Harold James : "Les démocraties occidentales ont plus besoin de refonder le système de Bretton Woods que de se lamenter sur l’impasse dans laquelle se trouverait le capitalisme"<!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
Economie
Harold James : "Les démocraties occidentales ont plus besoin de refonder le système de Bretton Woods que de se lamenter sur l’impasse dans laquelle se trouverait le capitalisme"
©ERIC PIERMONT / AFP

Economie mondiale

Harold James, professeur en études européennes, professeur d'histoire et d'affaires internationales à l'Université de Princeton, revient en exclusivité pour Atlantico sur les récentes déclarations du ministre de l'Economie Bruno Le Maire, auprès de la rédaction du Point, qui considère que "le capitalisme que nous avons connu au XXe siècle est dans une impasse".

Harold James

Harold James

Harold James est professeur en études européennes, professeur d'histoire et d'affaires internationales à l'Université de Princeton. Harold James est un historien de l'économie spécialisé dans l' histoire de l'Allemagne et l'histoire économique européenne. Il est professeur d'histoire à l'Université de Princeton et à la Woodrow Wilson School of Public Affairs et International Affairs . Il est également membre principal du Center for International Governance Innovation.

Voir la bio »

Atlantico.fr : Interrogé par Le Point il y a quelques jours, le ministre français de l'économie, Bruno Le Maire, a critiqué le capitalisme qui serait, d’après lui, dans une impasse. Il a en effet accusé le capitalisme d'être responsable de trois problèmes mondiaux : l'accroissement des inégalités, les problèmes environnementaux et les régimes autoritaires. Comment expliquer de telles déclarations venant d'un défenseur du libéralisme et du progressisme ?

Harold James : Il y a en effet aujourd’hui un désenchantement généralisé autour du capitalisme. Je pense que c’est à ce désenchantement que le ministre veut répondre d’une manière consensuelle, c’est-à-dire sans risquer de perdre des voix ou des soutiens politiques.

Il veut être rassurant et fait la critique du libéralisme, critique qui fait partie de la rhétorique habituelle de la politique française, à droite comme à gauche. Cela explique que souvent les libéraux n’assument pas cette expression pour se définir. La critique systématique du capitalisme ne coûte pas bien cher, et l’on ne devrait par conséquent pas s’attendre à ce qu’un ministre puisse faire un bilan nuancé des avantages et des coûts comme on pourrait l’entendre dans un congrès universitaire.

Je ne crois vraiment pas que le capitalisme puisse à lui tout seul favoriser l’apparition de régimes autoritaires, pas plus que je ne le tiens pour responsable de la destruction de l’environnement. Il convient de rappeler que la plus grande partie des catastrophes qui ont eu lieu au cours des cent dernières années a découlé de la planification, c’est-à-dire d’approches réglementaires non démocratiques et anti-marché.

Ce qu’il y a eu de génie dans le capitalisme dans le passé, c’est d’avoir résolu des problèmes en offrant un moyen de combiner des idées et des initiatives émanant d'un très grand nombre de personnes et de récompenser les innovations utiles (tout en pénalisant les comportements dysfonctionnels).  Ces possibilités existent toujours aujourd’hui : il y a par exemple une large panoplie de solutions pour fixer le dioxyde de carbone présent dans l’air, ou pour développer des sources d'énergie non carbonées. Nous devrions arrêter de penser que nous pouvons compter sur les technocrates, que ce soit pour diriger ou pour réguler le capitalisme : nous devons tous nous engager en tant que citoyens dans la prise de décisions collectives.

Le capitalisme peut d’abord produire toutes sortes de conséquences involontaires, y compris avoir un impact néfaste sur l'environnement, mais le mécanisme du marché est également le moyen le plus efficace de résoudre ces problèmes (pensons par exemple aux taxes carbone). Evidemment les États peuvent et doivent décider comment allouer les coûts de la manière la plus juste et la plus équitable possible. Ils peuvent se servir des marchés et les orienter. Mais un réformateur efficace doit aussi vendre sa politique politiquement, et certains des réformateurs les plus efficaces du capitalisme ont ainsi insisté sur le fait qu'ils offraient une alternative au vieux capitalisme. C'est ainsi que le grand réformateur allemand Ludwig Erhard, dans les années 1940, a vendu ses politiques très pro-marché comme une alternative à la fois à l'économie planifiée et à ce qu'il appelait au XIXe siècle le "libéralisme de Manchester", c’est-à-dire le libéralisme britannique, selon lui brutal et non-régulé. Il a appelé cette nouvelle politique « économie sociale de marché » (soziale Markwirtschaft). La Révolution française ressemblait aussi à une protestation de masse contre les privilèges et le pouvoir économique, mais a produit en fin de compte le cadre législatif nécessaire à l’émergence d’un ordre marchand, autrement dit capitaliste.

Nous nous tournons régulièrement vers le passé - vers la rhétorique de l'anticapitalisme - lorsque nous nous inquiétons de l'avenir. Plus nous sommes incertains de ce qui nous attend, plus nous nous accrochons à ce qui a été. Moins nous en savons sur l'avenir, plus nous sommes convaincus que nous comprenons et croyons vraiment ce que nous avons été. Le monde d'aujourd'hui est particulièrement déboussolant et exigeant, mais cela ne veut pas dire que nous devons abandonner face à ce défi de taille.

Pouvez-vous évaluer brièvement le capitalisme mondialisé ? Quels sont, à votre avis, les principaux avantages et inconvénients de notre système actuel de production et d'échange ?

Le capitalisme mondialisé a sorti un grand nombre de personnes de la pauvreté. Il a rendu la vie plus confortable et potentiellement plus riche et plus intense - pensez aux vastes quantités d'informations et de divertissements qui sont maintenant à la portée de la plupart des gens. Comparez cela à la fin du XIXe siècle, où il fallait faire un long voyage pour écouter un orchestre ou assister à un concert, ou même au milieu du XXe siècle, où les disques vinyle étaient rares et chers. Ou pensez à l'impact des progrès de la médecine. Les inconvénients résident dans les incertitudes quant à l'avenir - sur la sécurité de l'emploi, mais aussi sur l'environnement et l'état de la société. Il est facile de vouloir se réfugier dans ce qui apparaît rétrospectivement comme un monde plus sûr et plus prévisible, et dans lequel les contacts humains étaient peut-être moins nombreux mais plus intenses.

La vulnérabilité du capitalisme au cours des deux derniers siècles a été marquée par le désordre financier. Les crises de 1873, 1907, 1929-1931, 1971-1973, 2007-2010 ont toutes eu des conséquences sociales et politiques majeures, et ont notamment mené à la formulation de nouvelles doctrines nationalistes souvent violentes et destructrices. Cela s'explique en partie par le fait que les grandes crises financières changent aussi les relations entre États et modifient l'équilibre géographique de l'économie. Nous vivons actuellement une période de transition géopolitique qui présente des parallèles fascinants avec le monde d'il y a un siècle.  Alors l'économie la plus mature était la Grande-Bretagne, mais sa croissance était plus lente que celle des grands challengers : les Etats-Unis et, en Europe, l'Empire allemand, fortement orienté vers l'exportation. Aujourd'hui, il y a une analogie nette avec les États-Unis jouant le rôle de la Grande-Bretagne un siècle plus tôt, et la Chine ressemblant à la société autoritaire mais en croissance rapide de l'Allemagne impériale. Dans ces circonstances, nous devons penser à la meilleure et à la plus juste forme d'organisation sociale.

La vieille défense libérale du capitalisme, mais aussi la défense néolibérale, plus récente, (telle qu'elle a évolué dans les années 1930 en critique du fascisme et du communisme) reposaient sur la liberté, et non sur la production de prospérité. Les libertés les plus fondamentales sont des questions de pensée et d’expression. La question de la prospérité était un sous-produit, et non l'essence, de la liberté.

L'impuissance des Etats est-elle responsable des problèmes évoqués par Bruno le Maire ? Pouvons-nous aujourd'hui traiter ces questions à l'échelon national ?

En effet, les questions de sécurité au sens large (sécurité contre les agressions extérieures, contre la manipulation des médias, mais aussi en termes de santé ou de conditions climatiques) ne peuvent évidemment pas vraiment être traitées au niveau national. C'est en grande partie ce que contient réellement le message de Bruno Le Maire, à savoir que les accords commerciaux internationaux peuvent, par exemple, jouer un rôle vital dans la lutte contre les menaces posées par le changement climatique. L'Europe a beaucoup d'expérience sur la manière de bien faire fonctionner le multilatéralisme, en raison bien sûr de son histoire difficile, mais aussi en matière d'"intégration", c'est-à-dire de compromis et d'arbitrages entre pays dans un but collectif.

Et il y a aussi beaucoup d'autres questions - comment rendre les villes plus vivables et plus humaines par exemple - qu'il est préférable d'aborder à un niveau administratif local. Le problème des inégalités est une question assez pratique dans les faits – il se pose souvent dans des villes dynamiques comme Paris, New York, Shanghai ou Londres, qui sont devenues inabordables pour les gens ordinaires ou même moyennement aisés. La démocratie locale jouera un rôle important dans l'élaboration de meilleures solutions à ce niveau. Ce genre de problème ne peut pas non plus être réglé par de simples mesures fiscales au niveau national.

Comme Dani Rodrik a tenté de le démontrer avec le triangle d’incompatibilité à propos de l'économie mondiale, un choix entre intégration économique, État-nation et démocratie semble toujours nécessaire. Si nous voulons conserver les bénéfices de l'intégration économique, pensez-vous qu'il soit possible de conserver démocratie et Etat-nation avec leurs exigences propres ? Une gouvernance démocratique internationale de l'économie pourra-t-elle un jour être mise en place ?

Le trilemme ainsi formulé est trop simple. La formulation de Rodrik est fondée sur une analogie avec le trilemme macroéconomique classique ou trinité impossible des taux de change fixes, de la mobilité des capitaux et de la politique monétaire autonome. Mais il n'y a jamais de mouvements de capitaux totalement libres, il y a toujours un biais domestique dans l'allocation des capitaux, les taux de change ne sont jamais complètement fixes et la politique monétaire nationale est toujours influencée par les politiques monétaires étrangères. Je pense qu'il y a exactement les mêmes compromis dans le modèle d'économie politique de Rodrik. Un État-nation ne vit pas complètement seul, et la démocratie ne signifie pas que les gens sont libres de choisir absolument tout ce qu'ils peuvent imaginer. Les mécanismes internationaux de coordination - l'infrastructure du multilatéralisme - sont précisément le meilleur moyen de gérer ce type d'arbitrage, en déterminant comment faire rationnellement des choix nationaux qui n'exercent pas une influence ou un effet néfaste sur les autres Etats.

Y a-t-il des leçons à tirer de l'histoire du capitalisme pour formuler des réponses aux critiques qui lui sont adressées ?

Parfois, l'histoire des catastrophes passées de la démondialisation aide à comprendre la nature du problème qui doit être résolu.

Le système de Bretton Woods a été conçu comme un système multilatéral et multipolaire, l'expression de la coalition issue de la guerre (les Nations Unies), dans lequel sécurité et stabilisation économique ont été réunies. Aujourd'hui, il est urgent de mettre en place une structure de gouvernance au niveau mondial, offrant une coordination entre les différents ensembles régionaux.  En 1944-1945, les cinq principaux actionnaires des institutions de Bretton Woods (le FMI et la Banque mondiale) qui devaient avoir leurs représentants au Conseil d'administration, étaient également les pays qui devaient siéger de manière permanente au Conseil de sécurité des Nations Unies, c’est-à-dire les États-Unis, l'URSS, le Royaume-Uni, la Chine et la France. Mais en raison de l'échec de l'URSS à ratifier les accords de Bretton Woods et de la révolution communiste en Chine, le FMI et la Banque mondiale se sont développés dans une direction différente, excluant l'URSS et (dans un premier temps) la RPC.  Et dans la pratique, le système financier international a donc évolué comme un ordre unipolaire, construit explicitement (comme le reconnaissent les statuts du FMI) autour du dollar américain.  Certaines des crises financières contemporaines les plus complexes - l'Ukraine ou le Venezuela - sont également éclipsées par un traitement uniquement sécuritaire ; or sécurité et dimension financière ne peuvent pas être traitées séparément.

Propos recueillis par Augustin Doutreluingne.

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !