Valls qui ne voit que les efforts budgétaires, Aubry que le contexte… deux postures, un même résultat : le déni de réalité<!-- --> | Atlantico.fr
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Manuel Valls et Martine Aubry.
Manuel Valls et Martine Aubry.
©Reuters

Erreurs en votre défaveur

Martine Aubry, qui a critiqué dimanche 19 octobre la politique économique actuelle du gouvernement dans une interview au JDD, entre dans une logique d'affrontement avec Manuel Valls, qui, lui, ne jure que par des efforts budgétaires pas toujours visibles. Ils ont beau ne pas être d'accord, ils se trompent tous les deux.

Nicolas Goetzmann

Nicolas Goetzmann

 

Nicolas Goetzmann est journaliste économique senior chez Atlantico.

Il est l'auteur chez Atlantico Editions de l'ouvrage :

 

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Vincent Tournier

Vincent Tournier

Vincent Tournier est maître de conférence de science politique à l’Institut d’études politiques de Grenoble.

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Atlantico : En saturant l’espace politique et médiatique, Manuel Valls tente de donner l’impression de vouloir réformer le pays. En quoi peut-on dire que la méthode employée par le Premier ministre pour faire des réformes n’est pas la bonne ? Comment expliquer par exemple que Manuel Valls n’aborde pas la question centrale de la politique monétaire de la BCE lorsqu’il rencontre la chancelière Angela Merkel à l’occasion d’un déplacement en Allemagne ?

Nicolas Goetzmann : Manuel Valls risque de se transformer en un fossoyeur des idées libérales dans ce pays. Justement parce qu’il veut appliquer ces réformes de l’offre au seul moment depuis 80 ans où c’est une crise de la demande qui est à l’œuvre en France. Il est tout de même navrant de constater que les dirigeants politiques ont soutenu la demande par la dette tout au long d’une période qui nécessitait des réformes de l’offre, et que lorsque ces fameuses réformes de l’offre sont présentées, c’est précisément la demande qui fait défaut. Ce qui donne une tournure un peu grotesque à l’appréciation politique du contexte macroéconomique général.

Pour obtenir des résultats sur le front des réformes de l’offre qui ont été présentées, il est impératif d’avoir un soutien important de la demande. L’offre est la carrosserie d’une voiture, la demande en est le moteur. Pour vérifier si la carrosserie est plus aérodynamique, il est nécessaire de pousser le moteur, et ce moteur c’est la BCE, qui est l’institution qui contrôle directement le niveau de la demande en Europe. Le silence de Manuel Valls par rapport à cette question repose sur un trop grand respect des traités européens, et sans doute également sur l’incompréhension du contexte, qui semble être généralisée dans le gouvernement actuel.

Vincent Tournier : On peut en effet se demander si l’hyperactivité politique et médiatique n’est pas un signe de faiblesse, au moins sur le plan intérieur. En somme, il s’agit de compenser quelque chose. Or, il est clair que le gouvernement souffre d’un déficit criant de légitimité en France. D’abord parce que l’exécutif est toujours très impopulaire dans l’opinion, même si le président semble regagner quelques points ces dernières semaines, ce qui est d’ailleurs cohérent avec la nouvelle répartition des rôles entre le président et le Premier ministre (le président prend du recul, le premier ministre se met davantage en avant).

Ensuite, Manuel Valls manque considérablement de soutiens politiques. Il ne peut pas compter sur le soutien d'alliés comme les écologistes. Même face au Parti socialiste, où la tendance qu’il représente est ultra-minoritaire, sa position est difficile. On l’a bien vu récemment avec les critiques qu’a adressées le numéro 1 du PS, Jean-Christophe Cambadélis, au ministre de l’économie Emmanuel Macron sur les projets de réforme de l’assurance-chômage.  

Enfin, l’exécutif se trouve face à une importante fronde parlementaire. Les tensions entre le gouvernement et le groupe socialiste se sont concrétisées lors du débat sur la modulation des allocations familiales en fonction du revenu : on a bien vu que cette mesure a été imposée par les députés puisque l’exécutif n’en voulait pas (François Hollande avait publiquement indiqué son opposition).

Bref, tout se passe comme si, du fait d’une situation difficile sur le plan intérieur, on allait tenter de trouver une légitimité politique à l’étranger.

Alors que la situation économique se dégrade en France et que notre pays reste champion au niveau des dépenses publiques, en quoi peut-on dire que les réformes menées par le gouvernement sont insuffisantes face à la situation économique ? Pourquoi celles qui sont menées par le duo Hollande-Valls ne sont-elles pas de nature à faire face à l’urgence actuelle ?

Nicolas Goetzmann : Les réformes sont insuffisantes dans le sens où une partie de l’équation économique fait totalement défaut. Encore une fois, la demande est totalement ignorée alors que la crise que connaît la zone euro depuis est une crise de la demande, pure et simple. La demande est la somme de la croissance et de l’inflation, la croissance est proche de 0, l’inflation est également proche de 0, pour un total proche du néant. A partir de ce constat, le diagnostic devrait être simple et évident pour tous.

Mais non. Pour le gouvernement, ce serait une crise de l’offre. Ce qui, pour être clair, ne tient pas une seconde dans les faits. Si cela était une crise de l’offre, la France serait confrontée à une croissance proche de 0 et à une inflation de 3-4%. Si tel était le cas, les réformes proposées par le gouvernement pourraient avoir un effet, mais là, c’est sans espoir. Lorsque le médecin se trompe de diagnostic, le traitement administré ne peut pas être le bon.

Vincent Tournier : Comme je l’ai dit, on est face à une situation assez inédite : d’un côté, le gouvernement souffre d’un déficit massif de légitimité dans son propre pays, de l’autre il donne le sentiment d’aller chercher cette légitimité à l’extérieur, auprès des instances européennes ou de ses partenaires européens, notamment l’Allemagne. Il est tout de même assez étonnant de voir le Premier ministre de la France aller faire des déclarations tonitruantes à l’étranger. Prenez son récent discours à la City de Londres : certes, le premier ministre y dénonce le "French bashing", mais il fait en même temps cette déclaration étonnante : "J’ai une mauvaise nouvelle à vous donner ici à Londres, dans peu de temps les magasins seront aussi ouverts à Paris". Que peuvent penser les militants et les parlementaires socialistes qui entendent cela ? Même pour les électeurs de base, il y a de quoi être mal à l’aise face à un Premier ministre qui semble ironiser sur les prétendus archaïsmes de la société française et qui tranche les débats nationaux depuis un pays étranger.

Pendant que Bruxelles menace de retoquer le budget 2015 de la France, Martine Aubry conteste pour sa part l’idée même de réforme structurelle dans une interview au JDD(voir ici), souhaitant "en finir avec les vieilles recettes libérales". En quoi peut-on dire que Martine Aubry est, elle aussi, dans une situation de déni de la réalité, notamment sur la question des 35 heures et du travail du dimanche ? Martine Aubry n’est-elle pas aussi dans une posture qui sert ses intérêts politiques ?

Nicolas Goetzmann : La phrase en "finir avec les vieilles recettes libérales" est intéressante. Qui sont les références en matière de libéralisme économique aujourd’hui ? Les Anglais qui ont injecté 20% de leur PIB par la voie monétaire pour soutenir la demande ? Les Etats-Unis qui ont fait exactement la même chose ? Ou la France qui continue d’appliquer des préceptes libéraux en oubliant la partie principale du programme…la relance monétaire ?

Le discours de statut quo de Martine Aubry ne me semble pas plus réaliste que celui de Manuel Valls. Puisque là encore, la BCE est oubliée, le respect pour les traités européens est tel qu’il n’est pas envisageable de revenir sur ce qui aurait pu être mal fait à la base.

La problématique de Martine Aubry est donc que sa recette ne produira pas non plus les résultats escomptés. Si la relance est faite par la voie budgétaire, elle sera contrée par la voie monétaire qui est seule maître de la "demande" en Europe. Même si des dépenses d’infrastructure peuvent être bénéfiques, cela ne peut suffire à construire un plan de relance.

Vincent Tournier : De toute évidence, Martine Aubry est dans une stratégie de positionnement en vue de la prochaine élection présidentielle. La difficulté pour elle est de trouver le juste équilibre entre le soutien à la majorité et la volonté de s’en démarquer pour affirmer sa spécificité. Elle doit donc poser ses jalons dès à présent, prendre date pour l’avenir, faire passer le message qu’elle est différente au sein du camp socialiste. Pour cela, elle bénéficie d’un avantage : elle n’exerce pas de responsabilité gouvernementale. Même ses proches ont refusé de rejoindre l’équipe de Manuel Valls en septembre dernier. Elle est donc dans une position assez confortable pour prendre ses distances avec la ligne sociale-libérale. De plus, en raison de son passé de ministre du travail et de son rôle dans la mise en place des 35 heures, elle peut facilement incarner une gauche plus traditionnelle, disons sociale-démocrate, attachée à une certaine conception de l’Etat social et du travail. Elle a aussi l’avantage d’être bien placée pour relancer une éventuelle alliance avec les écologistes, voire avec le Front de gauche.

Peut-on dire qu’elle est dans un déni de réalité ? Sur le plan tactique, certainement pas. Elle est au contraire dans une stratégie très classique qui consiste à conquérir le noyau dur de son électorat. Elle aura toujours le temps, par la suite, de chercher à élargir ses soutiens en allant vers les électeurs plus libéraux ou centristes. Chaque chose en son temps : on gauchise d’abord, on recentre ensuite. C’est exactement ce qu’avait fait Nicolas Sarkozy à droite en 2007.

Quelles sont finalement les conséquences pour la France et les Français de ces absences de réformes ou de ces demi-mesures réalisées par le gouvernement ? La stabilité politique ne pâtit-elle pas de ces choix ?

Nicolas Goetzmann : Les conséquences sont très simples. Lorsqu’un pays avance en deçà de ses capacités, il perd peu à peu de son potentiel. L’économie française se transforme peu à peu en machine à stagner. Les investissements se réduisent, les chômeurs perdent leurs qualifications au fil des mois etc. c’est un processus long qui pèse sur la structure du pays. Ce qui n’est au début qu’une crise conjoncturelle mute lentement en une crise structurelle dont il est bien plus difficile de sortir. C’est une des raisons pour lesquelles les Etats-Unis et le Royaume-Uni relancent la machine monétaire : pour que ces effets ne se matérialisent pas dans le long terme.

Mais le plus désespérant ici est que la sortie de crise ne semble toujours pas se dessiner. Aucun élément ne permet de voir une quelconque prise de conscience de la gravité de la crise, de ses causes, de sa nature, et de son remède. Alors que cela fait 6 ans que ça dure, et que de nombreux pays en sont sortis. L’idée d’aller voir ce qui peut marcher ailleurs n’a même pas l’air de venir à l’esprit de nos dirigeants.

Vincent Tournier : A mon avis, le problème peut se résumer simplement : dès lors que l’exécutif a fait le choix de s’inscrire dans les clous européens, de ne pas remettre en cause le fonctionnement actuel de l’Europe avec l’euro et les contraintes budgétaires, il n’a plus aucune marge de manœuvre. Il est contraint de réduire les déficits, donc de couper dans les budgets, et surtout de donner des gages à la Commission européenne pour éviter les sanctions.

Evidemment, cette politique est forcément impopulaire. Le risque est de provoquer des mouvements sociaux, ce qui a de fortes chances de se produire si une réforme de grande ampleur vient à être lancée. La difficulté est donc d’avancer par étapes, en commençant par préparer les esprits. C’est un peu la stratégie qui a été mise en œuvre avec la réforme de l’assurance-chômage : dans un premier temps, on fait lancer le projet par un second couteau qui fixe la barre très haut (François Rebsamen, qui dénonce les faux chômeurs), ce qui permet de tester les réactions. Dans un second temps, le Premier ministre entre dans la danse en présentant le vrai projet, plus modéré (c’est ce qu’il a fait à Londres le 6 octobre), suivi par le ministre de l’économie, Emmanuel Macron le 12 octobre dans le Journal du dimanche ; entretemps, le président de la République s’est efforcé de prendre ses distances avec le projet, sans le désavouer. Bref, c’est un exercice de haute voltige qui est millimétré pour couper court à toutes les critiques : celles de l’opinion, celles des socialistes, celles de la Commission européenne, celles des partenaires, etc.

Gageons que cette stratégie va se reproduire à l’avenir. Le principe consiste à faire accepter progressivement les sacrifices tout en rassurant l’Europe et les marchés sur la volonté de réformer le pays. C’est pour cela que le gouvernement avance ses pions pas après pas, en essayant de segmenter les problèmes pour éviter qu’émergent des coalitions de cause (difficile, par exemple, d’allier les chercheurs et les chômeurs), éventuellement en jouant sur un enrobage idéologique lorsque c’est possible : c’est ce qu’il a fait avec la réforme du congé parental, où l’on met en avant l’égalité entre les hommes et les femmes pour justifier les réformes. Cet habillage n’est pas toujours possible, mais en procédant de cette façon (enrobage et réforme par étapes) il n’est pas impossible que le gouvernement parvienne à ses buts sans provoquer une crise majeure.

De la même manière, en quoi peut-on dire que le PS paie et paiera encore à l’avenir ce double déni en condamnant ses politiques à l'échec ? Quelles conséquences pourrait avoir une véritable fracture entre l’aile gauche et l’aile droite du PS à l’heure où Martine Aubry sort du bois ?

Vincent Tournier : Nous entrons dans la phase de la pré-campagne électorale. Chacun cherche à se positionner. La droitisation du gouvernement socialiste depuis le dernier remaniement a ouvert un boulevard sur sa gauche. Martine Aubry a bien choisi son moment pour faire sa sortie : remarquons qu’elle a pris soin d’attendre la fin des élections de 2014, histoire de ne pas être accusées de saborder son propre camp. Son retour était annoncé depuis plusieurs semaines (par exemple, elle a pris position en faveur de la loi Duflot sur l’encadrement des loyers, ce qui lui permet de jouer sur deux tableaux : le social et les écologistes). En se lançant maintenant dans l’arène, elle arrive à point nommé pour sauver les frondeurs, lesquels bénéficient désormais d’un soutien de poids et d’un recours. Les frondeurs peuvent se dire qu’ils ne sont plus condamnés à une alternative brutale entre le soutien au gouvernement et le retour de la droite. Il y a désormais une troisième issue. Du coup, le mouvement des frondeurs va probablement s’étendre, ce qui va compliquer encore un peu plus la tâche du gouvernement dans les débats parlementaires.

Cela dit, personne n’a vraiment intérêt à aller jusqu’au clash. Je ne suis pas sûr que Martine Aubry ambitionne d’être le nouveau Premier ministre : dans les conditions actuelles, qu’aurait-elle à gagner à diriger le gouvernement ? Il est beaucoup plus confortable pour elle de rester à l’extérieur et de prendre le temps de préparer son programme qui, pour l’heure, reste tout de même assez vague.  

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