Vladimir Poutine et l’influence du KGB : espion un jour… espion toujours ? <!-- --> | Atlantico.fr
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Masha Gessen publie « Poutine : l’homme sans visage » aux éditions Fayard.
Masha Gessen publie « Poutine : l’homme sans visage » aux éditions Fayard.
©VLADIMIR RODIONOV / ITAR-TASS / AFP

Bonnes feuilles

Masha Gessen publie « Poutine : l’homme sans visage » aux éditions Fayard. En 1999, l’entourage de Boris Eltsine lui cherche un successeur. Pourquoi pas un ancien agent du KGB sans envergure, Vladimir Poutine, parfaite marionnette ? Mais voilà que, dès son arrivée au pouvoir, le jeune et terne réformateur démocrate imaginé par les oligarques et rêvé par l’Occident révèle sa vraie nature. Extrait 1/2.

Masha Gessen

Masha Gessen

Née à Moscou, Masha Gessen s’est installée aux États-Unis avant de revenir s’établir en Russie, en 1991, comme journaliste et correspondante pour la presse internationale. Elle a collaboré au New York Times, à l’International Herald Tribune, à Vanity Fair et à Slate. Elle est l’auteure de nombreux ouvrages sur la Russie post-soviétique.

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À Leningrad, les collègues de Poutine au KGB paraissaient chercher à s’adapter à la nouvelle réalité politique au lieu de la combattre, et il sembla dans un premier temps que Poutine suivrait la même voie : plutôt que de prendre la mouche et de quitter le KGB, mieux valait y rester, fût-ce à contrecœur, et se chercher de nouveaux amis, de nouveaux mentors et, peut-être, de nouveaux moyens d’exercer de l’influence en coulisse. Dans les faits, le dicton « Espion un jour, espion toujours » était vrai : le KGB ne lâchait jamais ses officiers. Mais où allaient tous les espions usés ? Le KGB avait un nom et une structure destinés à ces hommes : la « réserve active », qui regroupait ses innombrables officiers – peut-être même ignorait-on leur véritable effectif – infiltrés dans toutes les institutions civiles d’URSS. Un an plus tard exactement, quand Vadim Bakatine, un libéral désigné par Gorbatchev, reprit les rênes du KGB avec l’objectif de démanteler cette institution, c’est la réserve active qui le plongea dans la plus grande perplexité et qu’il trouva la plus réfractaire. « C’étaient des officiers du KGB qui travaillaient officiellement dans toutes les institutions civiles ou nationales de quelque importance, a-t-il écrit. Le plus souvent, une grande partie sinon l’intégralité du personnel de ces établissements savait que ces gens-là travaillaient pour le KGB. Les officiers de la réserve active remplissaient toutes sortes de fonctions : certains géraient les systèmes de certificats de sécurité donnant accès à des documents confidentiels, d’autres étaient chargés de sentir l’humeur ambiante, de surveiller les conversations au sein des institutions en question et aussi de prendre les mesures qui leur paraissaient s’imposer concernant d’éventuels dissidents… Il existe certainement des situations où il est bon qu’une organisation de police secrète place des hommes dans telle ou telle institution, mais on aurait tendance à penser que cela se fait dans la plus grande discrétion. À quoi sert un service secret dont tout le monde est capable d’identifier les agents ? »

Bakatine donnait lui-même la réponse : « Tel qu’il existait, le KGB ne pouvait pas prétendre être un service secret. C’était une organisation formée pour contrôler et réprimer tout et n’importe quoi. Il semblait avoir été créé tout spécialement pour organiser des complots et des coups d’État, et possédait tout ce qui était nécessaire pour les mener à bien : ses propres forces armées spécialement entraînées, la capacité de pirater et de contrôler les communications, des hommes infiltrés dans toutes les institutions majeures, un monopole sur l’information, et bien d’autres choses encore. » C’était en vérité un monstre dont les tentacules s’étendaient à travers l’ensemble de la société soviétique. Vladimir Poutine décida de se trouver une place à l’extrémité d’un de ces tentacules.

Poutine avait d’abord déclaré à son ami le violoncelliste qu’il envisageait d’aller s’installer à Moscou pour rejoindre la vaste bureaucratie du KGB, mais il décida finalement de rester à Leningrad. Peut-être parce qu’il avait toujours été plus attiré par ce qu’il connaissait déjà, il se tourna vers la seule institution extérieure au KGB avec laquelle il avait entretenu des liens un jour : l’université d’État de Leningrad. Il obtint un poste d’assistant du recteur, chargé des affaires internationales. Comme tous les établissements d’URSS, l’université de Leningrad venait tout juste de prendre conscience qu’il était possible d’entretenir des relations internationales : ses enseignants et ses étudiants avancés commençaient à voyager à l’étranger à des fins d’études et pour assister à des congrès ; il leur fallait encore surmonter des obstacles administratifs considérables, mais la possibilité de se rendre dans d’autres pays, réservée jusque-là à une minuscule élite, était désormais accessible à nombre d’entre eux. Des étudiants et des enseignants arrivaient aussi d’autres horizons : là encore, ce privilège jadis réservé aux étudiants des pays du bloc socialiste et à quelques étudiants occidentaux triés sur le volet était désormais offert à presque tous. Comme des milliers d’autres organismes soviétiques, l’université de Leningrad avait vu son financement par l’État diminuer considérablement, et elle espérait que ces contacts avec l’étranger, quelle qu’en fût la forme, lui apporteraient de précieuses devises. C’était un emploi idéal pour un membre de la réserve active : non seulement les postes de ce genre étaient traditionnellement attribués à des hommes du KGB, mais tout le monde s’accordait à penser que ces derniers étaient vraiment plus compétents que les autres pour nouer et consolider des relations avec les étrangers ; ils étaient, après tout, les seuls à avoir un peu d’expérience en la matière.

Poutine a affirmé qu’il avait alors l’intention de préparer une thèse et, sans doute, de finir sa carrière à l’université. En réalité, comme tant de choses dans l’Union soviétique de l’époque, cet emploi avait un petit côté transitoire. Poutine resta moins de trois mois à l’université de Leningrad.

Les circonstances qui conduisirent Poutine à travailler pour Anatoli Sobtchak pendant que celui-ci était président du conseil municipal de Leningrad sont bien connues et ont fait l’objet de nombreux récits, sans aucun doute inexacts en ce qui concerne un certain nombre, voire l’intégralité, de leurs détails les plus fréquemment rapportés.

Selon cette version apocryphe, Sobtchak, professeur de droit et homme politique célèbre, traversait le vestibule de l’université quand il aperçut Poutine. Il lui demanda alors de venir travailler pour lui au conseil municipal. À en croire Poutine lui-même, c’est un de ses anciens condisciples de la faculté de droit qui aurait organisé une entrevue dans le bureau de Sobtchak. Dans cette variante, Poutine avait assisté aux cours de Sobtchak dans les années 1970, mais n’entretenait aucune relation personnelle avec lui.

« Je me souviens parfaitement de la scène, a déclaré Poutine à ses biographes. Je suis entré, je me suis présenté et je lui ai tout dit. C’était un homme impulsif et il a réagi au quart de tour : “Je vais parler au recteur. Vous commencez à travailler lundi. Voilà tout. Je vais prendre toutes les dispositions nécessaires à votre transfert.” » Dans le système soviétique, en effet, il n’était pas rare que des gens exerçant des emplois de bureau soient mutés comme des serfs, par simple accord entre leurs « propriétaires ». « Je n’ai pu que lui répondre : “Anatoli Alexandrovitch, je serais enchanté de travailler pour vous. Cet emploi m’intéresse. Plus encore, je le veux. Mais il y a peut-être un obstacle à cette mutation.” Il me demande : “Quoi donc ?” Je réponds : “Il faut que je vous dise que je ne suis pas simplement l’assistant du recteur. Je suis officier du KGB.” Il a pris le temps de réfléchir, parce qu’il ne s’y attendait vraiment pas. Et, au bout d’un moment de réflexion, il a lancé : “Qu’ils aillent se faire foutre !” »

Ce dialogue est certainement du roman, et du mauvais roman qui plus est. Pourquoi Poutine prétend-il avoir « tout dit » à Sobtchak s’il n’a pas mentionné son appartenance au KGB avant que son interlocuteur ne lui fasse cette offre d’emploi ? Pourquoi cherche-t-il à faire passer Sobtchak pour un imbécile ignorant – à l’université de Leningrad, tout le monde savait que Poutine était officier du KGB – et un personnage vulgaire de surcroît ? Sans doute parce que ce mensonge n’était pas encore parfaitement au point au moment où il l’a raconté à ses biographes. Il n’avait probablement pas imaginé que ces derniers lui poseraient la question délicate et trop évidente du biais qui avait conduit un officier de carrière du KGB à travailler pour l’un des principaux politiciens démocrates de Russie.

Le récit de Sobtchak est fort différent : « Poutine ne m’a certainement pas été envoyé par le KGB », déclara-t-il à un journaliste la semaine même où Poutine se confiait à ses propres biographes – ce qui explique la divergence entre leurs deux versions. « J’ai trouvé Poutine moi-même, et c’est moi qui lui ai demandé de venir travailler pour moi, parce que je le connaissais déjà. Je me souvenais très bien de lui quand il était étudiant à la faculté de droit. Pourquoi est-il devenu mon adjoint ? Je suis tombé sur lui par hasard, dans l’entrée de l’université. Je l’ai reconnu, je lui ai dit bonjour et je lui ai demandé ce qu’il devenait. J’ai appris qu’il avait travaillé assez longtemps en Allemagne et était maintenant assistant du recteur. Il avait été un excellent étudiant, mais il avait un trait de caractère singulier : il n’aimait pas se distinguer. En ce sens, c’est un homme dénué de vanité et de toute ambition extérieure, mais au fond de lui-même c’est un leader. »

Anatoli Sobtchak ne pouvait ignorer que Poutine était un officier du KGB. C’est même pour cette raison précise qu’il l’a choisi. Il faut bien comprendre quel homme politique était Sobtchak : s’il défendait une ligne démocrate originale dans ses discours, cela ne l’empêchait pas d’aimer s’appuyer sur une solide base conservatrice – ce qui explique également qu’il ait choisi un communiste et vice-amiral comme adjoint au conseil municipal. Non seulement il se sentait plus en sécurité entouré d’hommes issus des différents corps d’armée, mais il était aussi beaucoup plus à l’aise en leur compagnie qu’avec les militants démocrates, remarquablement instruits, excessivement loquaces et rigoureux sur les procédures, à l’image de Salié et de ses semblables. Il avait, rappelons-le, enseigné le droit à l’école de police de Leningrad ; il avait eu pour élèves des hommes parfaitement conformes à l’image qu’il se faisait de Poutine : sûrs mais assez peu brillants, sans ambition manifeste et toujours extrêmement respectueux de la hiérarchie. En outre, Poutine l’intéressait pour la même raison que celle qui avait poussé l’université à l’engager : c’était l’une des très rares personnes de la ville à avoir travaillé dans un autre pays – et la municipalité avait encore plus besoin que l’université de l’aide et de l’argent de l’étranger. Enfin, Sobtchak, qui avait gravi tous les échelons de l’université, où il était désormais professeur titulaire, ainsi que ceux du Parti communiste, savait qu’il était préférable de choisir soi-même son officier traitant plutôt que de s’en voir imposer un de l’extérieur.

On peut évidemment se demander si Sobtchak ne se trompait pas en pensant qu’il avait choisi librement son officier traitant. Un ancien collègue de Poutine en Allemagne de l’Est m’a dit que, en février 1990, ce dernier avait rencontré le général Iouri Drozdov, chef de la direction du renseignement illégal du KGB, lors de sa visite à Berlin : « Cette rencontre ne pouvait avoir qu’un but : indiquer à Poutine sa prochaine mission, m’a affirmé Sergueï Bezroukov, passé en Allemagne en 1991. Pour quelle autre raison le chef de la direction rencontrerait-il un type qui était sur le point de rentrer chez lui ? Ça ne se passait jamais comme ça. » Bezroukov et d’autres officiers s’étaient demandé quelle serait la prochaine affectation de Poutine et en quoi elle pouvait être suffisamment importante pour éveiller l’intérêt des huiles. Quand Poutine alla travailler pour Sobtchak, Bezroukov pensa avoir obtenu la réponse à sa question : son vieil ami avait été rappelé pour infiltrer le premier cercle de l’une des principales personnalités politiques démocrates du pays. Son poste universitaire n’avait été qu’une étape intermédiaire.

Poutine informa le KGB de Leningrad qu’il avait l’intention de changer d’emploi. « Je leur ai dit : “J’ai reçu une offre d’Anatoli Alexandrovitch [Sobtchak], qui me propose de quitter l’université et d’aller travailler pour lui. Si c’est impossible, je suis prêt à démissionner.” Ils ont répondu : “Mais non, pour quoi faire ? Prenez ce nouvel emploi, il n’y a aucun problème.” » Ce dialogue a tout d’une nouvelle page de roman absurde, même en admettant – ce qui est peu probable – que ce ne soit pas le KBG qui ait envoyé Poutine à Sobtchak. Poutine n’avait aucune raison de penser que le KGB n’accueillerait pas avec enthousiasme la perspective de pouvoir placer un de ses hommes dans l’intimité du démocrate le plus en vue de la ville.

À cette date, les nouveaux démocrates étaient en effet devenus le principal centre d’intérêt du KGB. L’année précédente, Gorbatchev avait créé le Comité de surveillance constitutionnelle, une organisation chargée de faire respecter la loi et destinée à adapter les pratiques gouvernementales soviétiques à la nouvelle Constitution du pays. En 1990, ce comité commença à s’en prendre aux opérations clandestines du KGB et décida d’interdire toutes les actions qui s’appuyaient sur des instructions internes secrètes. Le KGB ignora cette mesure. Bien plus, il soumit à une surveillance constante Boris Eltsine et d’autres démocrates connus, et mit sur écoute leurs téléphones, même lorsqu’ils étaient à l’hôtel, ainsi que ceux de leurs amis, de leurs parents, de leur coiffeur et de leur entraîneur sportif 51. Il semble donc pour le moins improbable que Poutine ait dit la vérité à ses biographes quand il a prétendu ne pas avoir transmis au KGB d’informations sur son travail avec Sobtchak, alors même que le salaire qu’il touchait de la police secrète était bien supérieur à celui que lui versait le conseil municipal.

Les documents officiels ne révèlent pas comment, si et quand Poutine rompit ses liens avec le KGB ; pourtant, et c’est sans doute le plus surprenant, cet épisode n’a pas non plus fait l’objet d’un mythe cohérent. Poutine a affirmé avoir été victime, alors qu’il travaillait pour Sobtchak depuis quelques mois, d’une tentative de chantage de la part d’un membre du conseil municipal qui menaçait de révéler son appartenance au KGB. Il aurait alors compris qu’il devait partir. « C’est une décision que j’ai eu beaucoup de mal à prendre. En réalité, cela faisait presque un an que j’avais cessé de travailler pour le service de sécurité, mais toute ma vie tournait encore autour de lui. Cela se passait en 1990 : l’URSS ne s’était pas encore disloquée, le putsch d’août n’avait pas encore eu lieu, et personne ne pouvait être certain de la direction que prendrait le pays. Sobtchak était indéniablement un individu remarquable et un homme politique de premier plan, mais il semblait risqué de lier mon avenir au sien. Tout pouvait capoter d’un instant à l’autre. Et j’étais incapable d’imaginer ce que je ferais si je perdais mon poste à la mairie. Je me disais que je pourrais peut-être retourner à l’université, écrire ma thèse et prendre des petits boulots. J’avais un emploi sûr au KGB et on me traitait correctement. Je réussissais bien à l’intérieur de ce système, et pourtant j’étais décidé à partir. Pourquoi ? Pour quoi faire ? C’était une vraie souffrance. Je me trouvais face à la décision la plus difficile de ma vie. J’ai réfléchi longtemps, j’ai essayé de peser le pour et le contre, et puis je me suis concentré, je me suis assis, et j’ai rédigé ma lettre de démission d’un jet, sans brouillon. »

Ce monologue, prononcé dix ans après les faits, est en réalité un document remarquable. Si Poutine a effectivement quitté l’organisation la plus redoutée et la plus redoutable d’Union soviétique, il n’a jamais présenté – pas même rétrospectivement – sa décision en termes idéologiques, politiques ou moraux. Dix ans plus tard, alors qu’il s’apprêtait à diriger une nouvelle Russie, il admettait sans difficulté avoir été prêt à servir n’importe quel maître. Surtout, il aurait bien voulu assurer ses arrières et les servir tous.

Or c’est précisément ce qu’il a fait. Le KGB a perdu sa lettre de démission – que ce soit grâce à une combine astucieuse ou parce que cette organisation était chroniquement incapable de gérer une paperasserie pléthorique, le mystère reste entier. Toujours est-il que Vladimir Poutine était encore officier du KGB en août 1991, au moment où le service secret tenta le coup d’État pour lequel il semblait avoir été conçu.

Extrait du livre de Masha Gessen, « Poutine : l’homme sans visage », publié aux éditions Fayard

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