Twitter, Sandrine Rousseau et Sardine Ruisseau ou les dessous pas nets de l’oiseau bleu<!-- --> | Atlantico.fr
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Sandrine Rousseau prononce un discours lors d'un débat sur le projet de loi en faveur du pouvoir d'achat des ménages à l'Assemblée nationale à Paris, le 3 août 2022
Sandrine Rousseau prononce un discours lors d'un débat sur le projet de loi en faveur du pouvoir d'achat des ménages à l'Assemblée nationale à Paris, le 3 août 2022
©ALAIN JOCARD / AFP

Deux vitesses

Suite à la polémique provoquée par sa décision de suspendre le compte parodique Sardine Ruisseau, Twitter l’a rétabli. Mais ce rétablissement n’est que l’arbre qui cache la forêt d’une politique du réseau social férocement hostile à la liberté d’expression des uns et curieusement bienveillante à celle -woke- des autres

Fabrice Epelboin

Fabrice Epelboin

Fabrice Epelboin est enseignant à Sciences Po et cofondateur de Yogosha, une startup à la croisée de la sécurité informatique et de l'économie collaborative.

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Atlantico : Le compte parodique de Sandrine Rousseau, Sardine Ruisseau, a été suspendu puis rétabli. Que s’est-il passé ?

Fabrice Epelboin : C’est une opération d’appel à la dénonciation de ce compte lancée par la députée Sandrine Rousseau qui a mené à la mise hors ligne durant quelques heures du compte parodique Sardine Ruisseau, qui a été suivi par son rétablissement, la sanction étant totalement injustifiée au regard des conditions d’utilisation de Twitter. Il y a eu, dans un premier temps, une suspension à priori automatique, par un algorithme, déclenchée suite au flux de dénonciations orchestrée par Sandrine Rousseau, puis une action humaine qui a estimé qu’on ne pouvait pas censurer ce compte, surtout pour le tweet visé, une blague sur les talibans qui mettait en abîme la politique d’EELV. Le tweet était très ironique mais aussi très orienté politiquement, sans qu’il puisse prêter à la moindre confusion, le sanctionner c'était apporter un soutien clair aux Talibans. Cela montre une écriture qui joue avec la censure et les interdits, et qui souligne incontestablement un véritable savoir-faire de la part de la ou les personnes qui opèrent le compte Sardine Ruisseau. Sur le fond et le mode opératoire mis en place par Sandrine Rousseau, il n’y a rien de bien nouveau, les premières opérations de censure sur les réseaux sociaux passant par ces mécanismes d’appel au signalement et destinées à faire taire des adversaires politiques remontent à loin, j’ai vu cela pour la première fois en 2009 dans la Tunisie de Ben Ali. Cela s’est largement répandu depuis, partout où la démocratie a cédé le pas à la censure des voix dissonantes.

À quel point le réseau social est-il hostile à la liberté d’expression ?

Twitter à l’air de suivre l’évolution du concept de liberté d’expression aux Etats-Unis, ce qui n’est pas forcément une bonne nouvelle car ce concept est très fluctuant en ce moment et pourrait tout à fait évoluer de façon brusque et inattendue à l’avenir. Mais cela a le mérite de nous forcer à regarder en face cette perte totale de souveraineté pour la France, qui s’est laissée acheter par les GAFAM et qui n’est aujourd’hui qu’une lointaine colonie. Par ailleurs, à en croire Peiter "Mudge" Zatko, le lanceur d’alerte et ex-chef de la sécurité de Twitter, il semble qu’il ne soit pas très clair de qui a la capacité d’intervenir sur la plateforme. La gouvernance de la donnée chez Twitter, semble très chaotique, et la modération des contenus n’est qu’un aspect du problème bien plus large que soulève Mudge. Son récit du fonctionnement interne de Twitter ne donne pas l’impression d’une autorité centrale disposant de règles claires sur qui décide de ce qui peut être dit ou non. Au contraire, Twitter et sa gouvernance ressemblent plutôt à un immense capharnaüm, avec des dissensions internes fortes et un biais politique dans sa modération qui le fait pencher, pour l’instant, du côté de la gauche américaine. Mais cela ne donne pas du tout l’impression, avec beaucoup de conditionnels, d’une entité centrale en charge de la modération ayant un agenda politique clair qu’elle applique d’une main de fer. Non, je pense - et c’est un ressenti - qu’on est plus face à un capharnaüm, duquel se dégage clairement un biais en faveur du progressisme de gauche à l’américaine, qui aujourd’hui est aux antipodes de la liberté d’expression. Il y a de bonnes chances que ce soit plus le résultat d’un excès de zèle de la part d’employés qui sont dans une mission politique personnelle, avec une direction plus ou moins passive, plus ou moins complice. Ce biais dont l’origine est américaine, comme l’entreprise Twitter, coïncide parfois avec l’évolution idéologique de la gauche française, ce qui donne l’impression à cette dernière qu’elle a tout à gagner de ce recul de la liberté d’expression, mais elle réalisera tôt ou tard qu’elle n’a rien à gagner d’une perte de souveraineté de la France en matière de Droit. Au pire, à l’occasion du retour de Trump ou d’un équivalent au pouvoir, ou de la prise de contrôle de Twitter par Elon Musk ou Dieu sait qui. Reste que la modération chez Twitter n’est clairement pas du tout maîtrisée. Ce serait peut être maîtrisable avec des règles de modération claires et des moyens adaptés, mais avec pour seuls revenus ceux de la publicité, il est illusoire d’imaginer qu’on puisse y arriver un jour. Ce que l’on observe également à travers de tels incident de modération, c’est l’intrusion de la politique intérieure américaine dans la politique intérieure française, et de l’évolution contemporaine aux USA du concept de liberté d’expression, qui a un temps construit les USA, celle du premier amendement, et qui est aujourd’hui largement remise en question aux Etats-Unis, alors que la liberté d’expression n’a jamais été une évidence en France, il faut le souligner. En France, la censure de la parole politique d’un adversaire a toujours été une option largement acceptée et souvent mise en œuvre. Les Etats-Unis vivent un tournant significatif sur ce plan. Et cela se fait, à ce stade, au détriment des conservateurs. Mais cela pourrait changer du tout au tout si Twitter le décidait, c’est du reste cette possibilité qui a provoqué une véritable panique morale à l’idée qu’Elon Musk puisse racheter Twitter, alors qu’il eut été sain de paniquer à l’idée qu’une entreprise privée étrangère puisse avoir autant de pouvoir politique en France.

Pourquoi cela leur bénéficie-t-il in fine ?

Avant tout parce que la censure à l’heure d’internet n’est plus vraiment possible, en tout cas pas du tout dans les mêmes conditions qu’au XXe siècle. Les règles, les modalités et les effets ont radicalement changé du fait de l’environnement technique dans lequel la censure s’opère. Ensuite parce qu’il y a toujours un écho important donné à la parole censurée. L’idée censurée va avoir le goût de l’interdit et celui de la vérité, elle va attirer des populations qui ont perdu toute confiance envers la parole publique et institutionnelle et dont une large majorité ne croit plus ce que leur racontent les médias. De plus, la censure transforme en victime des individus qui ne le sont pas nécessairement au départ, dans une société qui survalorise le statut de victime, c’est contre productif. Qui plus est, cela pousse les censurés à monter en compétence technique et dialectique. Sardine Ruisseau en est un très bon exemple. Elle fait une plaisanterie sur les talibans, en appelant à accueillir les hommes afghans en France pour que les femmes afghanes soient un peu moins harcelées. C’est, en filigrane, une dénonciation de crimes commis par certains réfugiés afghans sur le territoire français, et plus largement une critique façon humour noir de la politique migratoire soutenue par EELV, mais tournée d’une façon qui ne peut pas être décemment censurée, sans quoi cela reviendrait à défendre les talibans. Voltaire faisait déjà ça avec Candide pour dénoncer la monarchie, l’écriture s’est toujours adaptée à la censure de son temps. Plus récemment, les Tunisiens sont montés en compétences à cause et grâce à la censure de Ben Ali jusqu’en 2011. Ça les a obligé à comprendre internet et son fonctionnement, à adapter les contenus qu’ils produisaient sur les réseaux sociaux. A terme, la censure profite aux censurés, particulièrement à l’heure d’internet. Sardine Ruisseau finit par avoir plus d’abonnés qu’une élue de la République qui a mené contre elle un appel à dénonciation, typique des phénomènes de meute sur les réseaux sociaux, c’est un constat d’échec humiliant qui ne la remettra sans doute pas en question, mais qui pourrait bien amener certains dans son camp à s’interroger sur le bien fondée de cette stratégie de clivage mise en place par de tels politiques, qui se paient sur le dos du clash leur visibilité médiatique, au prix d’une fragmentation continue de la société française. Il n’y a rien de nouveau là-dessus, Sandrine Rousseau est d’un point de vue réseaux sociaux et politique en tout point comparable à Eric Zemmour, elle stigmatise et instrumentalise la haine, désigne des boucs émissaires à ceux qui la suivent aveuglément dans une entreprise de destruction de la société française. Ces politiques, qui ne représentent rien dans les urnes, et qui n’auraient été que des marginaux avant les réseaux sociaux, sont aujourd’hui sur le devant de la scène à dessiner les nouvelles frontières du bien et du mal, juste parce qu’ils résonnent bien avec des algorithmes qui carburent à la haine. Ils sont dangereux.

Sardine Ruisseau a été remise en route très rapidement, son poids sur la plateforme, avec plusieurs dizaines de milliers d’abonnés, a-t-il joué dans la rapidité ? Y-a-t-il un système à deux vitesses ?

Je ne peux que le supposer. Si on est un gros compte, on a une attention accrue de la part des services de modération et on a sans doute droit à une double vérification manuelle en cas de censure algorithmique. Je ne suis pas sûr - c’est un euphémisme - que Twitter ait les moyens de faire ça pour les petits comptes. Il y a très probablement un système à deux vitesses. Financièrement, ce n’est pas possible autrement. Les gros comptes se feraient désactiver en permanence, surtout dans une société comme en France où censurer un adversaire est vu de plus en plus comme bien plus légitime politiquement que de contre argumenter. Il y a forcément une vérification manuelle pour les "gros comptes" et pas que pour les comptes certifiés. D’autant qu’en plus la certification des comptes est très compliquée, la petite pastille bleue qui vous donne accès à un statut de VIP sur Twitter est très difficile à obtenir. Mais les plus petits comptes sautent quotidiennement dans l’indifférence la plus totale pour avoir exprimé des opinions qui ne plaisent pas à certains groupes bien organisés. Tout ce qui ne va pas dans le sens politique que semble favoriser Twitter, celui de la gauche progressiste américaine, en fait les frais. Mais encore une fois, ceci est très temporaire et pourrait changer du tout au tout en faveur d’un autre camp, si l’évolution politique ou business de l’autre côté de l’Atlantique évolue, et le moins que l’on puisse dire, c’est que c’est assez instable là-bas. Pour l’instant, en France, nous sommes dans la traduction-adaptation d’un courant politique qui est très nouveau aux Etats-Unis, et cela met en évidence le gap culturel qui existe entre nos deux sociétés. Il y a un choc clair entre le contrat social propre à la France et celui qui a créé les Etats-Unis. Mais ces deux sociétés démocratiques sont de plus en plus polarisées, ce qui les rend de plus en plus instables. 

Certains comptes remplissant les critères de certification n’arrivent pas à l’obtenir. A quel point la certification Twitter et d’autres processus sont-ils arbitraires ?

C’est évidemment arbitraire. La certification Twitter vise à définir que vous êtes un humain ou un média officiel, et que pour des raisons qui ne sont pas forcément évidentes, vous avez droit à un statut de VIP. Cela octroie un traitement de faveur, sous quelle forme, c’est difficile à dire. Plus de visibilité ? Plus de résistance à la censure ? Personne ne sait réellement. Il est aujourd’hui extrêmement compliqué de s’en faire une idée, la gestion de Twitter est une boîte noire, et la lumière amenée par leur ancien chef de la sécurité, cumulée à celle qu’a apporté il y a peu Elon Musk, font apparaître la gouvernance et la modération de Twitter comme un cloaque bordélique et hors de tout contrôle. 

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