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SOS unité perdue : le visage de la France de l’hommage à Jacques Chirac
©Sameer Al-Doumy / AFP

France de Johnny, France des Gilets jaunes, France de Chichi

Des milliers de personnes ont rendu hommage hier à l'ancien Président de la République, aux Invalides. Mais à quoi ressemble la France de Jacques Chirac ?

Michel Fize

Michel Fize

Michel Fize est un sociologue, ancien chercheur au CNRS, écrivain, ancien conseiller régional d'Ile de France, ardent défenseur de la cause animale.

Il est l'auteur d'une quarantaine d'ouvrages dont La Démocratie familiale (Presses de la Renaissance, 1990), Le Livre noir de la jeunesse (Presses de la Renaissance, 2007), L'Individualisme démocratique (L'Oeuvre, 2010), Jeunesses à l'abandon (Mimésis, 2016), La Crise morale de la France et des Français (Mimésis, 2017). Son dernier livre : De l'abîme à l'espoir (Mimésis, 2021)

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Éric Verhaeghe

Éric Verhaeghe

Éric Verhaeghe est le fondateur du cabinet Parménide et président de Triapalio. Il est l'auteur de Faut-il quitter la France ? (Jacob-Duvernet, avril 2012). Son site : www.eric-verhaeghe.fr Il vient de créer un nouveau site : www.lecourrierdesstrateges.fr
 

Diplômé de l'Ena (promotion Copernic) et titulaire d'une maîtrise de philosophie et d'un Dea d'histoire à l'université Paris-I, il est né à Liège en 1968.

 

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Yves Michaud

Yves Michaud

Yves Michaud est philosophe. Reconnu pour ses travaux sur la philosophie politique (il est spécialiste de Hume et de Locke) et sur l’art (il a signé de nombreux ouvrages d’esthétique et a dirigé l’École des beaux-arts), il donne des conférences dans le monde entier… quand il n’est pas à Ibiza. Depuis trente ans, il passe en effet plusieurs mois par an sur cette île où il a écrit la totalité de ses livres. Il est l'auteur de La violence, PUF, coll. Que sais-je. La 8ème édition mise à jour vient tout juste de sortir.

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Atlantico : Alors que les déclarations et cérémonies se succèdent pour rendre hommage à  Jacques Chirac, une certaine unanimité semble se dessiner dans la sphère publique pour célébrer l’ancien président. Pour autant, ce constat est-il aussi évident ? Quelle autre France peut-on distinguer à travers ceux qui ne se sont pas déplacé ?

Eric Verhaeghe : La France qui rend hommage à Chirac est la France du consensus et des bonnes manières. Celle qui trouve qu'un élu mort doit être honoré par principe, et qui imagine que le Président de la République est le chef d'une grande famille à laquelle ils appartiennent. On célèbre Chirac comme on célèbre un vieil oncle qu'on n'avait plus vu depuis longtemps mais qui faisait partie des meubles. Et il y a celle qui ne se sent pas appartenir à cette famille, dans deux cas de figure qui peuvent être cumulatifs selon moi. Le premier cas est celui des "gens de gauche" qui ne pardonnent pas à Chirac de n'avoir tenu aucune de ses promesses, notamment sur la fracture française ou sur la prise en compte du vote socialiste aux présidentielles de 2002, après la déculottée de Jospin. Ceux-là se souviennent des propos du candidat sur le bruit et l'odeur des immigrés à la Goutte-d'Or, mais aussi de la mort de Malik Oussekine ou du massacre d'Ouvéa. Car on l'a un peu oublié, mais le parcours de Jacques Chirac n'a pas été un lit de roses. Et puis il y a ceux qui, à l'inverse, lui reprochent son manque d'action politique : la faiblesse des réformes, les choix étatiques qu'il a faits année après année (il a, avec Juppé, sauvé le monopole de la sécurité sociale quand les Allemands ouvraient salutairement la leur à la concurrence), les reculades, et cette espèce de culture de l'illusion qu'il a nouée avec les Français, et qui ont préfiguré le grand marasme que nous connaissons. Pour résumer, certains l'ont trouvé trop à droite, et les autres trop mous, l'un n'excluant pas forcément l'autre...

Jacques Chirac est l'homme de la "fracture sociale". Peut-on identifier justement une fracture française via le portrait des Français lui rendant hommage (et ceux ne le faisant pas) ?

Eric Verhaeghe : Ce me semble évident que le rapport à Chirac est un rapport qui correspond à un "marqueur" sociologique fort. Il y a d'un côté les chiraquiens, qui adorent continuer la comédie d'un gaullisme largement vidé de son sens et de ses valeurs d'origine. Ces chiraquiens-là font vivre cet insupportable dicton (prononcé par un Xavier Bertrand, par exemple), selon lequel on ne peut réformer que dans la confiance et l'unité. Cette maxime digne de Bouvard et Pécuchet est un engagement préalable à ne jamais réformer le pays. Il suffit qu'un membre du corps social joue aux mauvais coucheurs pour bloquer le processus de réforme. Cette mise en avant de "l'unité nationale" est une promesse d'eau tiède qui explique que ce pays soit au bord de la faillite, mais qui flatte l'ego de ce peuple d'agriculteurs que sont les Français. La communauté des chiraquiens adore utiliser des expressions comme "faire nation", "faire peuple", qui ne veulent rien dire, mais qui expriment bien leur recherche d'unanimité avant leur recherche d'efficacité. Inversement, ceux qui sont allergiques à cette obsession appartiennent à une autre France, notamment celle qui se sent marginalisée par une "fracture sociale" toujours pas réparée, ou par celle qui déplore le lent endormissement économique du pays à force d'être lénifiant et de ne jamais nommer les maux du pays. 

Yves Michaud : Chirac a utilisé la fracture sociale pour se faire élire mais son logiciel politique daté des années 1960-70 ne lui permettait ni de la comprendre en détail ni d’imaginer des remèdes. On ne traite pas la fracture sociale (en fait les fractures sociales!) avec de la fonction publique, la Marseillaise et l’ANPE (que Chirac créa en 1967 quand il était secrétaire d’État à l’emploi…). Donc il lui restait l’incantation et la prise de postures sur la scène internationale. A partir de 1997, il comprend qu’il ne peut plus rien faire en politique intérieure (sauf se faire élire) et donc il s’agite avec grandiloquence sur la scène internationale (Johannesburg 2002) en sachant que ça ravira les Français cocardiers qui se pensent toujours le modèle du monde. D’où son renouveau de popularité des dernières années. Je n’ose pas imaginer une rencontre Chirac-Thunberg….On l’a échappé belle !

Je veux juste ajouter une conclusion : Chirac était doué pour conquérir le pouvoir en détruisant tous ses rivaux au passage mais il était impuissant à l’exercer car ses idées, principes et visions dataient d’un monde en voie de disparition et même disparu. Il était sympathique, démagogue et roublard mais durant quanrante-cinq ans il n’a eu qu’une action de brouillage et de retardement sur tous les problèmes capitaux que le pays rencontrait. Nous payons donc le prix fort de son impuissance au fil de quatre décennnies. Posez-vous juste une question : à part la suppression du service militaire, il aura fait quoi ?

Les participants à l'hommage populaire rendu à Johnny Hallyday dressaient un portrait des gens qu'il savait toucher. On distinguait ainsi une "France profonde", au final peu diversifiée et symbolique des classes populaires. Quel panel de Français peut-on s'attendre à observer pour l'hommage à Jacques Chirac ?

Michel Fize : Si le caractère "populaire" accolé au mot "hommage" rendu aujourd’hui à Jacques Chirac peut effectivement rappeler celui rendu naguère à Johnny Hallyday, nous avons affaire tout de même à deux cas qui ont peu en commun l’un avec l’autre. Concernant Jacques Chirac, si l’on tente de tracer le portrait des Français venus se recueillir dimanche, aux Invalides, devant sa dépouille, on remarque une grande diversité. Il y a manifestement toutes les générations présentes, des plus âgés jusqu'à parfois des adolescents. Cette variété générationnelle prouve le côté fédérateur du personnage. Un personnage comme Johnny Hallyday était un homme paradoxalement plus clivant : on aimait l’artiste ou on ne l’aimait pas.

Il y a bien sûr dans le cortège observé, probablement une proportion importante de personnes ayant autrefois soutenu politiquement Jacques Chirac : électeurs, militants… Cela dessine un public en partie proche idéologiquement de Jacques Chirac. Mais il y a aussi vraisemblablement une grande partie de gens séduits par les qualités de l'homme : sa simplicité, sa proximité avec les Français, et cela nonobstant la politique que Chirac a pu mettre en œuvre. 

Yves Michaud : Chirac ayant occupé en politique en gros la même place que Hallyday dans la culture nationale, on devrait voir à peu près la même sorte de personnes, plus pas mal de femmes qui le trouvaient super sexy et craquant.

Chirac fut l’homme de la France profonde, provinciale, « de souche », en gros la classe moyenne inférieure, presque celle des Gilets jaunes. Il a beaucoup travaillé à se fabriquer cette image, mais avec son ancrage corrézien, ses origines finalement assez modestes et les traits de sa génération années 60 et pré-68, il appartenait à cette France et pensait comme elle : sécurité sociale, famille, Etat, fonction publique, rayonnement de la France. Je n’ai pas le sentiment que le culte de ce grand homme aille jusqu’à entraîner un déferlement des foules comme pour notre rocker franco-belge au faux nom américain. Chirac avait une popularité de type sympa mais pas trop honnête ni trop efficace. Rappelez-vous le mot d’ordre du second tour de l’élection présidentielle de 2002 : « l’escroc plutôt que le facho »… Il faut aussi réfléchir qu’avec lui, c’est un monde qui s’en va. Manquent encore à la nécrologie Giscard et Line Renaud, mais quanrante cing années de politique seront finalement enterrées avec lui ce lundi.

S'il a été l'homme de la droite pendant longtemps, il a également su rassembler au-delà de sa famille politique lors de l'élection présidentielle de 2002 et lors de son opposition à la Guerre en Irak. Ces événements sont-ils assez forts pour transcender les clivages politiques et faire de Jacques Chirac un président apprécié au-delà de sa politique ?

Yves Michaud :  Je connais bien ses positions politiques pour avoir étudié tous ses propos depuis les années 1960 jusqu’en 2003. Je suis donc à l’aise pour dire que Chirac, à de mulitples égards, n’était pas de droite. En tout cas pas d’une droite libérale moderne et dynamique. Il était en fait radical-socialiste type petit-père Queuille. Je précise qu’il était viscéralement anti-américain – à peu près comme les gens du PC -, nationaliste, étatiste, dirigiste, anti-libéral, anti-décentralisation, anti-européen. Comme ses positions n’embrayaient pas toujours sur la réalité (et de moins en moins au fil du temps), il en prenait son parti – ainsi de l’Europe ou de la décentralisation. 

Quant à avoir rassemblé les Français, laissez-moi doucement sourire. En 2002, il a empoché l’aubaine de son score de roitelet africain sans songer une minute à prendre en compte l’unité nationale qui avait permis son élection. Quant à la guerre d’Irak, son anti-américanisme suffisait, conforté par l’anti-américanisme pro-arabe de Villepin, son barde Assurancetourix.

Michel Fize : Je pense effectivement que celui à qui l’on rend hommage depuis hier, c'est plus l'homme que le politique. Celui-ci sera jugé par l'Histoire. Pour l'instant, nous sommes dans un moment de recueillement, de remémoration des qualités que cet homme possédait et que les gens appréciaient. 

C’est l’image d'un « bon vivant » que nous avons en tête, d'un homme qui aimait la vie, la bonne chère – et la bonne chair (son amour des femmes est connue). Jacques Chirac, en effet, était un séducteur. C’était aussi un homme qui avait un côté unrebelle : on se rappelle l’image d’un homme sautant le tourniquet du métro ! Il y a du James Dean chez Jacques Chirac – qui reconnaissait volontiers qu'il n'aimait pas beaucoup les hiérarchies ; il n'avait pas à cet égard un souvenir fort de son passage à l'ENA. 

Chirac, c’est quelqu'un dont on se rappelle la volonté farouche, déclarant que ce qui était important, ça n'était pas le pouvoir mais le vouloir. Du Sarkozy avant l'heure ! Jacques Chirac était un homme déterminé, ce qui explique en partie l'engouement des jeunes. Le « côté » rebelle plus l’attitude« bulldozer » dans un monde difficile, c’est un message très moral, celui de l'obstination qui finit par payer.  

Finalement, Jacques Chirac était par ses caractéristiques un Français très ordinaire, porteur d’une simplicité qui n'était pas chez lui une posture. Sa capacité d’ écoute, sa proximité avec les gens, sans oublier son formidable charisme expliquent la séduction qu’il opère sur les Français au-delà de leurs appartenances politiques.

Chirac a eu une relation ambivalente avec le Moyen-Orient ou l'Afrique. Les personnes issues de l'immigration seraient-elles plutôt touchées par cette politique ou par une phrase comme "le bruit et les odeurs" ?

Yves Michaud : Avec l’Afrique, Chirac n’a pas eu de relation ambivalente : il a eu une politique France-Afrique qu’on pourrait dire de tradition gaulliste s’il n’avait été en réalité son promoteur le plus actif. Roussin et Naftalsky, deux de ses plus proches collaborateurs furent aussi des collaborateurs au très long cours du Medef Afrique… On ne saura jamais tout mais en matière de corruption électorale ou politique, ce ne fut pas joli joli. Pour les pays arabes, sa position fut anti-israélienne, pro-Liban (la famille Hariri le lui rendit bien!), pro-Saddam Hussein. Vis-à-vis de Assad, l’ambiguïté a régné, notamment à cause de la question du Liban mais il faut rappeler que durant les années 80 et jusqu’en 1995, Chirac n’eut aucun pouvoir en matière internationale, domaine relevant du président Mitterrand. 

Pour ce qui est maintenant des Français d’origine immigrée, Chirac était prisonnier de sa conception renanienne de la Nation comme esprit et histoire commune. Et donc son rousseauisme de classe de terminale butait sur le problème de l’intégration, insoluble dans ce cadre conceptuel obsolète. Pour lui, un bon français immigré doit s’intégrer (d’où la phrase sur le bruit et les odeurs) mais Chirac n’a aucune idée de comment c’est possible – sauf en jouant au foot (ce dont Chirac n’avait rien à faire!) ou en tombant au champ d’honneur...C’est un des points où le caractère vieillot et dépassé de sa vision du monde est patent.

Michel Fize : Cette phrase a été regrettée par Chirac et François Hollande interrogé récemment à ce sujet disait que cette phrase ne caractérise pas le personnage qui a lutté contre les extrêmes, toute sa vie, sans compromis. 

Ce que j'ai pu observer ces derniers jours, c'est que les personnes d'origine immigrée, notamment d'Afrique du Nord, ressentent la même émotion que tous les autres Français. C’est compréhensible. Jacques Chirac était un amoureux du monde au sens large. Ce qui peut expliquer entre autres son positionnement politique au Moyen-Orient tendant à ne favoriser ni Israël ni Palestine. 

Le discours critique vient plus de nos proches voisins, Angleterre et Etats-Unis en tête, que des pays du Moyen-Orient ou d'Afrique. Michèle Alliot-Marie raconte que Chirac était toujours près des gens lors de ses déplacements à l'étranger. Finalement la tristesse dépasse les frontières de l'Hexagone, touchant largement tous les peuples d'« en bas ». 

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