Manque de curiosité ?
Thomas Piketty, une autorité incontestée ? : mais pourquoi personne ne s’intéresse au débunkage de ses données sur les inégalités ?
Outre-Atlantique, de nombreux économistes ont souligné que les données sur lesquelles Thomas Piketty a construit sa grande thèse sur le creusement des inégalités sociales ont mis en lumière les limites et inexactitudes des données statistiques.
Vincent Geloso
Vincent Geloso est professeur adjoint d’économie à George Mason University. Auparavant, il était chercheur postdoctoral à la Texas Tech University. Vincent Geloso est titulaire d’un doctorat en histoire économique de la London School of Economics and Political Science et d’une maîtrise en histoire économique du même établissement. Ses articles scientifiques ont été publiés dans Economic Inquiry, Public Choice, Health Policy & Planning, la Revue canadienne d’économie (CJE), Economics & Human Biology, Southern Economic Journal, Research Policy, European Journal of Law & Economics, International Review of Law & Economics et The Journal of Economic History. Il est également l’auteur du livre Du Grand Rattrapage au Déclin Tranquille, sur l’histoire économique du Québec depuis 1900, publié en 2013.
Atlantico Rédaction : Dans sa recension de l’ouvrage de Thomas Piketty et Julia Cagé, Le Monde (où il est chroniqueur et elle présidente de la société des lecteurs) affirme qu’il est l’auteur « d’ouvrages faisant autorité ».
Manque de curiosité…?
Le Monde oublie en effet soigneusement de préciser que les données statistiques sur lesquelles Thomas Piketty a construit ses précédents livres ont largement été débunkées outre-Atlantique…
En résumé, Piketty s’appuie sur des données fiscales américaines dont il a été solidement établi qu’elles étaient incomplètes et donc absolument pas appropriées pour mesurer l’évolution des inégalités de revenus.
Au regard de la place qu’a pris le discours sur le creusement des inégalités dans le débat public (au mépris le plus souvent des faits en ce qui concerne la France), est-il anodin que le « quotidien de référence » n’ait aucun recul critique sur son économiste star… ?
Atlantico : Dans quelle mesure est-ce que les travaux de Zucman (et Piketty et Saez) sont-ils devenus une référence dans leur domaine (et la base de nombreux travaux) ?
Vincent Geloso :Tout d'abord, il est clair que Zucman, Piketty et Saez sont devenus la première source de référence dans leur domaine. Ceci dit, ce n'est pas tant en raison de la qualité, c'est largement en raison de la politisation de leurs travaux. Devenus incontournables dans les débats publics, les économistes universitaires se retrouvent obligés de les citer. Cependant, je vous dis aussi que depuis 10 ans environ, ils ont graduellement perdu en faveur parmi les académiques. Plusieurs travaux ont remis en question la qualité de leurs estimations et plusieurs se sont mis à les critiquer férocement (notamment Larry Summers qui est l'ancien président de l'Université Harvard et Wojtek Kopczuk qui est l'éditeur en chef de Journal of Public Economics). Ainsi, ils sont vus avec une certaine suspicion. Ce qui est particulièrement intéressant, c'est que les critiques couvrent la totalité de l'échiquier politique. Je suis moi-même un libéral de la vieille espèce alors que Summers est un démocrate américain qui est plus centriste alors que d'autres comme Kopczuk et James Galbraith se retrouvent plus à gauche. Avant son décès, il y avait aussi Richard Sutch de UC-Davis (qui avait férocement critiqué Piketty et Saez) qui se situait plutôt à gauche.
La partie triste de cela c'est que la profession joue un double jeu -- celui de la petite politique et celui du débat académique. Les deux se mélangent fréquemment et c'est pour cela que je pense que Zucman, Piketty et Saez réussissent à s'en sortir avec ce qui aurait coûté la carrière d'un chercheur plus junior ou d'un chercheur "moins à la mode" (voir prochaine réponse). Finalement, il faut ajouter que la majorité des académiques ne parlent pas notre chère langue de Molière. Comme Zucman, Piketty et Saez se permettent souvent d'exprimer leurs opinions politiques plus extrêmes dans la presse française, les académiciens qui ne connaissent pas le français ne sont pas au courant de l'étendue des biais de Zucman, Piketty et Saez. En conséquent, il est plus difficile d'appliquer un taux d'escompte à leurs arguments/résultats.
Dans quelle mesure cela pose-t-il problème que leur travaux doivent être pris avec autant de précaution que vous le démontrez ?
Vincent Geloso : Zucman, Piketty et Saez se pavanent fréquemment dans les médias. Ainsi, Zucman, Piketty et Saez trouvent souvent des résultats qui frappent l'imaginaire politique. Cependant, lorsqu'on creuse, on réalise qu'ils vont de pair avec l'idéologie qu'ils confessent. Dans mon cas particulier, je vous admet que mes résultats sont en défaut avec mon idéologie. Étant libéral, j'aimerai bien que les tendances d'inégalités n'aient point augmenté depuis 1980. Mais elles ont augmenté. Ceci dit, ce n'est pas vrai que le niveau est plus élevé qu'au sommet des années 1920. Ce n'est pas vrai non plus qu'il y a une explosion des inégalités (elles semblent avoir augmenté beaucoup entre 1970 et 1990 et s'être stabilisées depuis). Il n'est pas vrai que ce sont les vastes augmentations de taxe qui ont permis de réduire les inégalités. Plutôt, il semble que ce nivellement est le résultat de la Grande Dépression et il faut bien admettre que l'égalité grandissante dans la pauvreté grandissante (ce qu'était la Grande Dépression) ne constitue en rien un fait qui mérite d'être répliqué! Ajoutez les nuances que je fais et vous voyez que le résultat époustouflant qui permet à Zucman, Piketty et Saez de s'immiscer dans l'imaginaire collectif disparaît entièrement. Imaginez si ils avaient présenté un résultat plus nuancé (i.e., plus proche de la vérité). Est-ce-que Zucman, Piketty et Saez auraient été aussi présents dans la sphère médiatique? J'en doute fortement. Cependant, c'est pour cela qu'il faut les considérer avec précaution -- ils veulent avoir raison sur deux plans -- a) le plan académique et b) le plan politique. Lorsqu'il y a conflit entre les deux, je pense qu'ils donnent prédominance au second. Zucman, Piketty et Saez vivent bien trop dans la sphère entre la politique (et les politiques qu'ils cotôient) et l'académique. Si je suis partisan de parler à tout le monde (gauche et droite), il faut garder une muraille de Chine entre l'université et les politiques lorsqu'on fait nos recherches. La muraille de Zucman, Piketty et Saez est un fromage gruyère qui est a moitié mangé par les souris!
Vous avez mené différents travaux universitaires critiques de ces analyses dont How Pronounced is the U-Curve? Revisiting Income Inequality in the United States, 1917–60. Que peut-on exactement reprocher aux auteurs ?
Vincent Geloso : Soyons clairs : les travaux de Gabriel Zucman sont à prendre avec des pincettes. En grande partie parce que lui et ses collègues ont été très négligents. Je ne vais pas mâcher mes mots et énumérer la litanie des négligences.
Tout d'abord, vous devez comprendre la chose suivante : le travail de Zucman avec Piketty et Saez s'appuie fortement sur un article publié en 2003 dans le Quarterly Journal of Economics. J'ai réexaminé les données, les hypothèses et les méthodes de cet article dans deux articles publiés - l'un à Economic Inquiry et l'autre à The Economic Journal.
Sans cet article, les autres ne suivent pas. Il s'agit de l'élément de base essentiel et le fait d'y apporter des modifications modifie les autres articles (sur la fiscalité optimale, sur la progressivité, sur l'inégalité des richesses).
Permettez-moi également d'expliquer que lorsque j'ai commencé ces articles avec Phil Magness en 2016, je pensais que nous améliorions simplement une série de données. Cependant, plus je me plongeais dans les détails et les archives, plus je me rendais compte qu'il y avait un immense laisser-aller.
Et je vais me concentrer sur la période antérieure à 1960 parce que David Splinter et Gerald Auten ont montré des problèmes bien plus graves après 1960 que ceux que je montre avant 1960.
Commençons par la qualité des données elles-mêmes. Jusqu'à la Seconde Guerre mondiale, les revenus étaient déclarés au niveau fédéral aux États-Unis. Par conséquent, les revenus étaient sous-déclarés dans les déclarations fiscales. Cependant, ce qui est moins connu, c'est que la sous-déclaration était beaucoup plus importante dans les classes de revenus inférieures et j'ai remarqué qu'il y avait eu des tonnes d'articles dans les 5 meilleures revues au cours de la période 1940-1970 qui utilisaient les systèmes d'impôt sur le revenu de l'État pour créer des estimations au niveau de l'État. Nous avons donc vérifié si ces articles faisaient état de revenus similaires à ceux de l'IRS.
Ils ne l'ont pas fait (voir les deux graphiques du bas). Ils ont déclaré plus de revenus et proportionnellement plus dans les classes à faibles revenus.
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