Seconde Guerre mondiale : comment la langue des Navajos est devenue une botte secrète pour lutter contre les nazis<!-- --> | Atlantico.fr
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Une photo d'archive de décembre 1943 prise dans le Pacifique Sud montre le caporal américain Henry Bahe, Jr. et le soldat de première classe George H. Kirk, des Navajos, servant avec une unité de signalisation marine.
Une photo d'archive de décembre 1943 prise dans le Pacifique Sud montre le caporal américain Henry Bahe, Jr. et le soldat de première classe George H. Kirk, des Navajos, servant avec une unité de signalisation marine.
©HO / US MARINE CORPS / AFP

Bonnes feuilles

Emmanuel Razavi publie « Les guerriers oubliés L’histoire ignorée des Indiens dans l’armée américaine » aux éditions de L’Artilleur. Ce livre explore le rôle des Amérindiens dans le « corps expéditionnaire américain» puis dans les contingents qui ont servi lors de la Seconde Guerre mondiale, en Corée, au Vietnam, en Afghanistan et en Irak. Leurs faits d’armes sont longtemps demeurés confidentiels. Extrait 1/2.

Emmanuel Razavi

Emmanuel Razavi est Grand reporter, spécialiste du Moyen-Orient. Diplômé de sciences Politiques, il collabore avec les rédactions de Paris Match, Politique Internationale, Le Spectacle du Monde, Franc-Tireur et a réalisé plusieurs Grands reportages et documentaires d’actualités pour Arte, France 3, M6, Planète...  Il a notamment vécu et travaillé en tant que journaliste en Afghanistan, dans le Golfe persique, en Espagne …

Il s’est fait remarquer pour ses grands reportages sur les Talibans (Paris Match), les Jihadistes d’Al Qaida (M6), l’organisation égyptienne des Frères Musulmans (Le Figaro Magazine, Arte).

Depuis le mois de septembre 2022, il a réalisé plusieurs reportages sur la vague de contestation qui traverse l’Iran. Il est notamment l'auteur d'un scoop sur l’or caché des Gardiens de la révolution publié par Paris Match, ainsi que d’un grand reportage sur les Kurdes Iraniennes qui font la guerre aux Mollahs, également publié Paris Match. Auteur de plusieurs documentaires et livres sur le Moyen-Orient, il a publié le 15 juin 2023 un nouveau roman avec Chems Akrouf, « Les coalitions de l’ombre » (éditions Sixièmes), qui traite de la guerre secrète menée par le Corps des Gardiens de la Révolution contre les grandes démocraties. Il aussi publié en 2023 « les guerriers oubliés, histoire des Indiens dans l’armée américaine » (L’Artilleur).

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Prolongement d’un mauvais règlement du conflit de 14-18 qui a largement humilié les Allemands, la Seconde Guerre mondiale trouve aussi son origine dans l’émergence du Nazisme en Allemagne. Le Führer Adolf Hitler est en effet partisan d’un expansionnisme géographique et «racialiste», en même temps que d’une revanche contre les puissances qui ont mis son pays à genoux après le traité de Versailles en 1919. Les Nazis revendiquent ainsi l’union des populations d’origine germanique dans un espace vital qui formera un grand Reich.

En 1938, Hitler annexe l’Autriche à l’Allemagne. Le 1er septembre 1939, il envahit la Pologne. Deux jours plus tard, la France et l’Angleterre déclarent en conséquence la guerre à l’Allemagne, laquelle s’est alliée à l’Italie, au Japon et à l’URSS.

Isolationnistes, les États-Unis ne s’engagent pas immédiatement dans le conflit. Il faut attendre l’attaque surprise de l’aviation impériale japonaise contre la base navale américaine de Pearl-Harbour (Archipel d’Hawaï) le 7 décembre 1941, pour que le président Franklin Roosevelt projette son pays dans la tourmente de la guerre.

Des conseils se tiennent alors dans de nombreuses réserves.

Cette fois, les Amérindiens ne sont plus des citoyens à part, en raison de l’Indian Citizenship Act. Ils sont donc recrutables. Nombre d’entre eux se portent cependant au-devant de l’appel. Il y a parmi eux des Navajos, des Sioux, des Comanches, des Mohawks ou des Cheyennes.

Les uns sont déployés sur le front du Pacifique, les autres en Europe.

Certains se distinguent particulièrement, à l’instar du célèbre chef d’escadrille Greg «Papy » Boyington1 (1912- 1988) d’origine Sioux Brulé, dont l’histoire inspirera, dans les années 70, la série Les Têtes Brulées.

Près de 400 Navajos sont quant à eux affectés aux transmissions radios sous l’appellation de «parleurs de code».

Shawn Pierce est Navajo. Je l’ai rencontré aux ÉtatsUnis, dans l’État du Wisconsin à l’occasion d’une cérémonie en l’honneur des vétérans amérindiens de la Seconde Guerre mondiale, alors qu’il venait raconter l’histoire étonnante de ces combattants.

Particulièrement respecté de ses semblables, Shawn exerce une profession particulière: il est à la fois chamane et transmetteur d’histoires. Il voyage dans toute l’Amérique pour faire le récit des exploits des anciens combattants. De taille moyenne et le buste ramassé, il a le visage rond et de petits yeux bridés. Un bandana de couleur bleu-ciel lui enserre les cheveux.

Vêtu d’une chemise maculée de motifs bleus et rouges, il porte un épais collier d’énormes turquoises qui symbolisent l’eau et le ciel dans sa tribu. La turquoise, à laquelle les Navajos et les Apaches prêtent de nombreuses vertus comme celle d’attirer la pluie, est considérée par ces derniers comme une pierre vivante qui protège les guerriers lors des combats et leur apporte courage et force.

Avant la cérémonie à laquelle Shawn doit participer ce jour-là, nous nous promenons longuement ensemble le long de la rive du lac Michigan, lequel tient son nom de la langue Ojibwé et signifie « grande eau». L’automne approche et le ciel est d’une clarté prodigieuse. Une bise légère souffle sur nous, faisant gonfler l’ample chemise de mon interlocuteur.

Doté d’une voix nasillarde qui oscille étonnement entre les graves et les aigus selon les sujets qu’il aborde, Shawn tient à me raconter l’histoire de ces «parleurs de code», ces guerriers indiens qui furent chargés d’inventer un code de transmission secret créé à partir de leur langue maternelle, que les Japonais et les Allemands ne parvinrent jamais à déchiffrer.

– 99% de notre population en âge de combattre s’est portée volontaire pour le service militaire après l’attaque de Pearl Harbor. Les codes talkers ont été les premiers à écrire notre langue. Ils ont créé notre alphabet, celui qu’on utilise et qu’on enseigne encore aujourd’hui à nos enfants. Ils ont inventé notre grammaire et ses fondements. Nous avons une dette envers eux […]. Durant la guerre, il faut comprendre que nous n’avions pas de mots pour bombes, porte-avion ou sous-marins. Leur génie fut d’inventer des mots qu’ils utilisaient de façon codée. Par exemple, le terme employé pour bombes était ayagin, qui signifie œufs. Pour les porte-avions, le terme employé était Sidini Yaha, qui veut dire l’oiseau transporteur. Enfin pour les sous-marins, ils parlaient de basktlon qui signifie les poissons d’acier […]. Donc si vous ne connaissiez pas le sens original de ces mots, il était impossible de les comprendre. Même si un Navajo lambda les entendait, cela ne faisait aucun sens pour lui. Et ce qui est incroyable, c’est que lorsqu’ils sont rentrés après la guerre dans leur tribu, les code talkers ne pouvaient rien raconter de leur expérience pendant le conflit. L’armée leur avait demandé de garder le secret le plus absolu sur leur mission. Ainsi, personne n’en a rien su jusqu’à l’été 1968, période à laquelle leur mission a été déclassifiée par le gouvernement américain […]. C’est seulement à ce moment-là que les Navajos et le reste du monde ont appris ce qu’avait été la contribution, exceptionnelle, de notre nation dans cette guerre.

Shawn me prend par le bras alors que nous continuons notre marche, et me parle d’un ton solennel. Comme s’il ne voulait oublier personne, il me dit:

– Comme tu viens de France, il faut que tu saches que les soldats navajos ne servaient pas uniquement dans le Pacifique, contre les Japonais. Ils ont aussi participé à la libération de ton pays. À l’époque, nos anciens ont vu aux actualités cinématographiques les images de la destruction et du chaos que votre pays traversait […]. Alors ils ont prié pour votre peuple et votre Nation. Le jour J, nos hommes-médecines, partout en Amérique du Nord, ont brûlé et utilisé notre tabac sacré en envoyant la fumée qui s’en dégageait vers la France pour qu’elle soit libérée. Ils voulaient œuvrer à la protection de toutes les forces alliées et faire ainsi en sorte que la Seconde Guerre mondiale se termine rapidement.

Plissant les yeux, il poursuit:

– Je vais te raconter une histoire que personne ou presque ne connaît en France, car elle est restée longtemps secrète. Même ici, aux États-Unis, seuls les initiés la connaissent. En fait, beaucoup de ceux qui avaient pris l’uniforme pour partir combattre en Europe étaient des chamanes. Nos anciens racontent que ce sont ces chamanes qui ont fait les prières qui ont rendu possible la traversée en vue du Jour J le matin du 6 juin 1944. En effet, la météo était très mauvaise les jours précédant le débarquement. La mer était agitée, il y avait du vent et des nuages. L’état-major américain a fait alors savoir aux commandants de ses différents navires qu’ils pouvaient demander aux chamanes qui se trouvaient à leurs bords de procéder à leurs prières traditionnelles pour calmer les flots. Et le 6 juin, les conditions météo furent enfin réunies pour lancer les opérations […]. Je veux dire par là que notre peuple croit qu’on doit la libération de l’Europe et de la France à ces chamanes, même si bien sûr d’autres éléments ont joué.

La version officielle du débarquement ne dit évidemment rien de cela. Je dois cependant avouer que m’étant tout de même aventuré à poser la question à plusieurs spécialistes de l’histoire militaire amérindienne, il m’a en effet été confirmé qu’à la veille du débarquement sur les côtes normandes, des chamanes de différentes tribus avaient obtenu la permission de leurs officiers supérieurs – et non reçu l’ordre – de pratiquer leurs cérémonies rituelles avant de se lancer sous le feu allemand!

Cependant que nous déambulons ensemble, Shawn me confie une autre anecdote pour me montrer à quel point le pouvoir spirituel de son peuple intéressait aussi les Allemands.

– Hitler voulait prendre notre pouvoir, raconte-t-il. Il était persuadé que nous disposions d’un savoir ésotérique hérité de nos chamanes. Heinrich Himmler avait aussi la volonté d’exploiter la sorcellerie de notre peuple pour faire avancer l’agenda nazi. Côté allié, Churchill et le président Roosevelt en étaient également conscients. Winston Churchill a d’ailleurs appelé la Seconde Guerre mondiale la «guerre des sorciers». Ce qui selon moi indique qu’il était au courant des dangers surnaturels que courait le monde. Afin de contrer le mal que les nazis faisaient, le gouvernement américain a donc envoyé des hommesmédecines hopis et navajos en Europe avec des masques sacrés qui avaient le pouvoir d’aider à restaurer l’harmonie.

Ces derniers se sont acquittés de leur mission, mais les masques ont disparu. Difficile de savoir pourquoi et comment. Peut-être nos sorciers sont-ils passés au royaume des cieux… Quoi qu’il en soit, les masques ne sont réapparus qu’en 2014 à Paris, à l’occasion d’enchères lors desquelles étaient aussi vendus des objets religieux appartenant à la tribu apache de San Carlos. Le vice-président de la nation navajo de l’époque, Rex Lee Jim, s’est donc rendu à Paris et a acheté, au nom de notre peuple souverain, neuf masques pour, je crois, un peu plus de 12000 dollars. Toutefois, prouver que ces masques auraient été volés par les Nazis est très difficile et même peu probable. Si tel était le cas, ils ne les auraient conservés que pour un temps. Comme beaucoup de choses à l’époque, qui sait où certaines œuvres d’art se retrouvaient. Je dirais d’ailleurs que peu importe ce que ces objets ont traversé, nous savions en effet qu’ils reviendraient un jour au sein de notre nation. Mais ce n’est pas tout. Il y avait d’autres de nos symboles qui intéressaient les Nazis, comme la croix gammée. Pour les Navajos, c’est un symbole très sacré que nous appelions le «symbole des rondins tourbillonnants», très courant parmi notre peuple avant la Seconde Guerre mondiale. Sachant que les Nazis le détournaient, notre gouvernement tribal a donc adopté une loi qui a rendu son utilisation illégale. La croix gammée ne fut donc plus utilisée dans nos cérémonies, ni sur nos tissages et bijoux.

En 1940, les nations navajo, hopi et apache signèrent en effet une proclamation condamnant l’utilisation de la Svastika par le régime nazi. Voici ce que disait son texte: «Parce que l’ornement ci-dessus, qui a été un symbole d’amitié entre nos ancêtres pendant de nombreux siècles, a été profané récemment par une autre nation, il est acquis qu’à partir de cette date et pour toujours nos tribus renoncent à l’utilisation de l’emblème communément connu aujourd’hui sous le nom de croix gammée… sur nos couvertures, paniers, objets d’art, peintures sur sable et vêtements.»

Le témoignage de Shawn Price peut sembler découler d’une certaine mythologie. Qu’il s’agisse pourtant du rôle des Chamanes navajos durant la Seconde Guerre mondiale ou du détournement de la croix gammée par les nazis – les Navajos n’étaient bien sûr pas les seuls à l’utiliser –, ses histoires sont toujours en phase avec une certaine réalité dès lors que l’on se donne la peine de les vérifier, ce qui les rend assurément incontournables pour nombre d’Amérindiens.

Shawn, qui est aussi l’interlocuteur de certaines instances officielles en Arizona, représente selon moi un transmetteur important pour qui veut comprendre la dimension spirituelle – voire ésotérique – de la guerre chez les Amérindiens.

En l’écoutant attentivement, on comprend que la guerre a donné à son peuple l’occasion de ressusciter de faire connaitre sa culture et de ressusciter sa langue. Le fait que les « parleurs de code» navajos aient d’ailleurs inventé des mots modernes ainsi qu’un alphabet lui a ainsi permis d’exister pleinement, puisqu’elle est aujourd’hui enseignée dans des écoles amérindiennes.

Extrait du livre d’Emmanuel Razavi, « Les guerriers oubliés L’histoire ignorée des Indiens dans l’armée américaine », publié aux éditions de L’Artilleur

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