Guerre de l'information
Une fuite venue de l’agence russe de renseignement extérieur révèle les détails des stratégies de désinformation employées par les Russes en Occident
La correspondance piratée d'officiers de l'agence russe de renseignement extérieur (SVR) dévoile la stratégie du Kremlin dans le cadre de la guerre de l'information.
Franck DeCloquement
Françoise Thom
Françoise Thom est une historienne et soviétologue, maître de conférences en histoire contemporaine à l'université de Paris-Sorbonne
Atlantico : Une fuite de documents de l’agence russe de renseignement extérieurs (SVR), révélée par The Insider et De Spiegel, a permis d’identifier les nouveaux mécanismes mis en place par la Russie pour mener des campagnes de désinformation en Occident. Il y est question de campagnes localisées et de stratégies pour attiser les sentiments anti-gouvernementaux en Occident, notamment au sein des démocraties libérales ayant affirmé leur soutien à l’Ukraine. Que dire, pour commencer, des méthodes russes ? Ont-elles évolué depuis le début du conflit ?
Françoise Thom : Les méthodes n’ont pas varié depuis le début de l’agression russe contre l’Ukraine. Il s’agit toujours d’agir en tenailles, d’en haut en ciblant les décideurs occidentaux, notamment au moyen de « canaux secrets », de contacts confidentiels, et d’en bas en travaillant l’opinion de manière à ce qu’elle se retourne contre le soutien militaire en Ukraine et qu’à terme elle soit incitée à porter au pouvoir des partis favorables aux positions russes. Ce qu’on constate, c’est une amplification des ambitions russes devant le succès des opérations de subversion en cours, le sentiment que le bouleversement de l’échiquier des démocraties occidentales est à portée de main. Dans un message publié le 3 février 2024 sur Telegram, Dmitri Medvedev, président du Conseil de sécurité, appelait à soutenir tous les partis « antisystème » occidentaux : « Notre tâche est de soutenir de toutes les manières possibles ces hommes politiques et leurs partis en Occident, en les aidant ouvertement et secrètement, pour obtenir des résultats corrects aux élections ». Le 13 juin 2024 Medvedev va plus loin : « Chaque jour, nous devons tâcher de nuire au maximum aux pays qui ont imposé des sanctions à notre pays et à tous nos citoyens. Nuire par tous les moyens. Saboter leurs économies, leurs institutions et leurs dirigeants. Nous en prendre à la prospérité de leurs citoyens. A leur confiance en l'avenir. [...] Ils ont peur de l’anarchie et d’une explosion de la criminalité dans les grandes villes ? Sabotons les autorités municipales ! Ils ont peur des explosions sociales ? Organisons-les ! Nous devons injecter les terreurs nocturnes les plus tétanisantes dans leur sphère médiatique, exploiter toutes leurs poignantes douleurs fantômes. Ils hurlent contre notre recours aux fake news ? Transformons leur vie en un cauchemar complètement fou dans lequel ils ne seront pas capables de distinguer la fiction la plus débridée des réalités du jour, le mal diabolique de la routine de la vie. » Ce ne sont pas des paroles en l’air. Ainsi, pour revenir au dernier point très important mentionné par Medvedev, nous venons d’apprendre par une étude récente que des agents pro-russes bombardent délibérément les journalistes de fausses informations afin de surcharger les ressources de vérification et de neutraliser chez les Occidentaux la faculté de distinguer entre le vrai et le faux, voire de leur faire passer l’envie de rechercher la vérité.
Franck Decloquement : Commençons par souligner que, pour ce qui est des "mesures actives", la Russie reprend point pour point les méthodes utilisées par les services Soviétiques pendant la Guerre froide. Elles ne sont d’ailleurs pas si différentes des techniques et méthodes subversives d'entrisme et de déstabilisation que l’on a pu voir mises en scène dans des séries, comme "The Americans" ou "The Assets" (une mini série américaine en huit épisodes de 42 minutes basée sur le livre "Circle of treason : A CIA). On parle ici d’action de déstabilisation par "mesures actives", mais aussi de recrutements de sources ou l’usage de figures "anti-guerre" et autres pacifistes et objecteurs de conscience, qui servaient auparavant de vecteur de démoralisation et de moyen d'affaiblissement du camp occidental. La voix de ceux-là est souvent amplifiée pour mettre les pays occidentaux en incapacité d’appliquer des moyens de réponse sensée, sans pour autant faire face aux critiques des mouvements pro-paix. Ces méthodes d'actions subversives, c’est le moins que l’on puisse dire à la lecture de l’enquête de The Insider, n’ont pas véritablement changé. Elle ont seulement été "augmentées" aujourd'hui par les ressources d'amplification qu'offrent les réseaux sociaux, et le web 3.0. Il n’y a donc pas de très grosses différences, à ceci près que l’outil cyber – les plateformes d'échanges et les boucles de discussion privées – ont pris une place prépondérante dans la façon dont ces stratégies sont projetées et mises en œuvre à destination de leurs cibles privilégiées : les opinions publiques. Et ceci, afin de les modeler dans le sens attendu par le Kremlin.
Dans le détail, ces méthodes varient. Il y a des opérations de déstabilisations des opposants politiques, qu’il s’agit de discréditer sur le plan social jusqu’à les rendre imparfaitement infréquentables pour leurs collègues, voire leurs proches. L'objectif consiste à les muer en de véritables "moutons noirs" auprès de leur environnement direct, qu’il s’agisse de leurs écosystèmes professionnels ou amicaux, jusqu'à l’opinion publique elle même. Il y a aussi un certain nombre d’actions violentes diligentées, et très ciblées, comme ces opérations d'empoisonnement des opposants réfugiés à l'étranger, et qui utilisent pour ce faire des produits chimiques très spécifiques pour tenter d’atteindre ces mêmes figures d'oppositions, afin de les faire taire. Bien évidemment, il faut aussi citer le développement de campagnes de fake news, pensées pour discréditer les récipiendaires d’aides européennes comme cela peut-être le cas actuellement de l’Ukraine en appuyant sur certains ressorts psychologiques à même d'influencer l'opinions publique. Il est fait usage de sujets très clivants, comme l’immigration et la peur que celle-ci peut susciter, pour décourager les pays ciblés par la propagande noire de Moscou, de venir en aide à ces nations en guerre contre la Russie. Prenons l’exemple des prérogatives accordées par l'UE en matière d’exports. Particulièrement de produits agricoles, au bénéfices des ukrainiens : elles peuvent entrer en contradiction avec les intérêts nationaux français par exemple, et ceux des ses agriculteurs nationaux. Cela a un impact parfaitement reconnu. Moscou va donc tout faire pour attiser la dissension et empêcher des actions d'efforts solidaires en direction des ukrainiens, en soufflant pour cela sur les braises de la discorde et la prise de distance, amplifié en cela par l'usage de ces moyens délétères d'action psychologique. Et tout cela de manière conduite et coordonnées.
La question de l’accueil des réfugiés ukrainiens par les nations d’Europe fait l’objet d’une attention particulière du SVR, qui a mis en place plusieurs dizaines de sites web d’information d’apparence légitime afin de pouvoir exacerber les craintes envers les réfugiés. Le SVR, semble-t-il, veut discréditer l’Ukraine ainsi que « les nazis orientés vers elle » aux yeux de « l’Occident collectif ». Peut-on dire qu’il y parvient aujourd’hui ?
Françoise Thom : Dans ce domaine les choses sont plus difficiles pour le Kremlin car les Occidentaux sont conscients de ces agissements visant à discréditer les réfugiés ukrainiens et se méfient. Il faut souligner que cette question est essentielle aux yeux des dirigeants du Kremlin qui sont obsédés par le déclin démographique russe et souhaitent vassaliser l’Ukraine afin de mettre la population ukrainienne au service des objectifs de puissance russe. Rendre la vie des Ukrainiens impossible dans les pays de l’UE est donc une priorité pour la Russie soucieuse de réorienter vers l’Est les flux migratoires ukrainiens.
Franck DeCloquement : C’est difficile à dire avec une absolue certitude. Et cela même si l'on perçoit très clairement une baisse notable de soutien dans les opinions publiques françaises avec le temps. Ce que l'on peut affirmer en revanche clairement, c’est qu’il s’agit là d’une stratégie qui n’est pas sans effet concrets. Certaines études ont tenté de les mesurer avec précision, comme cela a pu être le cas du rapport récemment publiés par David Chavalarias, directeur de recherche au CNRS, qui s‘est penché sur l’impact des ingérences Russes, notamment dans les élections législatives françaises 2024 : "Par tous les et par tout temps, ces pays essaient d'affaiblir les démocraties" assure l'auteur du rapport. montrent, sans ambages, la manière dont ces mécaniques se déploient à des fins de guerre psychologique et cognitive sur la toile mondiale. Notons d’ailleurs que les concepts de guerre psychologique et d'action cognitive sont des concepts russes. Les Etats-Unis usent aussi des ces méthodes subversives copiées sur communistes chinois. Mais ils parlent davantage de “perception management”, c’est-à-dire un management plus soft des ressorts de la perception humaine, à des fins de modelage psychologique des cœurs et des esprits, sur le long-court. Soyons cependant honnête : il s’agit plus ici, d’une différence de terminologie dans les termes employés par chaque camp, que de nature véritable des modes d’actions finalement coercitifs employés. À partir de l’analyse de 700 millions de messages émis par près de 17 millions d'utilisateurs uniques de 2016 à 2023, le CNRS a ainsi pu constituer une véritable cartographie sociale du paysage politique français sur les réseaux sociaux. Conclusion : de nouvelles communautés numériques ont émergé, dont l’une est ouvertement qualifiée "d’antisystème" par le rapport. Elle est apparue pendant la pandémie de Covid-19 et se compose d’utilisateurs "défiants" déjà présents sur les plateformes, ainsi que de trolls - faux comptes - pilotés en droite ligne par le Kremlin. Ces trolls se trouvent proche idéologiquement de l’extrême droite et de la France insoumise. En fonction de l’actualité du moment et des circonstances, cette force numérique ourdie se déplace opportunément sur l’échiquier politique. L’opposition aux mesures gouvernementales aurait soudé ce bloc dont les membres se suivent et se "retweet", créant ainsi des milliers d’interactions cognitives. Le rapport le démontre en outre à partir de l’analyse du compte @FRN, suivi par près de 254.000 personnes, qui se situerait dans cette communauté antisystème : "son historique est typique d’un compte géré par le Kremlin, ou du moins sous l’emprise de sa propagande. Toutes les théories du complot possibles et les bêtes noires du Kremlin y sont mises en scène, dans des vidéos soigneusement éditées" selon l'auteur. À l’approche du final des législatives 2024 ce weekend, le compte a par exemple diffusé du contenu anxiogène composé d’images et de vidéos de "massacres perpétrés par le gouvernement de Netanyahou à Gaza et de la crise humanitaire qui en découle". Cela amplifie "la perception des horreurs de Gaza auprès de la communauté LFI", dans le but que le parti de managé par Jean-Luc Mélenchon intègre ce sujet dans sa campagne des législatives, attisant encore plus les tensions avec le RN. In fine, le rapport conclut que "cela favorise la polarisation politique entre les extrêmes".
Comprenons bien que les documents interceptés par la presse anglo-saxonne (très certainement avec l’aide actives des centrales américaines, d’ailleurs), peuvent être parfaitement réels, comme ils peuvent aussi ne l’être que très partiellement, dans l’orientation descriptive et à des fins de décryptage des opérations russes. Même si tout n’est peut-être pas exact, il reste utile de démontrer aux populations ce qu’il est (théoriquement au moins) possible de faire par nos ennemis, à date, et pourquoi il faut faire preuve d’une très grande prudence dans la réceptions d'informations clivantes. Enfin, il est tout à fait possible que ces documents aient été interceptés à dessein, parce que les Russes tenaient "à nous faire croire" ou "faire savoir" que de telles choses entrent dans leur plan d'action : moyens d'intoxication et de déception obligent. Ce qui est assuré cependant, c’est qu’il sera à terme possible de cibler, lors de telles opérations des profils individuels choisis sur la base de leurs habitudes personnelles, et donc de rendre la désinformation encore plus efficace, et de plus en plus difficile à identifier. L’IA comme moyen de ciblage, finira tôt ou tard (quelque soit son support, d’ailleurs) par convaincre aisément - et de manière quasi scientifique - un individu, en fonction de sa psychologie propre. Ces documents laissent à penser que c’est vers cela que se dirigent à grands pas les centrales russes du renseignement, et qu’elles ont, depuis l’émission de telles informations, continué sûrement à faire d’importants progrès supplémentaires.
D’après le SVR, cette opération d’influence sur les réseaux sociaux est chiffrée à 3 dollars par utilisateur et par mois. Comment expliquer un coût si peu élevé ? Que sait-on des profils que le SVR a engagés ?
Franck DeCloquement : Plus l’on déploie des moyens informatiques segmentés et dont l’analyse est affinée, plus l’on crée des techniques particulières de ciblages. Ce qui peut expliquer aussi que l’on investisse finalement assez peu sur le plan financier, "par personne acquise". A titre de comparaison, un électeur français rapporte environ 1,30 euro par voix au parti politique pour lequel il a choisi de voter. Un individu convaincu en coûte visiblement le double au Kremlin, si l'on en croit ces chiffres "fuités". Pour autant, tout porte à croire qu’il s’agit ici d’une simple base, d'un ordre de valeur, plutôt qu’une somme qui serait exacte.
Comment se protéger d’une campagne et de méthodes qui, des aveux du SVR, aurait réussi à toucher 600 000 personnes à Boston sur 646 000 habitants ?
Françoise Thom : Il faut se méfierdes contenus faisant appel aux émotions, haine, ressentiment et peur en particulier, et privilégier les informations qui s’adressent à nous comme à des êtres raisonnables soucieux du bien public. Le texte de Medvedev cité plus haut est éloquent : la Russie vise plus qu’à nous influencer dans la question de l’aide à l’Ukraine. Elle veut susciter une désorientation intellectuelle telle que le fonctionnement des institutions représentatives en soit bloqué. L’arbre des fake news ne doit pas cacher la forêt, un reformatage des sociétés occidentales qui les rende « poutino-compatibles ». Nous devons apprendre à interpréter la langue de bois du Kremlin. Dans la bouche des dirigeants russes un partenaire est dit « réaliste » lorsqu’il est disposé à capituler. De même, le concept de « souveraineté » a deux sens, selon qu’il s’applique à la Russie ou à un pays de l’UE. Concernant la Russie « souveraineté » veut dire « impunité ». Mais appliqué à un pays européen « souveraineté » veut dire :« alignement sur Moscou ». Le meilleur moyen de résister à l’intoxication émanant du Kremlin est de ne jamais perdre de vue les objectifs russes : destruction de la solidarité européenne, création d’une atmosphère de guerre civile chez les Occidentaux, érosion de notre attachement à nos institutions. Nous devons tâcher d’être intelligents si nous ne voulons pas devenir une province stagnante de l’Eurasie poutinienne.
Franck DeCloquement :La meilleure façon de se prémunir contre de telles techniques consiste peut-être à reproduire ou à imiter ce que font très bien les Estoniens depuis déjà de nombreuses années. Car ils ont été les premiers à faire les frais des "actions actives" Russes en Europe. Et bien que citoyens d'un tout petit pays comme ils le sont, la première idée des estoniens a été d'évangéliser l'ensemble de leur population sur ces méthodes d'actions subversives Russes, afin de les "vacciner" en quelque sorte, et de les édifier et des aguerrir psychologiquement pour les aider à résister mentalement contre ces opérations de déstabilisations. En France, nous avons montré notre capacité à faire de la pédagogie, notamment sur les questions sociétales et éducatives. Il est plus que temps de mettre à profit cette méthode à des fins de protection des cœurs et des esprits de nos concitoyens. Particulièrement des plus jeunes, des plus sensibles ou influençables, mais aussi des plus véhéments d'entre nous qui pourraient être amenés "à croire" à de pareille fadaises, diligentées dans l'espace public par la Russie et ses alliés.
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