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Pourquoi Bernie Sanders a raison de dire que les pauvres ne votent pas mais se trompe lourdement sur le fait que ça le désavantage lui
©Reuters

Explications

Ayant perdu à ce stade de la course à l'investiture 17 Etats sur 18, Bernie Sanders commence à tirer les conclusions de sa défaite, en affirmant que cela est dû au fait que "Les pauvres ne votent pas!". Une affirmation qui traduit une certaine réalité tout en en objectant une autre.

Jean Petaux

Jean Petaux

Jean Petaux, docteur habilité à diriger des recherches en science politique, a enseigné et a été pendant 31 ans membre de l’équipe de direction de Sciences Po Bordeaux, jusqu’au 1er janvier 2022, établissement dont il est lui-même diplômé (1978).

Auteur d’une quinzaine d’ouvrages, son dernier livre, en librairie le 9 septembre 2022, est intitulé : « L’Appel du 18 juin 1940. Usages politiques d’un mythe ». Il est publié aux éditions Le Bord de l’Eau dans la collection « Territoires du politique » qu’il dirige.

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Atlantico : Ce dimanche sur le plateau de l'émission Meet The Press (NBC), Bernie Sanders a expliqué sa défaite par le fait que "Les pauvres ne votent pas!". Dans quelle mesure peut-on affirmer qu'il a raison ? 

Jean Petaux : Avant de trancher sur le caractère fondé ou non de la réflexion de Bernie Sanders, il faut d’abord s’entendre sur "qui sont les pauvres ?".  Aux Etats-Unis (comme au Canada) à la différence de ce qui vaut pour les Etats-membres de l’UE, on définit un seuil de pauvreté absolue et non pas relative (autrement dit calculé par rapport au revenu médian au sein d’un Etat). Pour une personne seule, le seuil de pauvreté aux USA était fixé à 10.830 $ en 2009. Les experts américains estiment à 15% de la population des USA la part qui vit sous le seuil de pauvreté (46,5 millions d’habitants). Dans les années 1990, on considérait qu’un enfant américain sur quatre vivait sous le seuil de pauvreté et un enfant afro-américain sur deux sous ce même seuil. En règle générale, les experts états-uniens considèrent que la proportion de la population des USA qui vit sous le seuil de pauvreté est bien plus importante que celle indiquée par les statistiques officielles pouvant atteindre, selon certaines analyses, le pourcentage impressionnant de 30% du total des Américains.

On peut considérer que Bernie Sanders a utilisé le terme "pauvres" sans définir précisément cette "catégorie pratique". Sont "pauvres" dans la logique politique et idéologique de Sanders toutes celles et ceux qui sont dominés, exploités, qui n’ont pas accès au capital financier bien évidemment, mais qui ne possèdent pas non plus de capital culturel, social, relationnel, etc. 
Ce que dit Sanders n’est absolument pas nouveau. Chez Marx (quelque part une des références de Sanders), le comportement politique des "pauvres" est déjà pointé du doigt. Dans son analyse de la construction des classes sociales et surtout du "prolétariat", Marx considère que la "classe ouvrière" n’est pas, spontanément, une "classe pour soi". Il faut tout un processus de prise de conscience dit Marx pour que le prolétariat s’organise et se constitue en classe en tant que telle. Il existe d’ailleurs, dans la théorie marxiste, une classe que Marx nomme le "lumpenprolétariat" (le "sous-prolétariat") qui est tellement exploité, tellement dominé qu’il se fait très souvent l’allié du détenteur du capital. Ce "lumpen" est littéralement "aliéné" : non seulement il ne vote pas mais s’il lui prend l’envie de voter il votera comme son patron, comme "son maitre".

"Les pauvres ne votent pas" : Sanders a raison mais cela n’est pas la seule variable explicative de son éventuelle défaite face à Hillary Clinton. En posant ainsi une telle appréciation, il entend être le seul "porte-parole des pauvres", lesquels pauvres n’étant pas mobilisés et ne votant pas font qu’il n’obtient pas le score attendu (par lui et ses soutiens) face à sa rivale. C’est un syllogisme. Mais c’est aussi une autoproclamation de sa part car rien n’indique que les pauvres se reconnaitraient dans ses propositions s’il avait su les leur communiquer. Rien n’indique, a priori, qu’ils ont envie que Bernie Sanders soit leur porte-parole…

Selon les chiffres du recensement américain, 24,5% des citoyens américains de 18 ans et plus et gagnant moins de 10 000 dollars par an ont voté lors des élections de 2014, ce qui fait que 75,5% ne l'ont pas fait. Retrouve-t-on de tels résultats pour ce qui est des classes les plus défavorisées en France ? Les ressorts de la dépolitisation des classes les plus défavorisées aux Etats-Unis et en France sont-ils identiques ? 

Encore ne prenez-vous en compte que celles et ceux parmi les électeurs qui sont inscrits sur les listes électorales américaines. On estime que seulement la moitié de la population des USA en âge de voter est inscrite sur les listes électorales avec, bien évidemment, des situations très différentes en fonction des catégories sociales. Les plus démunis sont encore moins inscrits bien évidemment que les plus favorisés. Il n’est donc pas abusif de considérer que seuls 10% des Américains vivant sous le seuil de pauvreté ont voté en 2014…

En France, les travaux sur l’abstention montrent la même chose. L’électeur "outsider", en France comme outre-Atlantique, est porté par ce que Gabriel Almond et Sydney Verba nomment dans leurs travaux des années 1960, une "culture politique de sujétion". Autrement dit, ils considèrent que tout ce qui se rapporte à la politique leur est étranger, que leur vote n’aura aucune espèce d’intérêt, que "tout est joué d’avance" et que leur "voix" (au double sens du mot, "vocal" et "électoral") importera peu et ne pèsera rien. Ils sont aussi, par ailleurs, totalement déçus par l’action des politiques en ayant la conviction profonde que non seulement leur opinion est ignorée, mais qu’ils sont eux-mêmes totalement oubliés des politiques publiques. Ils se considèrent comme "sujets" et s’excluent du processus électoral.

Ce qui les ramène sur le chemin du bureau de vote, c’est soit une offre électorale radicalement nouvelle et qui n’a encore jamais été "testée", soit une ultime volonté de "virer tous ceux qui sont là" ("tous ces incapables"). Dans les deux cas, le Front national en France (mais également l’extrême-droite ou la droite populiste en Europe) est idéalement placé pour amener à voter cet électorat désillusionné. En 1974 et en 1981, l’abstention au second tour a été très faible (12,1% en 1974 – le record – et 14,1% en 1981). Dans les deux cas, la perspective d’une "grande alternance" et l’idée d’essayer un "truc nouveau" (le programme commun d’Union de la gauche en 1974, le socialisme modèle Mitterrand en 1981) ont été deux facteurs qui ont mobilisé des électeurs qui ne se sont pas déplacés, par exemple, en 1969, ou même au premier tour de 2002 où l’abstention a été considérable (28,4% : record pour un 1er tour).

Si l'on regarde l'électorat de Bernie Sanders, on constate que celui-ci est essentiellement composé de blancs diplômés, et non pas de personnes appartenant aux classes défavorisées. Ce constat semble appuyer les propos de Thomas Frank dans son livre Pourquoi les pauvres votent à droite. Comment expliquer, d'une manière générale, le report des voix de ces classes défavorisées, votant historiquement à gauche, à droite ? Y-a-t-il des spécificités américaines à ce basculement ou retrouve-t-on les mêmes motivations en France ? Quelles leçons pour les partis de gauche ? 

Les travaux de Thomas Frank sont tout à fait rigoureux et scientifiques. Mais il ne dit pas, comme vous le laissez entendre dans votre question, que les classes défavorisées votent historiquement à gauche. J’ai cité les travaux de Marx précédemment, il est arrivé très régulièrement dans l’Histoire que les plus démunis, les plus défavorisés rejettent les partis de gauche. Tout simplement parce qu’il se peut très bien que les partis de gauche se montrent incapables de répondre aux attentes de ces catégories. Dans l’Allemagne de la République de Weimar, le SPD (Parti social-démocrate) et le KPD (le Parti communiste allemand) ont été incapables d’enrayer la crise financière et l’hyper-inflation qui a considérablement appauvri les plus pauvres. Les socialistes, en co-gérant le gouvernement allemand avec le Zentrum, les communistes en refusant une alliance de type "Front populaire" par haine des socio-démocrates et en se mûrant dans une opposition systématique qui va d’ailleurs participer avec d’autres facteurs à l’arrivée de Hitler au pouvoir. C’est le Parti national-socialiste des travailleurs allemands (NSDAP) d’Adolf Hitler qui a obtenu une majorité relative de sièges au Reichstag en 1932-1933, qui a proposé une offre électorale et programmatique faisant croire aux ouvriers et employés, et surtout aux millions de chômeurs issus de la crise de 1929 qu’ils allaient retrouver un emploi et avoir une prise en compte de leurs souffrances. C’est aussi ce qui est arrivé 10 années auparavant avec le fascisme italien.

Dans les deux cas, les plus défavorisés, qui ont le sentiment qu’aucune politique ne répond à leur malheur, se moquent de savoir si la solution "vient de la gauche" ou d’ailleurs. S’ils constatent que la gauche est impuissante à régler leurs problèmes, ils n’ont aucune raison de voter pour des candidats de gauche. Ils "essaient autre chose". C’est la loi de la démocratie. Les partis de gauche ne sont en rien propriétaires des voix de la classe ouvrière. Si la politique qu’ils proposent est mauvaise pour cette même classe ouvrière (ou, ce qui revient au même du point de vue du ressenti, si elle ne donne pas les résultats escomptés par cette classe sociale), alors ils font l’objet d’un rejet politique qui se traduit soit par une absence de mobilisation en faveur des candidats qui se présentent sous cette étiquette de gauche (abstention forte qui revient à un rejet), soit par le choix d’autres candidats totalement opposés (refus clair et net explicitement exprimé). C’est la raison pour laquelle certains, à gauche, ont eu la surprise, ces dernières élections, après des "opérations  de mobilisation des abstentionnistes" dans les quartiers les plus défavorisés, de voir ces électeurs qui "boudaient chez eux" et ne se déplaçaient plus pour voter, retrouver le chemin du bureau de vote pour aller voter…. Front national cette fois-ci !

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