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Les portraits de Xi Jinping et de Joe Biden lors de cérémonies officielles.
Les portraits de Xi Jinping et de Joe Biden lors de cérémonies officielles.
©NICOLAS ASFOURI, Nicholas Kamm / AFP

Bonnes feuilles

Emmanuel Lincot et Emmanuel Véron publient « La Chine face au monde : une puissance résistible » chez Capit Muscas Editions. Puissance hors normes, la Chine a déjoué tous les pronostics occidentaux. Son développement économique ne s’est pas accompagné d’une démocratisation et son isolement diplomatique doit être relativisé. Extrait 2/2.

Emmanuel Lincot

Emmanuel Lincot

Professeur à l'Institut Catholique de Paris, sinologue, Emmanuel Lincot est Chercheur-associé à l'Iris. Son dernier ouvrage « Le Très Grand Jeu : l’Asie centrale face à Pékin » est publié aux éditions du Cerf.

 

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Emmanuel Véron

Emmanuel Véron

Emmanuel Véron est géographe et spécialiste de la Chine contemporaine. Il a enseigné la géographie et la géopolitique de la Chine à l’INALCO de 2014 à 2018. Il est enseignant-chercheur associé à l'Ecole navale.

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La question, très largement débattue, d’une confrontation entre la Chine et les États-Unis demeure concrète mais pas complètement admise. Pour autant, un spectre large de facteurs tend à montrer que le régime articule des formes hybrides de la guerre, de la guérilla et de la recomposition de l’affrontement de haute intensité, le tout inhérent à sa culture stratégique et politique.

La refonte de son outil militaire et les efforts budgétaires constants (modernisation des armées et professionnalisation) et tous azimuts (marine de guerre côtière à une marine hauturière, le cyber, composantes terrestres et balistique, la partie aérienne et spatiale), la construction d’une bulle A2/AD (Anti-Access/Area Denial) en mer de Chine (en particulier avec la mer de Chine méridionale, véritable bastion stratégique issu d’une victoire militaire en temps de paix) et la maîtrise de nouvelles technologies de rupture (IA, robotique, machine learning, armes à énergie dirigée, planeurs hypersoniques, drones, etc.) sont autant de paramètres majeurs, changeant la donne stratégique en Asie et plus largement dans les équilibres stratégiques mondiaux. La première base à Djibouti en atteste, tout comme le réseau d’infrastructures portuaires, relais tactiques et logistiques pour les forces armées, de sécurité et diplomatiques.

L’objectif visé par Pékin est celui d’une parité avec les forces américaines et à terme de les dépasser. Les États-Unis concentrent à eux seuls le modèle inavoué mais fantasmé. L’exercice de normalisation internationale du dernier livre blanc de la défense (2019) n’apportait pas de nouveautés en matière stratégique, mais confirmait les ambitions, les représentations et les inquiétudes de Pékin dans son environnement international et régional. Les rivalités stratégico-militaires et économiques durables avec les États-Unis continueront de structurer les relations internationales et les choix stratégiques de protection des intérêts vitaux chinois. Le manque de transparence du Parti-État sur les questions de défense et de sécurité, corrélé aux pratiques opaques, sinon d’espionnage, dans le domaine civil et militaire contribuent à amplifier d’une part la course aux armements et la contraction géostratégique dans le bassin Indo-Pacifique et d’autre part, la méfiance à l’égard de la RPC.

L’APL a considérablement élargi ses missions et son rôle : maintien de la sécurité maritime, aérienne, électromagnétique du territoire chinois, lutte contre le terrorisme, gestion de crise (catastrophe industrielle, naturelle ou sanitaire), opération de maintien de la paix de l’ONU, opération de sécurité internationale. La montée en puissance économique et diplomatique a permis à la RPC de refondre en profondeur son écosystème d’innovation de défense, inspirée de la Defense Advanced Research Projects Agency (DARPA). Assez peu étudiée, l’articulation entre les évolutions des armées, de la base industrielle et technologique de défense (BITD) et la diplomatie de Pékin fait l’objet d’une dynamique certaine depuis une quinzaine d’années (en partie discrètement dans le cadre du projet Belt and Road Initiative), zone d’intérêts stratégiques particuliers pour la France et l’UE. Le Parti-État, sa BITD, son influence diplomatique soutiennent de plus en plus l’export de matériels de guerre et d’équipements de sécurité. Aussi, Pékin s’affirme comme pourvoyeur d’équipements et d’influence dans des pays à fortes connivences avec le régime (Myanmar, Pakistan, Cambodge, Venezuela), mais aussi dans des États africains ou européens. En ce sens, la Chine est un acteur de poids dans la vente d’armes dans un nombre croissant de pays et pour du matériel toujours plus sophistiqué et varié. Les liens avec l’État et les tentatives, le cas échéant, de contournements de l’embargo occidental ont marqué les deux dernières décennies, mais aussi les coopérations technologiques et industrielles ainsi que les transferts de technologie, le soutien à l’export de matériel de guerre et les politiques d’acquisitions.

Malgré les restrictions budgétaires, par suite de la guerre commerciale avec les États-Unis et la crise du coronavirus, la hausse annoncée lors des « deux assemblées » (2020) du budget de défense (+ 6,6 %) est un signal en phase avec les velléités de puissance et d’hégémonie « statocentré ». Rivalité, défiance et fierté (selon les mots de Hobbes) sont au cœur du dessein de la Chine pour recentrer, non plus l’Asie mais le monde sur elle-même.

Son outil militaire est à l’image du régime, articulé par le mensonge, la corruption, de réelles avancées qualitatives et le questionnement sur son usage et son avenir. Surestimant ses capacités réelles sur celles des États-Unis, voire du Japon, l’outil militaire est surtout marqué par l’inexpérience de la guerre tant de ses marins, que de ses soldats ou aviateurs. Il n’y a bien que les cyber-soldats de l’unité 61398 (ou d’autres) basée à Pudong, qui font de l’offensive en dehors du périmètre régional.

Il existe une hybridité entre la diplomatie chinoise et l’outil militaire en matière de soutien à l’export, d’acquisition des matériels, de contournement des embargos et plus largement de l’intégration civile et militaire chinoise. Cette hybridité renvoie à la culture stratégique chinoise, du PCC et de son dessein international. Depuis l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping, les liens entre les universités, la communauté de défense (y compris toutes les composantes renseignements) et les organes du PCC se sont clairement intensifiés. Plusieurs domaines sont au cœur de ses priorités stratégiques : nucléaire, cyber, naval-maritime, spatial et les missiles, aérien. Ces priorités structurelles en Chine continuent de chercher des développements à l’étranger (en particulier au sein de l’UE et des partenaires stratégiques de la France ou au sein du réseau Five Eyes). À titre d’exemple, la dégradation des relations avec l’Australie, malgré un partenariat commercial fort ces vingt dernières années (ressources minérales et gazières, agricoles, vin et compromission de parlementaires), est à l’image des tensions entre un membre (quasi régional) des Five Eyes et la Chine. En ce sens, Pékin a toujours cherché à dissoudre et perturber les liens de cette architecture. L’exemple le plus récent concerne la Nouvelle-Zélande, qui est sur la voie d’une sortie de ce réseau de renseignement et de sécurité.

Il incombe aux spécialistes de la Chine contemporaine de mettre en lumière les réalités opérationnelles de l’APL d’une part et son usage diplomatique et ses velléités d’autre part. L’opacité et la dissimulation ont structuré plus de vingt années de modernisation de l’outil militaire et de son usage essentiellement dans la périphérie chinoise, mais de plus en plus dans l’océan Indien, en Asie centrale, dans le Pacifique ou encore en Afrique.

La stratégie des « Trois guerres » (San zhong zhanfa) vient conforter la culture stratégique chinoise, matinée de marxisme-léninisme. Cette stratégie reste encore trop peu connue en dehors de la Chine. Validée et lancée en 2003 par le Comité central du PCC et la Commission militaire centrale, la stratégie des « Trois guerres » se décline selon une logique d’influence des processus cognitifs à travers les domaines suivants :

— Guerre psychologique : l’objectif est d’agir sur le moral de l’ennemi désigné.

— Guerre de l’opinion publique : l’objectif est d’influencer l’opinion publique (chinoise et non chinoise).

— Guerre juridique : l’objectif est d’utiliser le droit international ou le cas échéant le droit chinois pour faire valoir les intérêts de la Chine. À terme, le droit chinois doit prévaloir sur le droit international.

Initialement pensés dans une logique stratégique articulée autour du domaine de la guerre (Sun Zi et l’Art de la guerre ou avec les 36 Stratagèmes), les concepts sont dans la continuité de la culture stratégique de l’Asie confucéenne. Cette théorie va s’étendre et s’appliquer à tous les domaines (en particulier non militaires). Complétée par des modalités tactiques du « Front Uni » (rassemblant l’action menée par le Parti en direction de tout ce qui n’est pas communiste, à la fois au sein du territoire (minorités ethniques et religieuses, diversité sociale…) et à l’étranger – les territoires revendiqués et sous statut particulier, les communautés chinoises à l’étranger –, la stratégie des « Trois guerres » va être intégrée aux composantes de la politique étrangère. La stratégie de « Front Uni » date du début des années 1920, et a été définie par le Komintern en URSS pour imposer le communisme partout dans le monde après la révolution de 1917. Le Front Uni (ou Département du Front Uni – tongyi zhanxian ou tongzhan dans sa forme abrégée), dirigé par Wang Yang (membre du comité permanent du Politburo), structure très offensive, est encore à ce jour trop méconnu, dans le monde occidental, et en particulier dans l’UE. C’est un département dépendant directement du Comité central du PCC, à l’instar de la propagande. Avec l’ouverture économique initiée par Deng Xiaoping, le Front Uni va considérablement étendre son champ d’action et chercher à orienter, imposer, sinon acheter son influence politique.

Il y a à la fois un travail d’influence, de collecte de renseignements et d’enrichissement de la pensée stratégique. En matière de politique internationale, l’objectif réside dans le recrutement, la compromission, la bonification de l’image du régime comme dans l’articulation de la diaspora chinoise au dessein de puissance de Pékin.

Le travail d’influence se répartit selon trois catégories : « ami, ami-ennemi, ennemi ». Ces catégories ne sont pas étrangères à la pensée d’un Carl Schmitt, et aux réflexions sur les notions de souveraineté et de guerre asymétrique que le théoricien allemand a développé dans sa Théorie du partisan. Le travail s’opère auprès de diverses catégories d’acteurs (étatiques, entreprises, hommes d’affaires, lobbyistes, partis politiques, associations, élus, universitaires, etc.) afin de diluer toute coagulation allant à l’encontre du régime communiste chinois. Les catégories sont poreuses, tel acteur pouvant passer d’un statut d’« ami » à celui d’« ennemi » selon les circonstances stratégiques de Pékin.

Si la guerre psychologique et l’influence sont les deux faces opérantes de la culture stratégique, l’affrontement guerrier est lui repoussé, tout en instrumentalisant la notion de franchissement de « la ligne rouge ». C’est particulièrement le cas dans l’environnement régional de la RPC, et demain ou au-delà, en adéquation à la dilation géographique de son influence et de ses intérêts.

L’expérience de la guerre dans son environnement régional est en demi-teinte : nous pouvons citer la guerre de quelques semaines face à l’Inde à l’automne 1962 et celle face au Vietnam en 1979, où le différend sur la frontière durera 10 ans, accompagné de tensions. Aussi, Pékin n’a aucune expérience du combat en dehors de sa périphérie proche, plus précisément, aucune expérience de la haute intensité militaire en Asie et hors Asie. En revanche, le recours à la guérilla (moderne) dans le détroit de Taïwan, en mer de Chine (Est et Sud) ou le long de la frontière avec l’Inde est désormais structurel d’un ensemble géographique qui participe à définir l’idée d’une matrice chinoise se percevant comme assiégée, définissant une permanence de zones grises rompant avec le droit international pour qu’à terme le droit chinois prime. De cette manière, la Chine instrumentalise à la fois l’asymétrie face à ses voisins asiatiques (taille des États, capacités et modes opératoires), le harcèlement et la saturation par le nombre de bâtiments, de troupes, d’appareils, voire par des manœuvres et démonstrations de force. Enfin, la volonté chinoise réside dans la vidange des forces occidentales (et indiennes ou japonaises) dans la zone, car ce sont les seules capables pour le moment de rivaliser et de conserver une supériorité tactique et stratégique.

En ce sens, le pourtour chinois demeurera extrêmement crisogène, se déclinant selon la géographie maritime et montagnarde suivante :

— La mer de Chine méridionale (et par extension de l’Est, avec le Japon) continuera d’être un laboratoire stratégique aux portes de la Chine. Les installations militaires (interceptions, pistes, soutiens logistiques, extension des capacités balistiques et nucléaires) sanctuarisent cette zone grise en articulation avec les capacités de la marine, des gardes côtes, des milices voire des navires marchands face aux pays voisins et aux forces occidentales, indiennes et japonaises.

— La zone frontalière avec l’Inde, objet tactique des tensions stratégiques durables entre Pékin et New Delhi, est dans le prolongement de la politique intérieure du grand Ouest (ici la région du Tibet). L’extension de l’ensemble crisogène à la zone du Cachemire ne faiblira pas.

— Les autres zones frontalières, avec la Russie dans le Nord-Est ou avec l’Asie du Sud-Est, peuvent occasionnellement être l’objet d’incertitudes, en particulier dans un affrontement indirect, respectivement avec la Russie elle-même, les États-Unis, ou des formes séparatistes et mafieuses en cas d’éclatement des États.

Enfin, Taïwan demeure et demeurera pour la décennie le sujet central des tensions entre Pékin, les États-Unis, et plus largement l’Asie de l’Est et une large partie de l’Occident. Par son niveau avancé dans la fabrication des semi-conducteurs, l’île nourrit plusieurs scénarios d’une « récupération » par la RPC. Entre celui d’une récupération en douceur et celui d’une invasion militaire, les responsables politiques et penseurs, du côté chinois, comme américain ou taïwanais, envisagent avec tout le sérieux requis celui d’une action violente coordonnée (et de fait assez sophistiquée). Le paramètre temps reste le seul arbitre. Le temps des affaires internationales, le temps de l’affaiblissement relatif des États-Unis, le temps de la coordination et de la motivation des troupes de l’APL… Il semble plus que difficile de revenir en arrière. La confrontation directe n’est pas souhaitée ni souhaitable. Cependant, elle demeure plus que jamais le risque de la décennie 2020. La situation de Hong Kong comme celle prévalant à Taïwan, celle des Ouïgours et des Tibétains, autant que des démocraties, dans la menace que laissent peser sur elles les puissances chinoise et russe, se sont toutes aggravées en lien avec la quête tonitruante de la souveraineté chinoise en rupture avec le droit international, et seront parmi les principales causes d’escalade.

A lire aussi : La Chine face au monde : le régime du Parti-Etat

Extrait du livre d’Emmanuel Lincot et Emmanuel Véron, « La Chine face au monde : une puissance résistible », publié chez Capit Muscas Editions.

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