Tresnay, petite ville de la Nièvre où rien n’a vraiment changé depuis les années 50<!-- --> | Atlantico.fr
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Richard Werly publie « La France contre elle-même : De la démarcation de 1940 aux fractures d'aujourd'hui » aux éditions Grasset.
Richard Werly publie « La France contre elle-même : De la démarcation de 1940 aux fractures d'aujourd'hui » aux éditions Grasset.
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Bonnes feuilles

Richard Werly publie « La France contre elle-même : De la démarcation de 1940 aux fractures d'aujourd'hui » aux éditions Grasset. Démarcation : le terme n'est plus guère utilisé. Fractures et archipel sont les mots à la mode. Démarcation, pourtant résonne d'une autre force. L’auteur est parti, pour enquêter sur ces démarcations françaises, sur les traces de cette balafre qui traversait à l’époque un pays oublié. Extrait 1/2.

Richard Werly

Richard Werly

Richard Werly est le correspondant permanent à Paris du quotidien suisse Le Temps, après avoir été basé à Bangkok, Tokyo, Genève et Bruxelles. Il a grandi dans la Nièvre, au pied de la ligne de démarcation. Souvent cités en référence par la presse française, ses articles et chroniques lui ont valu, en 2020, de recevoir le prix Jean Dumur, l'un des plus prestigieux prix helvétique de journalisme.

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La ligne de démarcation, on l’a vu à Génelard, est une blessure qui fut une leçon de survie française. Mais qu’en retenir ? Faut-il, comme le mentionnent la plupart des modestes monuments et des plaques commémoratives croisés et photographiés le long de ses 1200 kilomètres, ne retenir que les actes héroïques des passeurs – devenus ensuite pour certains des piliers de la Résistance locale – impliqués dans la réception des parachutages nocturnes opérés par les fameux avions monomoteurs Lysander britanniques ? Faut-il occulter cette tranche de vie nationale, et ce qui se passa dans les parages de cette ligne, frontière intérieure imposée par l’ennemi, ne correspondant à aucune autre réalité que celle dictée par les circonstances funestes de la guerre et de la défaite ?

J’y ai vu pour ma part bien d’autres choses que de purs morceaux d’« héroïsme » et de « trahison » – pour reprendre le titre du récit de Paul et Marcella Webster dans leur Voyage sur la ligne de démarcation –, de bravoure ou de honte. Laminée par cette guillotine de barbelés, de postes militaires, de guérites et de patrouilles douanières (motorisées mais aussi à pied, à cheval ou à vélo), la France est un pays mis à nu, donc vrai, où la population se retrouve contrainte de ne compter que sur elle-même, toutes catégories sociales confondues.

Sans surprise en période de pénurie, les paysans français, qui disposent de l’approvisionnement des fermes et connaissent par cœur les sentiers de franchissement de la zone occupée à la zone libre, tiennent le haut du pavé. Leurs granges remplies de fourrage deviennent des refuges. Leurs greniers sont transformés en caches. Leurs barques sont volontairement noyées sous les eaux brunes et sableuses de l’Allier, du Cher, ou de la Loue (Jura) pour être renflouées à la nuit tombée, et servir à conduire sur l’autre rive réfugiés, prisonniers évadés, pilotes alliés en fuite ou cadres de l’armée secrète désireux de rallier l’Afrique du Nord ou l’Angleterre, via la France libre, puis l’Espagne ou le Portugal.

Quels liens entre cette France-là et celle qui, quatre-vingts ans plus tard, occupe mon quotidien de correspondant du Temps et celui de tous mes collègues de médias étrangers, qui nous efforçons de comprendre ce pays que nous sommes supposés raconter ? Comment la France dans laquelle nous vivons a-t-elle pu accoucher, alors que règne la paix et qu’une majorité de la population française y jouit d’un confort matériel et de la sécurité sociale, d’une cohorte de révoltés, de protestataires, de « fractures » qui semblent devenues irréparables ?

La France de 1940 était coupée en deux. Certains départements, comme le Cher, ont fait beaucoup d’efforts pour signaler l’ancien tracé de la ligne et le « matérialiser ». J’y reviendrai. D’autres, comme la Saône-et-Loire, préfèrent l’ignorer, comptant sur le seul petit musée de Génelard pour entretenir son souvenir. L’une des seules traces encore visibles de la ligne, dans ces parages et hors les collections du Centre d’interprétation, est une plaque métallique émaillée, une relique de la signalisation allemande d’époque. Elle est visible dans un hangar de Lux, une commune où je me suis arrêté dormir, entre Génelard et Mâcon. Elle comporte deux mots qui en disent long : « Überschreiten Verboten. Défense de traverser. »

Cette pancarte figurait jadis sur une barrière posée en travers de la route nationale 6, qui existe toujours, reliant Paris à l’Italie. Aujourd’hui, les déviations qui contournent les villes et leur lot de ronds-points ont considérablement transformé le paysage. Mais je parviens quand même à retrouver l’emplacement du poste, grâce à deux clichés d’époque que j’ai photographiés au musée de Génelard. Ici commençait la zone libre. Je me perds entre les localités de SaintRémy, Lux et Saint-Loup-de-Varennes. Je n’ai pour seul repère que ces photos, prises en 1941 lors d’une vérification de laissez-passer. Je vois sur l’une d’elles deux jeunes femmes à bicyclette en train de discuter avec un douanier allemand, le fusil sur l’épaule. En ces années de plomb, consécutives à l’étrange défaite de 1940, deux pays se regardent, de part et d’autre des guérites. À la périphérie de Lux, la ligne de démarcation longeait la route, puis faisait un virage à travers champs. Le poste de commandement était installé dans une grande maison bourgeoise appelée le Chalet des Bruyères. J’y suis. Enfin je crois. Je vais pouvoir tenter de répondre à cette autre question qui me taraude, après la « haine de soi » que je constate en France et l’« obsession de la disparition » qui hante tant le récit national : pourquoi le pays, divisé par la force, ne s’est pas disloqué en 1940-1941 alors que désormais, « l’archipel français », avec ses fêlures sociétales, religieuses et culturelles à tous les étages, est notre lot quotidien ?

La réalité de la « France du vide »

La ligne de démarcation brisait des vies. Se déplacer de part et d’autre de cette frontière était devenu presque impossible pour des milliers de familles. L’économie de guerre régnait, avec ses privations, ses réquisitions et ses interdictions. Manifester son mécontentement, voire son opposition à l’occupant et à ses décisions était évidemment impossible. La France était muselée, tenue en laisse par les nazis. L’arbitraire était l’ordinaire. Le risque d’arrestation, voire de déportation, planait sur chaque famille française qui contrevenait aux règles édictées par la Kommandantur locale. Et pourtant : quatre-vingts ans plus tard, l’impression de misère, de révolte et de colère me paraît bien plus forte aujourd’hui qu’elle ne l’était alors, si l’on en croit les témoignages, les livres et les articles de presse relatant l’épopée des survivants de cette époque. Plus révélateur : je ne rencontre personne, parmi les rares survivants de la ligne encore en âge de me raconter leurs histoires, qui ne s’en souvienne avec émotion. Non pas comme d’une période heureuse, loin s’en faut. Mais comme d’une cassure que la société française sut réparer. Comme une grande dentelle de douleurs que les Français surent repriser, maille après maille.

La première à m’avoir mis sur la piste des raisons qui expliquent peut-être ce fossé entre cette France rurale d’hier et celle d’aujourd’hui est Huguette C., une presque centenaire de l’Allier. J’avais, ce jour-là, volontairement choisi d’errer sur la ligne de démarcation après mes escales à Vichy et Génelard. Je ne m’étais pas encore aventuré dans le Jura, où fourmillent les histoires de passeurs et de résistance. J’attendais avant de partir vers l’ouest, pour la Touraine. J’avais en main le livre du Colonel Rémy, Le Déjeuner de la Croixde-Vernuche, qui conte l’histoire de la ligne et des réseaux de résistance entre Nevers, Moulins et le Morvan. L’auberge en question existe toujours, au bord d’une autre nationale, la fameuse N7. Elle est devenue l’Hôtel de la Croix-de-Vernuche, à Varennes-Vauzelles, juste au nord de Nevers. On ne prend plus assez le temps, en reportage, d’errer le long des routes françaises. J’arrivais de Charolles, Digoin, Dompierrre-sur-Besbres, localités toutes bordées autrefois par la ligne qui, dans le département de l’Allier, comptait dix points de passage officiels entre zone occupée et zone libre : Le Veurdre, Villeneuve-sur-Allier, Moulins, Toulon-sur-Allier, Chapeau, Saint-Pourçain-sur-Besbre, Saligny-sur-Roudon, Coulanges, Molinet et Chassenard. Dix localités vers lesquelles convergeaient naturellement les réfugiés, comme le raconte le réalisateur Thierry Martin-Douyat dans son documentaire L’Allier, entre Résistance et Occupation, visionné en juillet 2017 à la médiathèque (rebaptisée depuis SamuelPaty) de Moulins, lors d’une projection publique.

Ma destination du jour, au-dessus de Moulins en arrivant par le sud, est Tresnay, un village réputé pour son église romane, dont l’autrice Renée Aurembou semble s’être inspirée pour les illustrations de son récit La Frontière à travers champs, destiné à la jeunesse.

J’avais choisi de m’y rendre par des routes départementales où la circulation automobile est, depuis le début 2021, de nouveau limitée à 90 km/h, après une année seulement de limitation à 80 km/h, preuve de la résistance locale aux décisions tombées d’en haut, c’est-à-dire de Paris.

Huguette, 98 ans, vit dans un corps de ferme typique de la région. Une cour intérieure flanquée, à gauche, d’une fermette d’habitation et, sur la droite, d’un appentis de tôle ondulée, adossé à un grand hangar aux murs recouverts de torchis, troué d’un porche assez haut pour laisser passer les remorques de paille… qui ne s’y arrêtent plus. Le spectacle est le même partout, dans les campagnes françaises et européennes : la paille, emmaillotée mécaniquement en énormes ballots dans des films plastique pour la protéger des intempéries, stationne aujourd’hui le plus souvent dans les champs, en attente d’y être récupérée pour être convoyée directement vers les stabulations ou « exportée » vers d’autres départements. Très peu de paysans, en tout cas dans les pays d’Europe de l’Ouest, manient de nos jours les bottes de paille à bout de fourche, les entassant sur les remorques pour les décharger ensuite et les mettre à l’abri de la pluie. L’agriculture s’est tellement mécanisée qu’elle donne l’impression d’être industrielle. Le paysan français est un entrepreneur même si cela ne lui réussit guère, au vu de son revenu en baisse, du nombre d’exploitations qui ne trouvent plus preneur et des suicides dans la profession, trame de Sérotonine, l’un des romans de Michel Houellebecq.

J’ai comparé, à plusieurs reprises, les photos de ces fermes du centre de la France à celles des années 1940. Les récits foisonnent, en effet, d’histoires de réfugiés contraints de dormir quelques nuits dans ces bâtisses paysannes, loin des regards des Feldgendarmes allemands, avant de tenter le passage en zone libre. Ou vice versa. C’est une particularité de l’Hexagone que l’on ne redira sans doute jamais assez. Toute une partie du pays, rural et agricole, est quasiment restée telle quelle, figée dans sa morphologie d’hier alors que la périphérie des villes s’est, depuis trente ans, transformée radicalement sous l’effet des grandes surfaces, des fast-foods et des zones pavillonnaires ou résidentielles. Voyager le long de la ligne, c’est prendre en pleine figure cette réalité que certains ont qualifiée de « France du vide », mais qui, dans les faits, n’a pas perdu son âme, façonnée par ses paysages, ses traditions et les souvenirs. Le problème est que son histoire a été dissipée, voire effacée par la modernité. Nourrie par la fragmentation sociale des métropoles et des banlieues, la théorie de l’archipel français est devenue notre grille dominante de lecture. Or cette France-là, celle que je parcours, donne en partie tort à ceux qui, comme Jérôme Fourquet et Jean-Laurent Cassely dans leur livre La France sous nos yeux, affirment qu’en « l’espace d’une vingtaine d’années, l’ensemble du pays s’est transformé en une gigantesque zone de chalandise, que les enseignes ont entrepris de se disputer et de se partager ». Toute la France n’a pas connu cette mutation. Certaines zones restent en marge. Celle de l’ex-ligne de démarcation en fait partie.

Extrait du livre de Richard Werly, « La France contre elle-même : De la démarcation de 1940 aux fractures d'aujourd'hui », publié aux éditions Grasset

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