Un pacte de solidarité pour plus de justice sociale... mais la justice sociale est-elle si évidente à définir aujourd'hui et quels sont les meilleurs moyens de la (re)construire ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Le Président souhaite diriger sa politique vers plus de justice sociale
Le Président souhaite diriger sa politique vers plus de justice sociale
©Reuters

Tous égaux ?

Alors que le président souhaite infléchir sa politique vers plus de justice sociale, via la nomination d'un nouveau gouvernement de combat, quel état des lieux peut-on faire aujourd'hui de la situation de l'injustice sociale dans notre pays ?

Atlantico : Comment se caractérise aujourd'hui l'injustice sociale ? Quels sont les mécanismes à l'œuvre dans son développement ? Quelles formes prend-elle autre que l'aspect financier ? Quelles populations se considèrent aujourd'hui comme victimes d'injustices sociales ?

Geoffroy Lauvau : Caractériser l’injustice sociale signifie tout d’abord la distinguer des inégalités, faute de confusions. Un auteur comme Rawls (Théorie de la justice), permet par exemple de penser que l’injustice serait la perception d’inégalités intolérables ou injustifiables. Les mécanismes à l’œuvre dépendent donc de ce qui est jugé intolérable, et ce constat varie selon les sociétés que l’on analyse. Par exemple, la force d’études plus empiriques sur la société française comme celle de Forsé et Galland (Les Français face aux inégalités et à la justice sociale), est de montrer que les inégalités de revenus, même si elles sont considérées comme les plus massives (les plus présentes et les plus enracinées dans le temps) par les Français, ne sont pas nécessairement celles qui sont estimées les plus injustes. À travers ce prisme d’évaluation de l’injustice sociale, on peut considérer, même s’il faudrait affiner ce diagnostic schématique, que les populations qui non seulement se considèrent, mais sont également statistiquement considérées par l’opinion publique comme les plus victimes de l’injustice sociale sont celles touchées par des discriminations non économiques, typiquement le sexe ou l’appartenance ethnique. 

Vincent Touzé : L’injustice sociale s’apprécie de différentes façons. Il y a, d’abord, les inégalités de naissance entre les enfants qui naissent dans des familles pauvres (parents souvent isolés, au chômage, sans qualification et vivant de prestations sociales) et ceux qui naissent dans des familles aisées (parents souvent cadres supérieurs, très éduqués et eux-mêmes héritiers d’un important capital humain et financier). Il y a ensuite les inégalités dynamiques concernant les devenirs de chacun. On peut espérer que l’accès pour tous à l’éducation via une école républicaine permet de réduire le poids des inégalités héritées et favorise ainsi l’émergence d’une véritable méritocratie.

Pourtant, d’après l’INSEE (2006), la mobilité sociale sur longue période (1977-2003) semble s’être dégradée : un fils de cadre « a huit chances sur dix d’occuper une position sociale supérieure ou égale » à celle d’un fils d’ouvrier ; inversement un fils « d’ouvrier a deux chances sur dix d’atteindre un statut supérieur » à un fils de cadre. D’après cette étude, en 25 ans, « l’avantage relatif des fils de cadres sur les fils d’ouvriers, d’employés ou de personnes exerçant une profession intermédiaire » se serait accentué. L’ascenseur social pourrait donc bien être en panne.

La crise économique qui s’observe depuis 2009 a été un facteur d’augmentation du chômage. Le chômage est une source importante d’inégalité sur les revenus primaires : ceux qui ont un salaire versus ceux qui n’en n’ont pas. Par chance, il existe une assurance chômage et des minima sociaux, mais le chômage agit aussi comme un véritable désintégrateur social dès lors qu’il y a exclusion du marché du travail pendant une longue période. Le capital humain d’un chômeur se dégrade avec le temps et ce dernier devient difficilement employable après une longue période.

Le chômage peut aussi être un facteur de séparation des couples, ce qui fragilise la famille en tant que cellule affective, protectrice et d’éducation indispensable au bon développement émotionnel, intellectuel et physique de l’enfant. En ce sens, le chômage est aussi une source d’inégalité sociale.

Concrètement comment peut-on analyser la situation sur le terrain à la vue de l'évolution des chiffres du chômage ou encore de ceux des inégalités de revenu ?

Vincent Touzé : Depuis le milieu des années 2000, on observe un accroissement du taux de pauvreté (% de la population dont le revenu est inférieur à 60% du revenu médian). La crise de 2009 a nettement accentué cette hausse. Cette remontée est clairement concomitante à celle du chômage.

Geoffroy Lauvau : Il est indéniable que la question du chômage et, plus généralement, celle des inégalités de revenu, joue un rôle dans la perception des inégalités, à la fois parce que le travail est l’un des principaux vecteurs tant de reconnaissance sociale que de l’autonomie des personnes, et parce que les écarts de richesse (de patrimoine comme de revenu) développent le sentiment que la situation des plus marginalisés ne peut pas être totalement étrangère à l’enrichissement des plus favorisés. Néanmoins, ce serait se tromper que de penser que la situation de l’injustice sociale dépend seulement du chômage ou du revenu.

Quelles autres données permettent d'expliquer la montée du sentiment d'injustice sociale ? 

Geoffroy Lauvau : Il est difficile de quantifier ce que serait la montée d’un sentiment d’injustice sociale. Par définition, un sentiment reste une perception subjective. Par exemple, de Gandrange à Florange les hommes politiques apparaissent comme impuissants. Les frictions entre l’économique et le politique sont, mais ce n’est pas nouveau dans l’histoire, particulièrement révélées par les situations de crise économique. Ce qui tendrait à accréditer l’hypothèse d’une montée de ce sentiment d’injustice serait la combinaison entre une meilleure information publique et une plus grande intégration des politiques économiques dans des espaces supranationaux. Les inégalités économiques semblent en quelque sorte échapper aux hommes politiques, d’où l’attraction exercée par les raccourcis économiques des populismes.

Vincent Touzé : Le sentiment d’inégalité est d’autant plus accentué que les causes des malheurs des uns pourraient être attribuables aux causes de succès des autres. La mondialisation, dès lors qu’elle provoque désindustrialisation et désertification, peut facilement nourrir ce genre de ressentiment social. Que va penser l’ouvrier s’il voit sa direction participer à de fructueux transferts technologiques et œuvrer à l’implantation d’usines à l’étranger en vue d’une future délocalisation rentable? On aura beau lui expliquer que la mondialisation offre d’importants gains à l’échange et que tout le monde y gagne puisque chaque pays se spécialise dans les domaines où il est le mieux le loti, il ne se sentira pas moins exclus de ce mécanisme censé lui apporter prospérité. L’école républicaine peut aussi favoriser de forts sentiments d’injustice dès lors qu’elle échoue à offrir à chacun un accès à un niveau d’éducation suffisant (bon niveau de lecture, d’écriture et de calcul).

Ce portrait réel de l'injustice sociale correspond-il au diagnostic que la majorité au pouvoir en fait ? Et les autres partis ?

Vincent Touzé : Selon les partis politiques, les moyens d’actions privilégiés pour réduire les inégalités peuvent être variables. Au risque de tomber dans la caricature, on pourrait faire la distinction suivante :

Les partis de gauche sont plus particulièrement sensibles à la correction des inégalités de revenu par des transferts monétaires adéquats et à la lutte contre les origines des inégalités grâce à un meilleur accès à l’éducation pour tous.

Les partis de droite sont souvent plus sensibles à la lutte contre le chômage, comme source essentielle des inégalités, et concernant l’éducation, ils peuvent avoir des positions plus marquées en faveur de l’apprentissage et le développement de filières spécialisées en lien avec le secteur privé.

Geoffroy Lauvau : Il est difficile de savoir exactement ce que la majorité entend par l’injustice sociale, surtout depuis que cet élément de langage a été, si j’ose dire, sorti des urnes. Disons que si son diagnostic se limite à une baisse des impôts, ou même à une analyse globalement économique, il y a peu de chances que le portrait soit « réel ». Cela dit, les autres partis sont plutôt à la peine de ce point de vue, puisque la droite donne souvent encore plus le sentiment de réduire le sociétal à l’économique et que la gauche de la gauche est traditionnellement adossée à une lecture marxisante de la détermination fondamentale des relations sociales par des rapports de force économique.

Les solutions jusqu'à présent privilégiées par les différents gouvernements pour favoriser la justice sociale se sont-elles montrées efficaces ?

Vincent Touzé : Chaque gouvernement adopte des mesures  sociales :

  • Augmentation des minima sociaux (RSA, minimum retraite) et des prestations sociales (chômage, allocations familiales)

Action sur la progressivité de l’impôt sur le revenu ;

  • Amélioration de l’accès à l’éducation (hausse du nombre de bacheliers, allongement des études concomitantes à la hausse du chômage des jeunes, etc.).

Le fait que la France ait un des plus faibles taux de pauvreté en Europe peut être vu comme un gage d’efficacité. Notre système socio-fiscal (après impôts et transferts) permettrait donc de réduire efficacement la pauvreté monétaire.Toutefois, le maintien du chômage des jeunes à un taux élevé ainsi qu’un niveau d’endettement public massif ne sont pas des gages favorables pour garantir une justice sociale entre les générations présentes et futures. Il ne faudrait pas que des choix présents de justice sociale pèsent lourdement sur les opportunités économiques futures.

Geoffroy Lauvau : Non. La conclusion est (presque) sans appel : en termes d’éducation, d’inégalités de genre, de discriminations ethniques, la plupart des solutions ont été inefficaces et la situation a tendance à empirer, comme peuvent le montrer des auteurs comme Dubet dans Les places et les chances ou encore Piketty dans Le capital au XXIe siècle

Que peut-on attendre concrètement de l'annonce du président de la République sur le sujet ?

Vincent Touzé : Le président de la République semble déterminer à mettre en œuvre son Pacte de responsabilité qui vise à restaurer la compétitivité des entreprises françaises. Ce pacte a un coût puisqu’il devra être financé par une baisse des dépenses publiques : 50 milliards d’euros en 3 ans, soit environ 0,8% du PIB par an. Dans le même temps, la France a promis un quasi retour à l’équilibre budgétaire à l’horizon 2017 (0,7% de déficit structurel). En 2013, le déficit était de 4,3% du PIB. Le redressement budgétaire nécessitera donc des prouesses supplémentaires : environ 0,9% du PIB par an pendant 4 ans.

Le président Hollande espère qu’une meilleure compétitivité aura des effets sociaux vertueux (baisse du chômage) ainsi que pour les finances publiques (retour de la croissance).

Dans son discours du 31 mars, il a complété celui de janvier puisqu’il évoque maintenant un pacte de solidarité afin de soutenir le pouvoir d’achat des ménages (baisse des cotisations salariales et des impôts). En pratique, il ne dispose d’aucune marge de manœuvre budgétaire supplémentaire. Le pouvoir d’achat des ménages est loin donc d’être garantie. Au contraire, les économies budgétaires de 50 milliards pourraient se traduire par une réduction des dépenses sociales (désindexation par rapport à l’inflation voire baisse nominale si trop faible inflation).

Si tous les Français doivent faire des efforts pour le redressement de la France, il serait souhaitable de tenir un discours clair afin de ne pas tenir encore de nouvelles fausses promesses car ces dernières ne font qu’encourager l’abstentionnisme et les votes populistes. Il ne faut pas oublier que les acheteurs de dette publique française pourraient prochainement montrer des signes d’inquiétude sur notre capacité à rembourser et exiger des taux d’intérêt plus élevés. Si l’on veut pouvoir s’appuyer sur la bienveillance de la Banque centrale européenne et donc le soutien des allemands, il sera très important de donner des signes crédibles sur notre volonté de redressement budgétaire. Aujourd’hui, la France a encore latitude pour choisir son destin même si les choix sont difficiles et limités. A trop attendre, il pourrait bientôt être trop tard et il n’y a pas pire solution que de conduire des politiques économiques au pied du mur, lorsqu’on n’a plus le choix. 

Geoffroy Lauvau : Il me semble impossible de fournir une telle interprétation à chaud, mais si on s’en tient uniquement au fait qu’il associe justice sociale et baisse d’impôt, je crois vous avoir donné mon sentiment. Il faut toutefois lui rendre justice : il évoque l’éducation, la sécurité sociale et le pouvoir d’achat. Pour l’instant, il me paraît difficile de savoir quelles politiques précises se cachent derrières ces mots.

Quelle autre approche que celle qui vise à miser sur les transferts permettrait de mettre en place un cercle vertueux ?

Geoffroy Lauvau : La question est un peu orientée : vous semblez signifier implicitement qu’une politique d’un gouvernement de gauche serait caractérisée par des politiques de redistribution. À ce compte là, le CICE et le pacte de responsabilité font du pouvoir en place un pouvoir de droite. Je crois que tout l’intérêt de la politique actuelle est de casser cette opposition stérile. Néanmoins, réduire la justice sociale à une question économique (même en synthétisant les deux approches) ne pourra jamais faire un cercle vertueux. Il me semble qu’il faudrait donc prendre en compte d’autres critères du vécu de l’injustice, et pas seulement l’éducation.

Vincent Touzé : Un bon niveau d’éducation scolaire, un environnement familial favorable au développement psychologique et intellectuel de l’enfant, un marché du travail pas trop rigide, des incitations financières à travailler sont des valeurs essentielles à préserver et à favoriser si on veut éviter que nos sociétés sombrent dans des trappes à pauvreté.


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