Une partie de la France en colère est-elle en passe de basculer vers un phénomène à la QAnon ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Des Gilets jaunes participent à un rassemblement de protestation contre les prix élevés du carburant à Rochefort, le 24 novembre 2018.
Des Gilets jaunes participent à un rassemblement de protestation contre les prix élevés du carburant à Rochefort, le 24 novembre 2018.
©XAVIER LEOTY / AFP

Défiance

Alors que les Gilets jaunes puis la pandémie et la vaccination ont déjà poussé à une polarisation extrême sur les réseaux sociaux, la guerre en Ukraine accentue encore les galaxies où l’on ne croit plus aux « vérités officielles ».

Helen Lee Bouygues

Helen Lee Bouygues

Helen Lee Bouygues est la fondatrice de la Fondation Reboot, ancienne associée du cabinet McKinsey. Elle a fondé la Fondation Reboot pour accélérer la recherche et l'éducation au raisonnement critique. À ce titre, elle a conçu des guides à destination des parents et des enseignants en vue de développer l’éducation au raisonnement permettant d’exercer son esprit critique. Elle intervient à ce titre dans des conférences sur les questions de pensée critique, notamment l'éducation aux médias et la désinformation.

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François-Bernard Huyghe

François-Bernard Huyghe

François-Bernard Huyghe, docteur d’État, hdr., est directeur de recherche à l’IRIS, spécialisé dans la communication, la cyberstratégie et l’intelligence économique, derniers livres : « L’art de la guerre idéologique » (le Cerf 2021) et  « Fake news Manip, infox et infodémie en 2021 » (VA éditeurs 2020).

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Atlantico : Depuis le début du conflit en Ukraine, et à plus forte raison suite au massacre de nombreux civils ukrianiens par l’armée russe, de nombreuses personnes pro-Russes semblent s’enfoncer dans une sorte de réalité parallèle, accusant les Ukrainiens d’avoir eux-même massacré leur population pour accuser les troupes russes. Comment expliquer ce phénomène ? Quelle est son ampleur ?

Helen Lee Bouygues : Nous avions effectivement l’intuition que les éléments de langage du Kremlin avaient une certaine portée en France donc nous avons testé les principaux arguments utilisés par Vladimir Poutine pour justifier la guerre en Ukraine auprès des Français avec l’IFOP. Le résultat est assez saisissant puisque plus de la moitié des Français soutiennent au moins une thèse du Kremlin ayant justifié la guerre en Ukraine. Par exemple, l’affirmation selon laquelle le gouvernement ukrainien serait une « junte infiltrée par des mouvements néonazis » est soutenue par 10% des Français, l’idée selon laquelle l’intervention militaire russe y serait « justifiée » au nom de la sécurité de la Russie est partagée par 22% des Français ou encore la thèse selon laquelle son action y serait soutenue par des russophones victimes de « discriminations et d’agressions de la part des autorités ukrainiennes » (23%). La Fondation Reboot constate la montée en puissance de ces stratégies de désinformation depuis plusieurs années, d’abord aux États-Unis, puis en France. Le développement des plateformes de réseaux sociaux, les messageries instantanées et plus généralement l’utilisation de plus en plus forte d’Internet pour s’informer contribuent à cette désinformation. Avec la guerre en Ukraine, on a vu grâce aux médias sociaux, des concepts gagnaient en légitimité et que des personnalités médiatiques les ont repris et en ont fait la promotion à des heures de grande écoutes sur les médias traditionnels contribuant à la pénétration de ces idées auprès du plus grand nombre à une vitesse très rapide.

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Quels est le profil d ceux qui composent cette galaxie complotistes et pro-russe sur les réseaux sociaux ? Sont-ils les mêmes que ceux que l’on retrouvait déjà dans cette sphère lors de la crise sanitaire par exemple ?

Helen Lee Bouygues : Nous n’avons pas d’analyses fines de la galaxie pro-russe mais nous avons constaté un certain nombre de prises de parole de personnalités politiques et culturelles qui sont des vecteurs de transmission de ces éléments de langage. Eric Zemmour déclarait ainsi sur le plateau de RTL le 28 février dernier que la responsabilité de la guerre était partagée par « les Français, les Allemands, les Américains, qui n'ont pas fait respecter les accords de Minsk et qui n'ont cessé d'étendre l'Otan pour qu'elle soit autour de la Russie comme une sorte d'encerclement » avant d’ajouter que « le coupable c'est Poutine, les responsables c'est l'OTAN qui n'a cessé de s'étendre. ». De la même manière, le rappeur Booba est l’illustration d’un basculement entre la sphère complotiste qui a largement essaimé pendant la crise sanitaire vers le soutien aux thèses de Vladimir Poutine. Le résultat est sans appel puisque notre enquête IFOP a révélé qu’un quart des Français (25%) croit à la fois à au moins une des théories anti-vaccins et à au moins un des arguments justifiant l’invasion russe en Ukraine. 

François-Bernard Huyghe : Il y a une porosité entre les deux groupes, en ce sens que beaucoup ceux qui étaient persuadés que l’imposition du passe (ou du vaccin pour les plus « durs ») traduisait un plan macronien et/ou mondial pour nous soumettre deviennent naturellement sinon pro-russes, du moins enclins à penser que le système leur ment aussi sur la guerre d’Ukraine. Le mécanisme est similaire : du refus de croire à la parole « officielle » (plutôt celle de la Science dans le premier cas, plutôt celle des médias et des politiques dans le second) à la conviction que tout cela répond à un plan de domination du monde par des minorités : le « Big Reset » (la grande réinitialisation pour imposer une gouvernance technocratique) ou un plan impérialiste occidental..

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Par ailleurs les communautés sceptiques ou complotistes sont déjà constitué leurs réseaux en ligne pour échanger des informations « que les médias nous cachent », ils ont pris leurs habitudes de discussion entre eux pour confirmer leurs suspicions, donc il est très facile d’être « multicomplotiste », ou plutôt de trouver à chaque grand événement - pandémie, guerre - des preuves supplémentaires, avec toujours un même coupable : le Sytème. La structure (les « sphères » en ligne) préexiste. Le fait d’adopter les mêmes positions radicales en politique (pas forcément de droite) rapproche beaucoup aussi face à l’ennemi commun, État, argent, médias…

Quels sont les comptes, personnalités et réseaux qui sont la figure de proue française de ces mouvements ?

Helen Lee Bouygues : Au-delà des personnalités déjà citées, Richard Boutry, un ancien journaliste est un des défenseurs du Kremlin le plus régulier. On constate également que l’application Telegram est un vecteur très fort de ces thèses. Cela se traduit directement dans les opinions des utilisateurs puisque qu’une majorité d’utilisateurs quotidiens de Telegram s’opposent à l’interdiction des médias russes comme RT France et Sputnik quand les Français en général approuvent cette interdiction à plus de 66%.

Quels sont leurs arguments pour contester la réalité des faits matérialisés, quels discours tiennent-ils ?

François-Bernard Huyghe : Surtout « Ce n’est pas par hasard que… » : on trouve  toujours que les faits (ou la façon de raconter la réalité) servent trop bien les intérêt des riches, des laboratoires, des Américains pour que ce soit innocent : il y a un but caché et une intelligence en œuvre dans l’ombre. Cela sent le trucage médiatique ou la manipulation de services secrets…

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« On nous ment » : tous ceux qui ont une sorte de magistère pour expliquer la réalité, ou l’Histoire, ou les faits scientifiques…, seraient soumis à des forces de contrôle.

« Nous ne sommes pas complotistes, mais… », le fort sentiment d’appartenir à la communauté des gens lucides, et de ne faire qu’exercer un devoir démocratique de critique.

« Des sources fiables disent que… », car on trouve toujours un site citant des « autorités scientifiques » ou des « chercheurs » pour développer des thèses auxquelles on accordera plus de crédit qu’aux institutions scientifiques avec leurs procédures de vérifications ou les médias avec leur fact-checking.

« Je ne fais que poser des questions » car les autres, eux, poursuivraient un dessein idéologique.

« Regardez bien cette image (ou lisez bien cette déclaration) et vous allez voir quelque chose de bizarre », et, de fait, on reamrquera toujours quelque chose d’étrange, une coïncidence, une image mal identifiée, un mot ambigu…

« J’ai vérifié… » car on trouve sans peine en ligne des milliers de témoins et théoriciens amateurs qui attestent de la réalité des thèses alternatives.

On sait quil existe des représentants de QAnon en France, ces derniers gagnent ils en audience ? Eux ou d'autres comptes complotistes gagnent ils en influence ?

François-Bernard Huyghe : Tout dépend de ce que l’on appelle « thèse complotiste », mais il paraît fréquemment des sondages montrant qu’une bonne proportion de nos compatriotes sont tentés (4 sur 10 qui croiraient à l’existence de conspirations selon une étude de novembre 21), ce qui ne veut pas forcément dire être persuadés que la Terre est plate ou qu’il y a des puces 5G dans les vaccins. Par ailleurs, il y a une nuance entre se dire qu’il y a des conspirations et être convaincu qu’elles dirigent le monde avec la complicité de toutes les élites et que toute l’information que nous recevons est destinée à occulter cette réalité..

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Pour Qanon, c’est d’abord un phénomène américain sur arrière fond religieux protestant : selon « Q » implanté au cœur de lappareil d’État, les USA sont contrôlés par un groupe de pédo-satanistes démocrates (qui cherchent à se procurer une substance dans le sang des victimes). Difficile de retranscrire en France (même s’il y circule de thèses sur le sexe réel de Brigitte Macron). Pourtant, sur des plateformes ad hoc ou sur les réseaux sociaux, des dizaines de milliers de gens reprennent largement les accusation US sur un État profond, des groupes pervers, des maîtres du monde dans l’ombre.

Faut-il craindre que la France bascule vers un phénomène type QAnon ?

Helen Lee Bouygues : On constate l’émergence d’une « internationale du complotisme ». Le récent mouvement né au Canada dit « Convoi de la Liberté » a été frappant à cet égard. Il a bénéficié de l’effet amplificateur des médias conservateurs, de personnalités politiques de l’extrême droite américaine et des médias sociaux. Le chef de la police d’Ottawa a ainsi déclaré aux journalistes : « nous sommes maintenant conscients de l'existence d'un élément important en provenance des États-Unis qui a été impliqué dans le financement, l'organisation et la protestation. » Et le correspondant de CNN Daniel Dale - lui-même Canadien – de souligner la quantité « remarquable » de couverture des manifestations par les médias de droite américains, en particulier FOX News et son écurie d'opinion nocturne. En France, des Convois de la Liberté se sont organisés un peu partout en France avec l’appui opérationnel des réseaux sociaux.

Le phénomène observé en France est-il le signe que la fracture et la polarisation constatées aux Etats-Unis sont en train d’advenir en France ?

Helen Lee Bouygues : Il est certain qu’il existe des points de convergence parce que les causes sont les mêmes aux Etats-Unis et en France : les algorithmes des réseaux sociaux qui nous enferment dans des « bulles informationnelles », l’absence de contrôle des plateformes qui contribuent à la désinformation et le manque d’éducation au raisonnement critique qui est pourtant la clé pour éviter ces fractures et ces polarisations. La semaine dernière encore, nous avons appris que Facebook avait favorisé la désinformation plutôt qu’en réduire la portée à cause d’un bug pendant 6 mois... La commission Bronner a conclu son rapport en indiquant que l’apprendre à « raisonner est aussi important d’apprendre à écrire, lire et compter ». Nous ne pouvons plus attendre : régulons les plateformes, et donnons à nos enfants les outils pour lutter contre cette désinformation. Dès à présent, la Fondation Reboot vous encourage à confronter ses idées à des personnes qui ne pensent pas comme vous, consulter des sources d’information différentes sur nos sujets d’intérêt et vérifier les sources d’informations.

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