Le potentiel érotique du cri des joueuses de tennis<!-- --> | Atlantico.fr
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Faut-il interdire les cris des joueuses lors des échanges sur le court ?
Faut-il interdire les cris des joueuses lors des échanges sur le court ?
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Cris et chuchotements

Le tournoi de Roland Garros a ouvert ses portes depuis dimanche. L'occasion de relancer un débat de fond : faut-il interdire aux joueuses de pousser un cri à chaque frappe de balle ?

Franck Evrard

Franck Evrard

Patrick Evrard est Professeur de Lettres modernes.

Docteur ès Lettres et ès Arts du spectacle, il est chargé de cours à l'université de Paris VII- Denis Diderot. Responsable de la revue de littératures CONTRE-VOX. Il est l'auteur de L'érotique du tennis (Hermann, 2011).

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Le tournoi de Roland-Garros ne manquera sans doute pas cette année encore de redonner vie et voix à un débat crucial. Faut-il interdire les cris des joueuses lors des échanges sur le court ? Jusqu’où peut-on tolérer cette cacophonie suraiguë, ce tapage diurne qui perturbe les joueuses comme les spectateurs ? Ne pourrait-on pas pénaliser d’un point ou d’une amende les ahanements parasites ?

Pour comprendre la polémique, il faut remonter à la mythique finale qui opposa à la Porte d’Auteuil en 1992 Steffi Graf à Monica Seles, diva gratifiant chaque coup de raquette d’un « han hiii » aussi retentissant que disgracieux. L’écrivain britannique Martin Amis évoquera plus tard dans Visiting Mrs Nabokov (1997) les cris « stridents, bisyllabiques » comme « Ugh-eh ! » ou « Uhh ! » de la joueuse « barbare à entendre ».

Depuis cette scène originelle, le syndrome Seles a frappé de nombreuses joueuses comme Venus Williams, assumant son volume sonore depuis vingt ans parce qu’à l’âge de dix ans, Monica était sa joueuse préférée. Sans parler du cas de la belle Maria Sharapova dont les vocalises ont été mesurées à plus de 101 décibels en 2005 à Wimbledon, soit l’équivalent sonore du passage d’un train dans une gare. Un ex-petit ami a confié à la presse son étonnement face à au « silence radio » de la poupée russe sous la couette. Le débat n’est peut-être pas si futile puisque sur fond de guerre des sexes, il orchestre l’opposition entre deux philosophies et deux érotiques et met en jeu l’avenir même du tennis.

Cris et châtiment

Pour les traditionalistes, le cri n’a pas sa place au tennis, un sport « comme il faut », selon Bourdieu. Univers de la Loi et des interdits, ce sport a toujours visé à refouler tout afflux de vitalité, toute expansivité inquiétante, toute manifestation humorale (la sueur), à interdire le débondage comme la décharge amoureuse, à détourner l’énergie pulsionnelle vers des voies sublimes. Longtemps, joueurs et joueuses ont été des figures monolithiques incapables d’émotion qui se mouvaient dans  un univers abstrait de la féminité lunaire et du gel des sens. Dans le temple sacré de la terre battue, le corps beuglant est logiquement perçu comme obscène. Bande-son d’une cérémonie SM ou d’un porno trash, reportage animalier sur une truie qu’on égorge, enregistrement d’un accouchement sans péridurale : les métaphores peu flatteuses pour désigner les crieuses révèlent une même peur fantasmatique du corps et du sexe.

Dépositaire d’une morale puritaine et victime d’un regard libidineux, l’ancienne gloire Boris Becker juge les cris des joueuses « inadéquats et trop sexys » et s’effarouche de ce « quelque chose de sexuel » qui s’immisce dans l’échange et l’empêche de regarder.  Paradoxalement, les crieuses ne sont pas plus épargnées par les hédonistes voyeurs qui déplorent l’irruption d’émissions grotesques dans un climat de sensualité généralisée. La joueuse couinant représente le degré zéro de l’érotisme. Les belles joueuses russes comme Sharapova finissent par cumuler tous les griefs : « premières dans l’histoire du tennis mondial à ne pas montrer leur culotte », selon Patrick Besson, souvent éliminées aux premiers tours des grands tournois, elles frustrent le regard concupiscent par des cris déplacés.

L’invasion des bûcheronnes est aux yeux des puristes le signe d’une décadence tennistique qui a commencé au début du XXe siècle par l’américanisation du sport (la force et la vitesse plutôt que le toucher british), la démocratisation à travers le robotique Borg et son liftage pouvant être imité « par n’importe quel prolo », selon Gilles Deleuze. Il est loin le temps du lawn-tennis, ce passe-temps gracieux pratiqué par des aristocrates, qui exigeait distinction, élégance, fair-play, gratuité et désintéressement. A l’otium passé a succédé le temps cadencé d’un travail prolétarisé. Aux danseuses éthérées d’autrefois se sont substitués des corps-machines réglés et dociles, sans désir ni faiblesse, des corps taylorisés et stakhanovistes visant à améliorer leur rendement sans avoir honte d’exhiber leur force de travail.

Enfin, l’émission de cris parasites est contraire à l’éthique sportive. Martina Navratilova y voit un acte de tricherie caractérisée car la joueuse doit « pouvoir entendre le son émis par la balle dans la raquette adverse ». Même victorieuse de la Portugaise Michele Larcher de Brito à Roland-Garros en 2009, Aravane Rezaï soupçonna sa jeune adversaire d’employer « un truc tactique » visant à la déconcentrer et la déstabiliser. Certaines mauvaises langues insinuent même que l’Académie Nick Bollettieri en Floride serait spécialisée dans la sonorisation excessive des joueuses, de Seles à Sharapova en passant par Larcher de Brito. Une sorte d’Actor’s Studio pour futures beuglantes. Ainsi, ceux qui stigmatisent les cris féminins rêvent d’une échelle des fautes qui permettrait de différencier l’innocent gémissement poussé naturellement du couinement malfaisant, lourd d’intentionnalité. 

La vérité en cris

Les partisans du cri, joueuses et entraîneurs, avancent des arguments tournant autour de l’efficacité d’une pratique qui permet de mieux gérer sa respiration lors de l’effort. Selon un très sérieux professeur de physiothérapie, une joueuse augmenterait la vitesse de son service de 6, 4 km/heure quand elle crie au moment de frapper. Pour d’autres, les bénéfices seraient d’ordre psychologique. En renouant par le cri avec une forme d’animalité primitive, les joueuses réussiraient à aller jusqu’au bout de leur geste et à trouver une expression instinctive authentique. De l’exercice respiratoire au rituel exécuté de façon superstitieuse, il n’y aurait plus qu’un pas que les joueuses franchissent…

Pour les pervers, non les déviants sexuels bien sûr, mais ceux qui substituent à la loi la recherche du plaisir, la bande-son troublante peut apporter une prime au plaisir. Le film Ken Park (2007) de Larry Clark et Ed Lachman met en scène un adolescent perturbé et solitaire qui hait le bonheur mièvre et béat de ses grands-parents, un bonheur symbolisé par une partie de tennis filmée dans un bel éclairage automnal. Lui préfère se masturber en regardant une joueuse de tennis à la télévision qui pousse des cris à la manière de Monica Seles. A la tyrannie de la douceur de l’échange adulte, l’adolescent trouve son bonheur dans une sexualité autoérotique et sadomasochiste. Sur Facebook, on trouvera un étonnant groupe intitulé « Se branler en écoutant le cri des joueuses de tennis quand elles smatchent ».

Quant aux féministes, elles auront beau jeu de faire taire des discours sexistes et datés sur la nature et la beauté féminines au tennis. Comment peut-on condamner l’hystérie des cris féminins et s’émerveiller des rugissements virils et guerriers de Connors ou des gémissements stoïciens de Nadal ? Aujourd’hui, la représentation du corps conteste l’assignation de la femme au genre passif, soumis, dépendant et faible. Pourquoi les joueuses ne pourraient-elles se définir en dehors des caractéristiques du genre ? Pourquoi ne feraient-elles pas coexister le masculin et le féminin, le muscle et la grâce, Aphrodite et Mars ? Mélange de force et de féminité, Vénus Williams incarne jusque dans son nom la conjonction du flux guerrier et du flux érotique.

Le son du corps en fond de court, c’est beaucoup de bruit pour rien, diront certains. Pas sûr ! Les échos bruyants provoqué par la réception des hurleuses, ne peut pas faire de mal à un tennis féminin considéré comme ennuyeux. Un peu de cri primal dans un milieu réputé pour sa mythologie du blanc et sa loi du silence, est aussi profitable. Et puis, comment, au nom même de la liberté d’expression, pourrait-on étouffer ces cris humains qui servent à se donner du courage, à se libérer de la pression, à simuler, à jouir, à être, à jouer aussi ?

Pour ceux qui n’aiment « le cri » que dans sa version picturale angoissée, on conseillera l’usage des boules de quiétude ou de la pause-son. Ne pourrait-on pas envisager enfin que le cri, entre matière sonore et expression verbale, corps et langage, fasse partie intégrante du jeu. Cette composante nouvelle aurait pour effet de moduler l’intensité des sons, de faire surgir de nouveaux coups, d’inventer d’inédites stratégies, non primaires mais délicieusement retorses. Imaginez qu’en exploitant le décalage entre le son et l’image, la joueuse pousse en la surjouant une éructation titanesque tandis que son poignet décoche gracilement un minuscule amorti. Un coup troublant pour l’œil et l’oreille dont la perversité absolue dépasse l’entendement

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