tous les maux : les actes terroristes dans le Caucase et la perte de l’Ukraine, la chute des prix du pétrole et les problèmes sociaux en Russie. « Obama, pas touche à nos retraites ! », ce slogan figurait, il y a quelques années, sur de nombreuses banderoles le Jour de l’unité nationale. Mentionnons encore le soupçon exprimé par un député du parti au pouvoir, Russie unie, Evgueni Fedotov : selon lui, les protestations des camionneurs contre l’instauration de tarifs de péage confiscatoires auraient été orchestrées par la CIA afin de faire tomber le régime russe.

Le deuxième groupe se compose de gens qui considèrent que la Russie fait partie de la communauté internationale : ceux-là réagissent aux tragédies qui se produisent dans le monde. Je vois comment les profils et les photos de couverture se sont succédé sur ma page Facebook au cours de ces dernières années : « Je suis Paris » après les attaques terroristes à Paris, la photo de Boris Nemtsov après l’assassinat de l’opposant politique, « Je suis Charlie », une bande noire en souvenir du vol MH17, le drapeau ukrainien après l’annexion de la Crimée, le marathon de Boston pour l’attentat d’avril  2013, l’équipe du sous-marin Koursk pour l’anniversaire de la tragédie de 2000, le drapeau norvégien après l’acte terroriste de Breivik en juillet  2011… La mémoire défile en arrière, ponctuée par des deuils, et, à chaque fois, la douleur personnelle s’insère dans un contexte politique bien plus large, un acte de compassion qui devient un témoignage de solidarité et d’identité civique.

Il est tout aussi intéressant d’analyser le lien entre les « profils de la compassion » (que ce soit pour les attaques terroristes à Paris, avec Charlie Hebdo ou avec le Boeing malaisien) et les « profils de la protestation » contre le régime actuel (généralement, un ruban blanc devenu en Russie le symbole de l’opposition). De façon évidente, le recoupement entre ceux qui allaient aux manifestations sur la place Bolotnaïa et sur le pont Moskvoretski où Boris Nemtsov fut assassiné et ceux qui changeaient leurs photos de profil et déposaient des fleurs devant les ambassades de France et des Pays-Bas sera très important. Ce sont majoritairement ces 14 % qui, selon les sondages, se trouvent en opposition au régime de Poutine. C’est précisément dans ce segment de la population que naissent des pratiques mémorielles nouvelles : ruban blanc, fleurs devant le mémorial improvisé de Nemtsov, changement d’avatar. À la différence des pratiques étatiques de mémoire collective – telles que le culte officiel du 9  mai ou la Journée de la ville  – inventée par des bureaucrates, il s’agit de pratiques purement privées, qui viennent d’en bas, de la société civile.

Rappelons-nous ici l’action annuelle du « Régiment immortel » au cours de laquelle les gens sortent pour une marche en brandissant des portraits de leurs proches morts au cours de la Grande Guerre patriotique, le mouvement « La dernière adresse » qui installe des plaques commémoratives sur les maisons où habitaient les victimes des purges staliniennes, l’action annuelle intitulée « Le retour des noms » (lecture de la liste des fusillés devant le monument aux victimes de la répression stalinienne sur la place Loubianka à Moscou). L’État perçoit ces actions avec suspicion car elles sont devenues des points de cristallisation de la conscience civique, de la mémoire en tant qu’acte de résistance aux machines de la terreur – communiste, islamiste ou policière. Dans la Russie poutinienne, la mémoire civique lance un défi au pouvoir : elle est porteuse de protestation dans la mesure où la compassion et le deuil deviennent une affaire commune, res publica. Le sentiment privé se transforme en sentiment public et devient finalement politique – ce qui ne diminue en rien la sincérité de l’émotion privée d’origine.

C’est pour cette raison que beaucoup parmi nous, lorsqu’ils changent leur photo de profil aux couleurs du drapeau français, regrettent non seulement ceux qui ont péri à Paris, mais également les 224  passagers tués dans le ciel au-dessus du Sinaï (dont le président Poutine, honteusement, n’a pas pipé mot pendant deux semaines), ainsi que les victimes de Beslan et du « Nord-Ost », du Kenya et de Beyrouth. Dans le même temps, nous nous apitoyons sur nous-mêmes qui, sans qu’on nous le demande, sommes entraînés dans un conflit au Proche-Orient et la lutte globale contre le terrorisme. Pour périphraser John Donne : ne demande jamais sur qui s’apitoie cet avatar, car il s’apitoie sur ton sort.

A lire aussi : La Crimée : le territoire du subconscient russe

Extrait du livre de Sergeï Medvedev, "Les quatre guerres de Poutine, Ce que la Russie nous prépare", publié aux éditions Buchet Chastel.

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