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"Jeunes des quartiers" et violences en série : la France face à une génération incapable de respecter la moindre autorité
©wikipédia

Délinquance

La multiplication des a.tes de violence allant des incivilités aux crimes chez les jeunes est préoccupant, mais est surtout le marqueur d'une génération qui n'a pas connu d'autorité et ne conçoit toujours pas de s'y soumettre.

Eric Deschavanne

Eric Deschavanne

Eric Deschavanne est professeur de philosophie.

A 48 ans, il est actuellement membre du Conseil d’analyse de la société et chargé de cours à l’université Paris IV et a récemment publié Le deuxième
humanisme – Introduction à la pensée de Luc Ferry
(Germina, 2010). Il est également l’auteur, avec Pierre-Henri Tavoillot, de Philosophie des âges de la vie (Grasset, 2007).

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Atlantico : Guet-apens, razzia dans les supermarchés, attaques en groupe dans les trains, antifas, élèves rebelles. Est-ce que la jeune génération est plus sujette qu'une autre aux comportements violents, déviants ?  Quels ressorts sociologues et psychologiques pourraient permettre d'expliquer ce phénomène de violence ?

Eric Deschavannes : On ne peut évoquer que des tendances, et il faut en outre distinguer plusieurs jeunesses. Sur un plan sociologique général, on observe une tendance lourde, séculaire, à la pacification des moeurs au sein des sociétés démocratiques. Cela se traduit stattistiquement par la diminution des crimes de sang. En conséquence de quoi nombre de sociologues vous répondraient que la jeunesse n'est pas plus violente qu'auparavant et que le sentiment général d'assister à une dégradation s'explique par une plus grande sensibilité à la violence. Il y a une part de vérité dans ce discours mais il est pourtant indéniable qu'il se passe quelque chose au niveau des nouvelles générations et qu'il existe une tendance à l'augmentation des incivilités et des violences; cette tendance est circonscrite dans le temps et dans l'espace, mais elle est bien réelle.
Comment l'expliquer ? Il y a des facteurs évidents, classiquement évoqués : l'adolescence comme âge dangereux, l'âge des "conduites à risque" et, surtout, la constitution de quartiers "ghettos" où se développe une culture de la violence  - en raison du chômage de masse, de la multiplication des trafics et de la concentration d'une population d'origine immigrée, "ethniquement" différente du reste de la population. Plus en profondeur, le mode de socialisation "individualiste"qui caractérise nos sociétés a pour effet ce qu'on a longtemps appelé "la crise de l'autorité". L'individualisme est l'expression d'une société qui cultive la liberté et l'égalité: l'individu est sacralisé et la communauté est à son service, ce qui implique la valorisation de la bienveillance en matière d'éducation. C'est une excellente chose si la prime éducation parvient encore à transmettre le rapport à la loi. Il n'existe pas, fort heureusement, d'impossibilité structurelle, mais force est de constater qu'il peut y avoir des ratés, dans la mesure où la transcendance et la verticalité de la loi n'ont plus un caractère d'évidence naturelle. L'enfant en faisait naguère l'épreuve à  travers la figure du chef de famille, relai au sein de la communauté familiale de l'autorité de la loi de la communauté politique ou de la loi de Dieu. C'est ce que les psychanalystes nommaient "la figure du Père". Aujourd'hui, il faut construire l'autorité et la transmission de la loi de manière consciente et volontaire car l'amour et le culte de l'indépendance individuelle tendent à se substituer, au sein de la famille démocratique, à l'emprise communautaire, à l'obéissance quasi-automatique aux règles et conventions sociales. Le risque est de produire des "enfants-rois" et des ados ingérables.
L'école est à cet égard souvent à côté de la plaque, dans la mesure où on croit à tort que l'on peut lutter contre les "incivilités" par l'éducation morale et civique. Or, le principe du respect de l'autre est connu de tous, et les bons sentiments sont unanimement valorisés. Ce qui fait le plus souvent défaut et qui ne s'acquiert pas sous la forme d'un enseignement didactique, c'est la maîtrise de soi : celle-ci suppose l'appropriation subjective de la transcendance de la loi, laquelle vient limiter de l'intérieur l'expression spontanée de soi, et notammant celle des pulsions. Dans un bain culturel qui valorise l'expression authentique de l'individu, la censure et l'autocensure des désirs, pensées et sentiments ne font pas l'objet d'une ardente promotion. Le problème concerne du reste tous les âges et tous les milieux sociaux, il suffit d'une promenade sur les réseaux sociaux pour s'en rendre compte.

Quelle est l'ampleur du phénomène ? Est-ce qu'il y a des territoires plus marqués que d'autres ?

Dans toutes les enquêtes sur les "conduites à risque" de la jeunesse, parmi lesquelles il faut compter bien entendu la délinquance et la violence, on retrouve à peu près toujours la même proportion de jeunes porteurs de problèmes : cela concerne grosso modo un cinquième de la jeunesse. Il faut toutefois discriminer sociologiquement : les comportements déviants se concentrent dans certains quartiers qui vivent dans une véritable contre-culture, en rupture avec les normes de la société globale. Au sein de l'éducation nationale, on sait par exemple que les "incivilités" en augmentation ont principalement lieu dans 10% des établissements scolaires. Après 40 ans de chômage de masse et de tolérance des trafics, une culture de la transgression et de la violence s'est par endroits durablement installée.

Quelles pourraient être les solutions pour lutter contre cette banalisation de la violence ?

Sur le papier, j'en vois deux : la tolérance zéro pour mettre un terme à l'impunité; l'éducation à la parentalité pour tenter le pallier les carences de l'éducation familiale. Mais c'est évidemment plus facile à dire qu'à faire. Je crains que nous ne soyons condamnés à subir durablement les effets de cette évolution avant de parvenir à concevoir quelques mesures susceptibles de la contrarier. Dans l'attente, il importe de sortir du déni des réalités et de travailler à établir le bon diagnostic. 

Peut-on dire qu'il y a une jeunesse qui n'a plus du tout la peur du gendarme ou de l'autorité ou la situation est-elle plus nuancée ? Est-ce qu'il y a un contraste très marqué au sein de la même génération selon vous ?

Il existe une tendance générale à la diffusion d'une culture de tolérance à l'égard de la violence et de la déviance (de la triche, du vol, des conduites sans permis, de la consommation de drogue, etc., jusqu'aux affrontements avec la police) mais elle se traduit différemment selon les contextes sociaux. Elle peut être euphémisée, objet de consommation culturelle à caractère cathartique, ou bien se traduire dans les actes. Il est intéressant de noter, par exemple, que la moitié des lycéens justifie le blocage des lycées – ce qui constitue pourtant à l'évidence une incivilité -, parce que la culture de protestation, politiquement valorisée, permet de justifier plus facilement ce type d'actes, tous milieux sociaux confondus. On peut observer, à l'occasion des manifestations lycéennes, à quel point l'affrontement avec la police s'est aujourd'hui banalisée: il s'agit presque d'un rite, d'une norme socialement acceptée - la société faisant quasiment obligation aux policiers de consentir stoïquement aux crachats. Pour la majorité de la jeunesse bien intégrée, de tels comportements ne sont toutefois que des embardées sporadiques, une forme de transgression de portée limitée. D'où le sentiment général que tout cela n'est pas si grave. Mais pour une partie de la jeunesse qui échappe aux radars de la médiatisation et que la sociologie universitaire ne veut pas voir telle qu'elle est, les conduites transgressives sont devenues un ordinaire en même temps qu'une source durable et structurelle d'exclusion.

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