"Biens essentiels" ? : bienvenue en Absurdistan<!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
France
Une femme devant l'entrée du cinéma "Le Cinématographe", le 14 mars 2021 à Nantes.
Une femme devant l'entrée du cinéma "Le Cinématographe", le 14 mars 2021 à Nantes.
©Alain JOCARD / AFP

Bonnes feuilles

Céline Pina publie « Ces biens essentiels » aux éditions Bouquins. La crise sanitaire a révélé ce que nous refusions de voir : la fragilité de nos sociétés, de nos institutions et de nos idéaux. Céline Pina pourfend dans cet ouvrage l'idée réductrice des « biens essentiels » imposée par l'Etat face à la crise sanitaire. Elle montre en quoi l'accès à la culture pendant les périodes de crises reste un enjeu vital. Extrait 2/2.

Céline Pina

Céline Pina

Née en 1970, diplômée de sciences politiques, Céline Pina a été adjointe au maire de Jouy-le-Moutier dans le Val d'Oise jusqu'en 2012 et conseillère régionale Ile-de France jusqu'en décembre 2015, suppléante du député de la Xème circonscription du Val d'Oise.

Elle s'intéresse particulièrement aux questions touchant à la laïcité, à l'égalité, au droit des femmes, à la santé et aux finances sociales et a des affinités particulières pour le travail d'Hannah Arendt.

Voir la bio »

Lors du deuxième confinement, un article du Die Zeit, un hebdomadaire allemand de référence, a fait couler beaucoup d’encre en France. Qualifiant le pays de Voltaire d’«Absurdistan », la journaliste Annika Joeres y pointait une bureaucratie d’autant plus malade du contrôle que, dans les faits, elle ne maîtrisait rien. Le 28 octobre 2020, quand Emmanuel Macron a annoncé le reconfinement du pays jusqu’au 1er décembre, il a précisé que «les commerces qui ont été définis au printemps comme non essentiels […] seront fermés comme au printemps». Cette décision concernait les librairies, les magasins de jouets, les salons de coiffure, les boutiques de vêtements, les cordonniers ou les fleuristes. Sauf que l’on était à moins de deux mois de Noël et que cette période de l’année représente beaucoup, comme on sait, pour les petits commerces. Il en a résulté une crise violente, les petits commerçants accusant le gouvernement de privilégier Amazon au détriment des magasins de proximité qui font pourtant vivre le tissu urbain. Pour essayer de se dégager de ces accusations, le gouvernement a décidé d’interdire la vente en grande surface des produits proposés aussi dans les boutiques considérées comme non essentielles. Obligeant les gérants à emballer des rayons sous cellophane et à refuser l’accès à certains de ces produits.

La correspondante du journal allemand, qui trouvait déjà surréaliste les attestations de déplacement indispensables pour aller chercher les enfants à l’école ou les restrictions de déplacement d’un kilomètre autour de son domicile pour faire son jogging ou ses courses, ne put s’empêcher de rire et de nous faire rire en montrant les acteurs de la grande distribution faire le tri entre produits essentiels et non essentiels. Ainsi le pyjama d’un enfant de dix-huit mois pouvait être vendu, c’était de la puériculture, il était essentiel, mais le même pyjama pour un enfant de quatre ans devait être retiré des rayons. Des enseignes comme Monoprix ont réagi à la situation avec beaucoup d’humour et les réseaux sociaux ont diffusé les panneaux affichés dans les magasins : «Les vêtements pour enfants jusqu’à trois ans sont à nouveau essentiels. Les autres sont priés d’arrêter de grandir », «Une commission venant de conclure que l’eau ça mouille, nous avons finalement le droit de vendre des parapluies», «Le rayon maquillage est de nouveau essentiel. Encore un coup du lobby des miroirs. » ou encore : «Ceux qui ont pu penser que les déodorants n’étaient pas nécessaires ne doivent pas prendre le bus bien souvent.»

La fermeture d’un commerce en particulier a suscité une levée de boucliers. Celle des librairies. Souvenez-vous de ce qu’avait déclaré Emmanuel Macron lors du premier confinement, quand nous pensions encore «qu’après» ne serait pas «comme avant» et que des grandes douleurs collectives pouvaient naître les changements civilisationnels les plus remarquables. «Lisez ! Retrouvez aussi ce sens de l’essentiel! » Mais comme toutes les phrases que l’on verbalise sans y croire, celle-ci resta lettre morte et les librairies n’ont pas échappé à la fermeture. Ce ne fut pas faute de mobilisation. Tribunes d’artistes, de sénateurs, pétition lancée par le journaliste François Busnel… Nombre d’acteurs de la scène culturelle et politique ont rappelé le caractère essentiel des livres alors que nous sommes menacés dans nos corps par la maladie, dans notre culture par l’obscurantisme et dans notre futur par la montée des idéologies totalitaires. Fermer les lieux qui permettent de penser le monde, de comprendre l’altérité, de favoriser l’intelligence collective au moment où l’on n’en a probablement jamais eu autant besoin, était jugé incompréhensible. Sauf à penser que cette décision était peut-être plus révélatrice qu’il n’y paraissait. Il faut dire que le gouvernement a mis une année pour simplement accepter d’ajouter les livres dans la liste des biens dits essentiels. L’impératif civilisationnel dont se glorifiait le président de la République lors du premier confinement, alors qu’il incitait à la lecture, a eu bien du mal à se traduire dans la réglementation.

Le président, on l’a vu, aime filer la métaphore guerrière. Au point que, lors du premier confinement, il ne négligeait pas de semer des petits cailloux blancs rattachant la sortie de la crise au renouveau politique et institutionnel français que fut le programme du CNR à la sortie de la Seconde Guerre mondiale. Mais à la différence de la phrase apocryphe de Churchill lequel voyait dans le combat contre le nazisme une bataille culturelle, cette dimension-là n’a pas été pensée dans l’entourage du président de la République. Face à la crise sanitaire, le pouvoir n’a pas de grille de lecture. Il n’agit pas, il réagit et il est à la peine. D’où la confusion entre ce qui est de l’ordre du besoin physique et ce qui permet d’éviter l’effondrement moral et spirituel. Ou plutôt l’attention portée aux seuls besoins, sans tenir compte du fait que, ce qui pour un humain est essentiel, dépasse largement la satisfaction de sa part animale.

La menace que fait planer ce virus nous amène à nous interroger sur ce qui compte vraiment à nos yeux. Les grandes tragédies ont aussi ce rôle : nous ramener à l’essentiel. Si vous interrogez vos proches, vos amis, votre voisin, il y a peu de chance qu’ils vous disent que l’essentiel c’est leur prochain repas. Peut-être vous répondront-ils avec une touche d’ironie, «la santé», mais il est plus probable qu’ils parlent de leurs enfants, de leurs amours, de leurs passions, de musique, de littérature, d’art. Rares sont les réponses matérialistes. Quand l’homme réfléchit à ce qui est essentiel, il opère une distinction entre le besoin et ce qui permet la réalisation de soi, entre ce qui relève de la biologie et ce qui relève de l’esprit. C’est la phrase du juriste Guy de Larigaudie : «Pour tracer son sillon droit, il faut accrocher sa charrue à une étoile.» Pour faire son travail d’être humain, il faut savoir se pencher sur la terre certes, mais il est encore plus important de savoir se relever pour regarder au loin.

Pour les citoyens, l’essentiel n’a rien à voir avec la liste publiée des commerces essentiels. Ils résistent à la crise sanitaire en croyant fermement que le virus finira par être éradiqué et le danger maîtrisé. Ils se projettent dans la vie et non dans la survie. Ce virus est peut-être un révélateur de l’état de nos sociétés, mais nul ne le voit comme un monde dont il définirait le biotope. Au contraire, la plupart des gens s’imaginent dans un futur où le monde connu, fiable, habituel, quasi routinier, sera revenu. Sans doute les plus lucides doutent que cela puisse être aussi mathématique et savent que l’après-crise sanitaire risque d’être celui de la crise sociale et politique, mais la vie leur a appris aussi que le pire n’est jamais sûr et qu’un même avènement, selon la façon dont les hommes réagissent, peut engendrer la glaciation ou la renaissance. De la crise de 1929 n’est pas sorti que le fascisme, elle a aussi donné naissance au New Deal. De la Seconde Guerre mondiale ne sont pas nées que les « démocraties populaires», mais également les États-providence. De ce qui sortira de la crise du Covid et des bouleversements politiques qu’elle opérera, il ne tient qu’à nous d’être les acteurs. Mais est-ce si simple ?

A lire aussi : Covid-19 : quand les réactions des dirigeants face au virus, jugées incohérentes, amplifient la méfiance du peuple envers eux

Extrait du livre de Céline Pina, « Ces biens essentiels », publié aux éditions Bouquins.

Lien vers la boutique : cliquez ICI et ICI

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !