"La mort de Zeid et Belmokhtar est une bonne nouvelle" : de quelles morts est-il acceptable de se réjouir en public ?<!-- --> | Atlantico.fr
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La mort d'une personne peut-elle être réjouissante ?
La mort d'une personne peut-elle être réjouissante ?
©Flickr/MiiiSH

J'irai danser sur vos tombes

Le ministre de la Défense, Jean-Yves Le Drian, a récemment affirmé que la mort des deux chefs djihadistes Abou Zeid et Mokhtar Belmokhtar au Nord-Mali était une "bonne nouvelle". Retour sur une déclaration paradoxale qui bouscule le respect des morts tout en s'inscrivant dans la rhétorique de guerre.

Jean-Sébastien Philippart et Damien Le Guay

Jean-Sébastien Philippart et Damien Le Guay

Jean-Sébastien Philippart est un philosophe travaillant sur les questions de religion et d'éducation. Il enseigne actuellement à Bruxelles

Damien Le Guay est philosophe et critique littéraire, auteur de plusieurs livres, notamment de La mort en cendres (Editions le Cerf) et La face cachée d'Halloween (Editions le Cerf).

Il est maître de conférences à l'École des hautes études commerciales (HEC), à l'IRCOM d'Angers. Il est président du Comité  national d'éthique du funéraire et Vice-président de l'Amitié Charles Péguy.

 

 

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Atlantico : Le ministre de la Défense, Jean-Yves Le Drian, a récemment affirmé que la mort des deux chefs djihadistes Abou Zeid et Mokhtar Belmokhtar au Nord-Mali était une "bonne nouvelle". Peut-on encore aujourd'hui se réjouir publiquement de la mort de quelqu'un, même s'il est un ennemi national ?

Damien Le Guay : Il faut ici distinguer la mort des ennemis, surtout en temps de guerre, et la mort des personnes. Qu'un ministre des armées puisse se réjouir de la disparition d'un chef de guerre, voilà qui relève de la logique de la guerre - ou il s'agit d'éliminer, par la force, ceux qui s'opposent à vous armes à la main. Quant à la mort des personnes, elle appartient aux proches, aux familles. De sorte que le désir de tuer, la haine parfois, réservés aux "ennemis", s'arrête avec leur mort. Les cadavres sont d'ordre privé, quand la mort est d'ordre public. La question s'était posée dans les mêmes termes au moment de la mort de Ben Laden. Sa mort avait fait l'objet de grandes réjouissances aux États-Unis. Après le traumatisme du 11 septembre, cela se comprenait ! Mais la vengeance devait-elle interdire que les derniers rituels musulmans et les hommages de ses proches soient rendus à son corps ? Non ! Bien entendu ! Son cadavre était indemne des crimes commis par sa personne ! Il en va de même, mutatis mutandis, pour ces terroristes au Mali. 

Jean-Sébastien Philippart : Sophocle avec son Antigone posait déjà la question : l’ennemi de la Cité a-t-il droit aux mêmes égards que les autres ? Le ministre de la Défense aurait-il dû mettre les formes et contenir ce que la convention n’autorise pas à dire : notre désir (de vengeance, en l’occurrence) ? Cela tranche quelque peu effectivement avec la structuration progressive des conventions internationales en matière de traitements des morts de la guerre qui, depuis la fin du XIXe siècle, tend à instituer le respect de la dépouille en rendant à l’ennemi les derniers devoirs, jusqu’à tenir compte de son identité culturelle. Mais je constate surtout que le ton de cette déclaration s’inscrit dans la droite ligne du désir de François Hollande relayé par son ministre des Affaires étrangères : "traquer" et "détruire" les terroristes (qualifiés au final d’"islamistes"). Le discours de gauche redécouvre ainsi la figure de l’ennemi que toute une rhétorique intellectuelle refoule depuis des décennies en diabolisant l’Occident, l’"unique responsable". Le désir se montre donc à la mesure de ce qui fait retour. Par ailleurs, quand on sait que dans l’Antiquité, le "trophée" était la dépouille de l’ennemi placée sur un tronc d’arbre, on est en droit d’affirmer que la (ré)jouissance du ministre s’avère plutôt civilisée. Enfin, une autre question se pose : si mon ennemi a des droits parce qu’il est mon semblable, l’agent d’un totalitarisme islamique est-il, quant à lui, mon semblable ? N’a-t-il pas bu la coupe du mal jusqu’à la lie ? Car vouloir détruire des terroristes de ce type ne signifie pas faire comme eux : s’attaquer à l’humanité même de l’homme. 

La remarque de notre ministre est donc normale ?

Damien Le Guay : Avec les réserves faites plus haut, il nous faut en effet reconnaître que nos soldats (et non pas des soldats) risquent leurs vies avec courage pour éliminer si besoin est nos ennemis (et non pas des terroristes) pour défendre nos valeurs, notre mode de vie, nos principes. On doit donc encourager toutes les initiatives de notre ministre de la défense qui viseraient d'une part à réconcilier nos soldats avec nos concitoyens et, d'autre part, a mieux prendre en compte les blessures visibles mais aussi les blessures invisibles de nos soldats - les drames psychologiques, spirituels, les traumatismes de la mémoire. Dans les deux cas il s'agit de renouer le pacte national pour que nos soldats sachent que leur sacrifices, leurs blessures sont personnels mais aussi nationales. Les deux. Être un peu cocardier, être fier de nos soldats n'a rien de ringard ! Il nous faut sortir de notre haine de nous-même qui nous interdit toute fierté nationale et donc toute fierté pour nos soldats !

Cette déclaration révèle-t-elle quelque chose de particulier sur le rapport à la mort dans l'espace public ?

Damien Le Guay : Les Français ont du mal à comprendre que nous puissions avoir des "ennemis" qui veulent, par tous les moyens, la destruction de ce que nous sommes, des valeurs de fraternité qui sont les nôtres et de notre universalisme - qui est universel que pour nous seuls. Cette logique "ami/ennemi" nous semble, a tort, a jamais révolue, au profit d'une sorte de compassion universelle, d'une mondialisation par le coca-cola et les droits de l'homme. Cette difficultés-là explique que la mort des ennemis comme de nos soldats n'a pas sa place dans l'espace public - ce qui est un vrai problème pour nos soldats dont l'honneur et l'engagement jusqu'au sacrifice ne sont pas reconnus par toute la Nation. 

Peut-on par opposition adopter une sorte d'empathie universelle pour n’importe quel défunt ?

Jean-Sébastien Philippart: L’empathie suppose un minimum de proximité de telle sorte que l’autre compte parce qu’il fait partie de ma vie. Cette proximité peut passer par une œuvre comme un livre ou un film universellement distribué, mais sa résonance n’a d’effet qu’eu égard à une histoire individuelle qui la fait sienne. Autrement dit, nous ne pouvons pas nous désoler, même officiellement, de n’importe quelle mort. Et heureusement : le poids du monde serait infernal.

Damien Le Guay : Nous souffrons d'une empathie pour les morts quels qu'ils soient. Pour nos soldats, nous considérons leur mort, comme un drame individuel - et non comme une mort héroïque de soldat tombé au "champs d'honneur". Il faudrait sortir du "fait divers" pour la mort de nos soldats, morts pour nous défendre, y compris au Mali et, d'autre part, sortir du respect pour les terroristes qui certes donnent leurs vies pour "leurs" causes, mais veulent la destruction de nos sociétés. 

Qu’en est-il de notre rapport à la guerre ? N’avons-nous pas justement un rapport de plus en plus distant vis-à-vis de ses incontournables conséquences ?

Damien Le Guay : L'armée française sait, malheureusement, que la carence d'images est la moins mauvaise des solutions. Les Français ne comprendraient pas l'usage de la violence et la vue de tous ces ennemis morts. Ils ne comprendraient pas non plus cette lutte jusqu’à la mort de nos soldats. Alors, il est préférable (à contrecœur) de cacher la guerre et donc d'occulter la bravoure de nos soldats ! La mort doit être invisible. La guerre doit être invisible. Nos ennemis (car nous en avons) doivent être invisibles. Tout doit être invisible. Pourquoi ? Pour éviter de réveiller une compassion non réfléchie de nos concitoyens ; compassion qui pourrait se retourner contre nos soldats et les combats menés là-bas. Nos soldats sont fantomatiques pour n'être pas reconnus. Ils savent que nos concitoyens ne comprendraient pas leur maitrise de la violence et leur capacité à donner la mort (juste) au risque de la leur (dans l'honneur). Et quand ils viennent à mourir, ils tombent dans le "fait divers" (avec des reportages sur la mère du soldat, sa compagne, son village !) après, quand même, le bel hommage que la Nation leur rend aux Invalides. 

La déclaration du ministre révèle-t-elle quelque chose de particulier sur le rapport à la mort dans l'opinion public ?

Jean-Sébastien Philippart : Pour en revenir à la guerre assumée contre le terrorisme islamique, celle-ci réintroduit une mort médiatique qui "crève l’écran", oserais-je dire. En effet, malgré la guerre de l’information, la mort (touchant l’armée régulière comme les djihadistes) n’est pas ici cette abstraction de la guerre hypertechnologique sans référence aux hommes ou cet interdit des opérations extérieures de "maintien de la paix" en vertu desquelles le soldat n’est pas un soldat. Or la violence de la mort au Nord-Mali peut constituer la violence d’une prise de conscience trop souvent enfouie (dans la social-démocratie) : avant d’être un droit (une institution), la liberté se gagne contre les forces de destruction.

Propos recueillis par Théophile Sourdille

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