Ukraine, Egypte, Chine : la démocratie est-elle dans un siècle vicieux ?<!-- --> | Atlantico.fr
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La démocratie a bénéficié tout au long du XXe siècle d'une importante aura auprès des populations.
La démocratie a bénéficié tout au long du XXe siècle d'une importante aura auprès des populations.
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Fin de règne

"Le moins mauvais des régimes imaginables", en nette expansion à partir des années 1990, connait récemment des régressions importantes, notamment en Ukraine et dans plusieurs pays arabes. Comment expliquer ce "retour en arrière" ?

Atlantico : Considérée comme "le moins mauvais des régimes imaginables", la démocratie a bénéficié tout au long du XXe siècle d'une importante aura, tout particulièrement après la chute du régime soviétique. Alors que la progression des systèmes démocratiques a été nette à partir des années 1990, elle a pourtant connu depuis des régressions importantes, notamment en Ukraine et dans plusieurs pays arabes. Comment expliquer ce "retour en arrière" ?

Michel Guénaire : Il n'y a pas, selon moi, de retour en arrière. La démocratie reste le régime politique de loin le plus attractif. Dans l'absolu, tous les peuples du monde en rêvent. Il suffit de voir l'engouement pour les élections libres et la recherche d'une expression libre sur les réseaux sociaux. Ce qui est en cause est la greffe du régime politique de la démocratie dans des pays qui n'ont pas été préparés historiquement à le recevoir. Les difficultés que vous signalez sont des difficultés d'adaptation, non de renoncement. Nous réapprenons qu'un régime politique connaît, comme une économie, des étapes de sa croissance. On ne bascule pas d'un jour à l'autre dans la démocratie. Il faut une préparation, qui passe par une éducation ; ce n'est que celle-ci acquise, que la démocratie est possible. Mais la démocratie est toujours souhaitée.

Philippe Braud : Ce retour en arrière était prévisible dans les pays arabes (en Ukraine, rien n’est encore joué !). La consolidation de la démocratie exige en effet la « banalisation » des conflits d’intérêts et de de convictions. Dans les pays occidentaux, les citoyens aussi bien que les gouvernants sont habitués aux permanentes récriminations des uns, aux revendications incessantes des autres, étalées en permanence dans le débat public ou dans la rue. On y observe aussi beaucoup de tolérance, sinon même de l’indifférence aux idées d’autrui. Pour en arriver là il a fallu remplir plusieurs conditions. D’abord que les conflits d’intérêts ne dépassent pas un certain seuil de gravité. C’est le cas lorsque le niveau de développement économique permet d’habiller Pierre sans déshabiller Paul ; d’où le rôle pacificateur de l’Etat providence. C’est le cas aussi des différences culturelles (de mœurs, de religion, de langue). Elles sont gérables lorsqu’il existe une protection juridique fiable qui assure aux minorités le respect effectif de leurs droits. Rien de tout cela n’existe encore dans les sociétés travaillées par le printemps arabe. La richesse est très mal répartie, alimentant de sourds et dangereux antagonismes ; l’Etat de droit demeure encore embryonnaire du fait des traditions de corruption enracinées de longue date. Ajoutons-y le haut niveau d’intolérance aux idées d’autrui qui caractérise toujours les catégories sociales encore largement repliées sur elles-mêmes (le monde rural égyptien, les classes dirigeantes des pays du Golfe, voire le monde ouvrier paupérisé d’Ukraine orientale). Sans ce substrat socio-culturel, la démocratie est condamnée à échouer, et même à faire peur. On le voit en Egypte, et même en Russie. Pour les hyper-privilégiés comme pour les masses populaires à très faible niveau de vie matériel et culturel, les dictateurs sont plus rassurants.

L'institut Freedom House s'était récemment inquiété dans un rapport pour l'année 2014 de ce repli démocratique tout en reconnaissant que 40 % de la population mondiale pouvait désormais s'en réclamer. Peut-on dire que la théorie d'un monde entièrement démocratisé, proposée notamment par l'historien Francis Fukuyama, n'apparaît plus aussi viable qu'autrefois ?

Michel Guénaire : Les Occidentaux voulurent, au lendemain de la chute du Mur de Berlin, convertir tous les peuples du monde au régime de la démocratie libérale. La prophétie de Francis Fukuyama, qui voulait voir le triomphe de la démocratie comme étant la traduction d'une fin de l'Histoire, procédait de ce messianisme. C'était la "révolution libérale mondiale", selon l'expression de Fukuyama dans son fameux essai The End of History and The Last Man publié en 1992. Ce messianisme s'est heurté aux limites naturelles de la diversité du monde. La crise de 2008 a anéanti les ambitions de l'Occident, et rappelé qu'un Orient existait en face de l'Occident. Elle a ressuscité une culture politique de l'Orient en face de la culture politique de l'Occident. Il n'y a pas de repli de la démocratie, mais un redéploiement des cultures politiques du monde.   

Philippe Braud : Historiquement parlant, la démocratisation de la vie publique est une tendance lourde, car partout ses soutiens croissent en importance: des catégories sociales à  meilleur niveau de vie économique et à meilleure ouverture culturelle sur le grand large. Dans les pays démocratiques personne n’est fasciné par les régimes autoritaires tandis qu’à l’inverse, il y a chez eux de plus en plus de gens qui tournent avec envie leurs regards du côté des démocraties. Tant que l’économie mondiale évitera un effondrement catastrophique, cette tendance lourde persistera. Mais cela n’exclut pas des crispations défensives, des retours en arrière, ni même la persistance d’îlots radicalement rebelles. De toutes façons pour mesurer les progrès de l’idée démocratique, il faut prendre comme référence temporelle pertinente le siècle plutôt que la décennie. Voyez l’exemple de l’histoire européenne.

L'argument économique a pendant longtemps été mis en avant pour valoriser la démocratie, les plus grandes puissances mondiales pouvant toutes s'en réclamer durant le XXe siècle, du Japon à l'Allemagne. La récente réussite de modèles autoritaires comme la Chine et la Russie, croisée au déclin de la Vieille Europe, ne vient-elle pas battre cet argument en brèche aujourd'hui ?

Michel Guénaire : Il y a effectivement des voies de développement qui peuvent être étrangères à l'expérience de la démocratie. Les deux exemples que vous citez le rappellent. Il ne faut cependant pas confondre libéralisme et démocratie. Des États à l'est du monde peuvent conserver leur culture politique propre, mais adopter les règles du libéralisme économique qui leur permet d'atteindre la croissance. Des autoritarismes politiques peuvent parfaitement se concilier avec le libéralisme économique. Celui-ci n'est plus malheureusement associé au libéralisme politique. Dans un entretien avec Marcel Gauchet, paru dans le n° de janvier-février du Débat, j'ai jugé que ce divorce entre libéralisme politique et libéralisme économique était la signature du néo-libéralisme. La loi du marché écrase les institutions politiques libres. Il faut le relever au sein même des grandes démocraties occidentales.

Philippe Braud : Cet argument économique demeure parfaitement valide, si l’on examine de plus près la situation de la Russie et celle de la Chine. En Russie le développement économique demeure entravé par l’absence de démocratie. Si l’accès à l’économie de marché a permis de sortir de l’incroyable stagnation des années Brejnev, la persistance de la corruption, de l’arbitraire bureaucratique et de l’insécurité juridique a freiné énormément le développement économique, ce que l’ancien président Medvedev a publiquement reconnu. La Russie demeure un pays pauvre malgré ses oligarques (ou grâce à eux) ; la population paupérisée des campagnes et des villes de province constitue le meilleur soutien de l’autoritarisme comme de la stagnation économique. Malgré tout, les revendications démocratiques y ont pris un certain essor, comme l’ont montré les contestations qui ont accueilli le retour de Poutine à la présidence russe. Il en va de même en Chine. La spectaculaire progression économique, grâce à la relative libéralisation des marchés, engendre des inégalités qui risquent de rendre aléatoires les chances de survie à long terme du régime de parti unique. Celui-ci n’est plus qu’une coquille vide, idéologiquement parlant. Mais son maintien freine les indispensables réformes politiques nécessaires à la stabilisation sociale. Un clash est, à terme, inévitable comme l’a montré l’exemple sud-coréen, il y a vingt ans. Ou bien la vie publique se démocratisera et la Chine évitera les secousses qui l’attendent du fait des aspirations à plus de libertés et de participation de la part des bénéficiaires du progrès économique ; ou bien elle demeurera verrouillée et la corruption, associée à la répression bureaucratique et à la faiblesse de l’Etat de droit, se révèleront les meilleurs agents paralysants du développement économique.

Plus largement, la dépolitisation progressive des citoyens des pays développés amène à s'interroger sur l'attractivité de nos modèles alors que la technocratie a pris une place de plus en plus importante dans les processus décisionnels, tout particulièrement en Europe. Cette tendance au "désenchantement" politique est-elle une fatalité ?

Michel Guénaire : Vous venez de faire vous-mêmes le lien entre débauchage du libéralisme à l'Est et désenchantement du libéralisme à l'Ouest ! Le monde moderne est un monde très technique gouverné par une technostructure adaptée a priori ou légitimée en tout cas par cette technicité. Cette technostructure, publique et privée, ne donne plus l'image d'une démocratie vivante et participative sur les terres du premier libéralisme. Elle est associée de surcroît à une classe politique enfermée sur elle-même. Est-ce qu'il y a une fatalité à cette situation ? Je ne le crois pas. Tant que les hommes seront les hommes, il y aura la place pour le goût des projets, l'espoir de vivre ensemble, le dépassement des individualismes.

Philippe Braud : Le désenchantement démocratique est une réalité, mais une réalité superficielle. La démocratie ce n’est pas la souveraineté du Peuple, une formule largement creuse, en pratique. Ce n’est pas non plus la participation effective aux décisions politiques : elle n’a jamais existé dans les Etats modernes, et d’ailleurs elle n’est pas forcément souhaitable. Il est donc fatal que l’on puisse vitupérer les diktats de Bruxelles, comme jadis (et parfois encore) on vitupère en province les diktats de Paris. La démocratie c’est d’abord l’existence d’un Etat de droit qui assure, mieux que partout ailleurs, le respect des libertés fondamentales, l’égalité devant la loi, la répression de la corruption et des abus de pouvoir. La démocratie, c’est aussi un climat de libertés d’expression qui présente d’immenses avantages : celui de rendre leur dignité aux citoyens qui souhaitent « dire leur mot », ne serait-ce que par leur bulletin de vote ; celui de permettre aux gouvernants, confrontés aux pétitions, manifestations, campagnes de presse…, d’anticiper les possibles résistances à leur action, même fondée ; celui enfin d’exercer une influence sainement modératrice sur les tentations d’abus de pouvoir en raison du risque de dénonciations publiques.

Il est clair que l’immense majorité des citoyens demeure fermement attachée à ces acquis démocratiques essentiels.

La dernière crise de 2008 a par ailleurs révélé l'important pouvoir des pôles financiers sur les prises de décisions politique. Un fait qui a clairement miné la confiance dans l'idée d'un régime crée "par et pour le peuple". Cette défiance désormais fortement ancrée dans les sociétés modernes est-elle irréversible ?

Michel Guénaire : La vraie crise de la démocratie provient de ce sentiment de dépossession des peuples. Une palette de responsables décide au-dessus d'eux et à leur place. La démocratie se réfléchit nécessairement avec la souveraineté. L'enjeu est ainsi le retour d'une réappropriation de leur souveraineté par les peuples, et voici pourquoi nous assistons selon moi à un retour des Etats. Les peuples demandent à ceux-ci à de reprendre en mains leur destin. Ces Etats doivent être seulement gouvernés par de nouveaux hommes, habités du nouveau sens des responsabilités qu'appelle la situation, et pour moi ils ne peuvent provenir que de la société civile de chaque nation, non plus des classes politiques discréditées et usées comme on le voit particulièrement dans un pays comme la France.

Philippe Braud : Cette défiance est forte et justifiée. Les milieux financiers ont acquis une influence dangereuse sur les prises de décision politiques mais leurs excès mêmes ont toutes chances de provoquer un effet boomerang. On le voit aux Etats-Unis où lentement évolue l’attitude de l’opinion publique à l’égard de pratiques jusqu’ici admises au nom de la libre concurrence. Ce progressif basculement est la condition préalable à l’apparition de politiques publiques de régulation qui commencent d’ailleurs à timidement émerger.

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