Wagner renvoie ses mercenaires présents en Afrique vers l’Ukraine : y a-t-il une fenêtre de tir stratégique pour la France et l’Europe ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Un soldat français du 93e régiment d'artillerie de montagne, faisant partie de l'opération "Barkhane", entre M'Bouna et Goundam dans la région de Tombouctou.
Un soldat français du 93e régiment d'artillerie de montagne, faisant partie de l'opération "Barkhane", entre M'Bouna et Goundam dans la région de Tombouctou.
©PHILIPPE DESMAZES / AFP

Opérations militaires

D'après The Daily Beast, des membres du groupe Wagner auraient quitté l'Afrique pour être déployés en Ukraine dans le cadre de l'offensive militaire russe. Quelles pourraient être les conséquences de cette décision sur le continent africain et pour la stratégie militaire de la France ?

Bertrand Cavallier

Bertrand Cavallier

Bertrand Cavallier est général de division (2S) de gendarmerie. Spécialiste du maintien de l’ordre et expert international en sécurité des Etats, il est notamment régulièrement engagé en Afrique. Le général Bertrand Cavallier est l'ancien commandant du Centre national d’entraînement des Forces de gendarmerie de Saint-Astier. 

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Atlantico : Selon le site d’information américain The Daily Beast, des membres du groupe Wagner auraient quitté le continent africain pour être prêts à agir en Ukraine. Si la Russie se désengage, est-ce une chance pour la France de réaffirmer sa position dans la région?

Bertrand Cavallier : Si cette information est avérée, cette bascule de forces serait selon moi conjoncturelle, et en tout état de cause ne saurait signifier un désengagement quelconque de la Russie. Bien au contraire. Cette puissance, lorsqu’elle agissait au travers de l’URSS, a eu une politique très active en Afrique alors que ce continent comme d’autres, était devenu un des théâtres de la rivalité Est-Ouest. Dès la fin des années 50, Moscou apporte un soutien actif aux mouvements anti-colonialistes et aux nouveaux Etats ayant acquis leur indépendance. Elle s’engage militairement, de façon directe ou indirecte, notamment en Ethiopie, au Mozambique et en Angola. Des milliers d’étudiants africains, issus notamment d’Afrique subsaharienne, sont formés dans les universités soviétiques, sans compter les cadres militaires. Elle affirme également son influence en utilisant le levier des sommets des pays non alignés. Si l’effondrement de l’URSS marque un véritable coup d’arrêt dans cette politique africaine, celle-ci est réactivée dans les années 2000, en s’appuyant sur un réseau encore très actif. Cette nouvelle dynamique, qui utilise toutes les opportunités - dont celle du multilatéralisme via le groupe de BRIC qu’a intégré la Russie -, est globale dans ses objectifs et ses moyens d’action. Le groupe Wagner n’en est qu’une des manifestations. 

Si l’influence russe joue nécessairement contre la France, est-ce le seul facteur de baisse de l’influence française sur le continent ?

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L’influence russe est croissante. La Russie n’a jamais colonisé l’Afrique. Par ailleurs, n’oublions pas l’appui de l’URSS au Congrès National Africain (ANC) et en 1960, suite à l’initiative de l’Union soviétique, l’adoption par l’Assemblée générale des Nation-Unies de la Déclaration sur l'octroi de l'indépendance aux pays et peuples coloniaux, aussi dénommée résolution 1514 de l'Assemblée générale de l’ONU. Cela confère à la Russie une notoriété qu’elle sait utiliser avec efficacité notamment auprès des jeunesses africaines, lesquelles sont par ailleurs de plus en plus sous influence de réseaux sociaux véhiculant un discours très anti-français. Réseaux évidemment non spontanés.

Ceci dit, pourquoi attendre quoi que ce soit des Russes qui puisse préserver la position de la France dans cette région comme dans tout autre, d’ailleurs ? Comme le déclarait Hubert Védrine en 2019 [1], fervent partisan d’un renouveau des relations franco-russes, « nous avons des rapports plus mauvais avec la Russie d’aujourd’hui qu’avec l’URSS pendant les trois dernières décennies de son existence ! ». 

Plusieurs facteurs combinés sont de nature à expliquer la baisse de l’influence française. 

Le premier réside dans le déclassement même de la France, «le déclassement français » pour reprendre le titre du dernier ouvrage de Christian Chesnot et de Georges Malbrunot [2]. La France est devenue une puissance moyenne alors même, comme le rappelle Antoine Glaser [3], que « l’Afrique est au coeur des enjeux géo-stratégiques » et que se ruent dans cet espace autrefois « pré carré de la France », selon la célèbre formule, de nouveaux acteurs tels que la Chine, mais également la Turquie, très active, l’Inde, les Pays du Golfe… 

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Ce déclassement ne saurait se limiter à son nouveau positionnement économique, militaire… Il est aussi moral, pour ne pas dire spirituel. En effet, d’une part comment rayonner, s’imposer lorsque depuis des décennies, partant des universités françaises et sous l’effet de la pensée dominante, un travail de sape méthodique a été effectué au sein de l’opinion française pour discréditer systématiquement l’action, le rôle de la France, la dépeindre de la façon la plus partiale notamment dans son passé colonisateur ? Cette hystérisation de la mémoire a bien évidement imprégné les opinions africaines, sans évoquer leurs diasporas en France.

Ce déclassement moral vient aussi des ambiguïtés majeures qui caractérisent l’attitude de la France. La France a toujours sous-tendu ses grands engagements extérieurs par la défense d’une cause correspondant à une certaine vision de la personne relevant de son humanisme judéo-chrétien et du progressisme des Lumières, ainsi que de l’organisation politique fondée sur la démocratie… Or comment la France peut-elle être en cohérence avec ces idéaux si elle maintient une relation privilégiée avec le principal diffuseur de l’idéologie salafiste dans le monde et plus particulièrement en Afrique, soit l’Arabie Saoudite ? Cette idéologie étant notamment et de toute évidence une cause majeure de la dégradation de la condition des femmes. J’ai pu déjà dans ce média citer sur ce sujet les remarquables analyses de Pierre Conesa. Par ailleurs, comment peut-elle s’ériger en censeur des vertus démocratiques de tel ou tel pays lorsque condamnant telle junte, elle absout d’autres régimes similaires ? Certes, la realpolitik a ses raisons mais que peuvent ne pas connaître les peuples concernés.

Il faut bien convenir que nombre d’acteurs, ne s’encombrant d’aucune considération morale, y puisent une moindre exposition et donc une plus grande liberté d’action. 

D’autres éléments contribuent à cet effet de déclassement, ou disons le autrement, de constat objectif de limite des capacités d’agir de la France. L’Afrique connaît un essor démographique considérable. Continent autrefois sous-peuplé, il combine désormais des territoires immenses avec des populations de plus en plus nombreuses, ce qui exige de tout autres moyens pour mener des actions de « stabilisation ». A cela, s’ajoute les exacerbations des conflictualités ethniques multi-séculaires qu’a parfaitement analysées l’africaniste Bernard Lugan, sans évoquer bien évidemment cette densification idéologique des masses qui induit un rejet du modèle civilisationnel français. D’un point de vue strictement militaire, la France de 2022 doit relever des défis d’une toute autre dimension et d’une toute autre complexité que ceux qui s’imposaient à son armée dans les années 70.  Mais quel autre pays serait en mesure aujourd’hui de faire mieux ? 

L’influence de la France étant en baisse dans la région à cause des actions passées et des influences étrangères, cette situation est-elle irréversible ? Peut-on profiter de ces départs russes comme d’une fenêtre de tir ?

Les temps ont bien changé depuis que la France et le Royaume-Uni imposaient leur volonté sur la scène internationale. L’opération franco-britannique de 1956 sur le canal de Suez, et son échec suite à la pression conjointe de l’URSS et des Etats-Unis d’Amérique, marque un tournant majeur dans l’histoire contemporaine. France et Royaume-Uni sont désormais des puissances moyennes, certes pouvant se prévaloir d’une influence mondiale. C’est à l’aune de cette évolution qu’il faut considérer la capacité d’action de la France en Afrique.

La France peut toutefois maintenir dans ce continent, et notamment en Afrique Subsaharienne et en Afrique de l’Ouest, une influence importante. Elle dispose encore d’un immense crédit que confère auprès des Africains et notamment des ethnies guerrières « le prix du sang ». A l’inverse de la majorité des autres nations européennes tombées dans l’avachissement, la France a su conserver une armée apte au combat, et s’est affranchie du zéro mort. Par ailleurs, nul n’ignore que sans l’intervention Serval lancée en janvier 2013, Bamako aurait été à portée des Salafistes qui s’étaient déjà emparés de Tombouctou. Enfin, le retrait annoncé des troupes françaises du Mali, est - j’ai pu le mesurer lors de mon dernier séjour très récent au Niger - source de grande inquiétude au sein des responsables africains, ce qui démontre bien que la France est encore incontournable dans cette sous-région. 

Au-delà de sa crédibilité militaire, la France conserve d’autres très nombreux atouts que procure notamment la francophonie. Cependant, à défaut de maintien de son influence, il faudrait plutôt s’interroger sur les moyens, et plus encore les leviers, dont peut disposer la France pour améliorer sa relation avec les pays africains, et contribuer à la stabilisation et à l’essor harmonieux de ce continent.

D’une part, la France doit conserver des capacités à agir de façon bilatérale et se doter des moyens notamment financiers plus conséquents, notamment dans le domaine de la coopération militaire et sécuritaire. Ne nous leurrons pas, nombre d’Etats membres de l’UE jouent leurs propres cartes, sans égard parfois pour notre pays. Par ailleurs, et de façon incontournable, l’action de la France doit se développer dans le cadre de l’UE, seul acteur apte à peser dans le nouvel environnement international, et premier bailleur de fonds en Afrique. Mais bien évidemment, l’UE doit pour cela évoluer de façon notable. D’une part, elle doit clarifier ses objectifs notamment s’agissant de la promotion de ses valeurs, d’autre part, elle doit poursuivre la remise en ordre de son champ d’action et de ses modalités d’intervention. Plutôt que de répandre les théories du genre, il serait plus cohérent de veiller de façon concrète à l’émancipation des femmes, et à cet effet de distribuer ses aides massives sous condition. Par ailleurs, l’UE doit impérativement privilégier des projets d’action globale, intégrant tous les volets (développement, sécurité, santé, éducation…) à vocation opérationnelle, au profit premier des populations. L’engagement de l’UE est aujourd’hui encore trop caractérisé par une multitude de projets sans cohérence d’ensemble, souvent trop abstraits, et sans effet majeur sur le terrain. La France, grande nation européenne et deuxième contributeur au budget de l'Union européenne derrière l'Allemagne, avec 28,8 milliards d'euros versés en 2021, a toute légitimité pour aider à cette évolution indispensable. 

En remplacement de la force Barkhane, la France pourrait-elle envoyer des troupes plus légères à l’instar de la Russie et faire un contre poids ?

L’opération Barkhane a été à plusieurs titres exemplaire. Le général Burkhard s’est exprimé le 17 février dernier sur son bilan. Sans Barkane, l’Etat Islamique au Grand Sahara (EIGS) aurait « constitué un califat territorial qui aurait menacé tout le Sahel ». Et il faut saluer la mémoire de ceux qui sont tombés au champ d’honneur,  et bien sûr rappeler que cet engagement de la France pour lutter contre la menace islamiste contribue à la sécurité de l’Europe. « Le combat continue, en avant ! » a conclu le chef d’état-major des armées. 

Oui, le combat continue, mais il doit impérativement procéder d’une approche plus globale, comme le préconisait déjà David Galula dans son ouvrage majeur intitulé Contre-Insurrection Théorie et Pratique.

Si le recours à des forces spéciales est devenu indispensable, il ne saurait être exclusif pour apporter une réponse durable à la déstabilisation de l’Afrique. L’action militaire n’est pas principale selon David Galula. Elle doit s’intégrer dans une manœuvre globale, adossée à une cause claire et légitime, qui doit se développer au profit des populations. Elle doit ainsi être conduite au coeur des territoires, au profit direct des populations dont il s’agit de gagner les coeurs. Participant d’un retour de l’Etat, adossée à un dispositif de puissance fourni par les armées, dont le comportement doit être irréprochable, cette manoeuvre doit s’appuyer sur le maillage territorial des forces de sécurité intérieure tel que celui de la gendarmerie pour rassurer la population, ainsi que sur le tissu traditionnel des chefferies. Cette sécurité étant assurée, peuvent être déployés les autres volets de l’action (justice, santé, développement des ressources…), toujours en liaison étroite avec les bénéficiaires locaux. 

Quant au groupe Wagner, que ce soit sur le plan des capacités et des objectifs réels de son déploiement, les populations africaines ne sont plus dupes.


[1] Hubert Védrine : « Il est temps de revenir à une politique plus réaliste avec la Russie » Par Eugène Bastié et Guillaume Perrault Le Figaro 16/08/2019

[2]Le Déclassement français Enquête Michel Lafon

[3] Antoine Glaser : « La France n’a pas compris la mondialisation de l’Afrique » Le Point 08/10/2021

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