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Scandale Apple : bienvenue dans le monde de la guerre des rentes fiscales
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La bataille de notre temps

Washington s'est insurgé de la décision de Bruxelles à l'égard de Dublin et d'Apple. Pourtant, plus qu'un de leurs champions économiques, c'est bien une de leurs rentes fiscales que les Etats-Unis cherchent à défendre.

Jean-Michel Rocchi

Jean-Michel Rocchi

Jean-Michel Rocchi est président de Société, auteur d’ouvrages financiers, Enseignant à Sciences Po Aix et Neoma.

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Atlantico : A la lumière des réactions américaines suite à la décision de Bruxelles imposant à Apple de rembourser 13 milliards d'euros à l'Irlande, faut-il croire que Washington défend ses entreprises où plutôt que les États-Unis veillent sur leurs différentes rentes fiscales ? 

Jean-Michel Rocchi : En matière fiscale, les Etats-Unis sont d’une totale malhonnêteté intellectuelle, et c’est de plus en plus flagrant. Les Etats-Unis ont vendu aux opinions publiques du monde entier l'idée qu’ils prenaient la tête de la croisade mondiale contre les paradis fiscaux, mais la réalité est toute autre. Du fait de l’existence de l’Etat du Delaware (destination de choix notamment des Hedge Funds offshore) les Etats-Unis sont depuis longtemps considérés officieusement comme un paradis fiscal par de nombreux pays. Après avoir lancé en 2010 les hostilités contre les paradis fiscaux avec la législation FATCA (Foreign Account Tax Compliance) qui impose à toutes les sociétés financières de divulguer les comptes détenus par les citoyens américains et de les signaler à l’Internal Revenue Service (IRS) sous peine de s’exposer à être considérés comme complices de fraude fiscale à l’encontre des Etats-Unis - délit pénal assorti de prison ferme et de fortes amendes, les Etats-Unis viennent à l’inverse d’annoncer leur refus de signer le standard AEOI (Automatic Exchange of Information de juillet 2014) de l’OCDE qui essaie d’étendre des principes analogues à FATCA au plan international.

Pourtant très peu d’autres pays ont refusé de signer le Common Reporting Standard (CRS) de l’OCDE : Bahreïn, Nauru et Vanuatu - tous les trois d’ailleurs des paradis fiscaux opaques.  Le Panama, lui, a posé des conditions préalables à sa signature qui ont été jugées inacceptables. Les Etats-Unis n’expliquent pas leur position, au demeurant injustifiable. La raison en est pourtant simple : les Etats-Unis mènent une politique de plus en plus agressive pour attirer des capitaux étrangers : les législations de 5 Etats sont de plus en permissives et le secret bancaire de plus en plus opaque.

Quatre nouveaux Etats (le Nevada, le Dakota du Sud, le Wyoming et l’Alaska) tout comme le Delaware auparavant essaient de devenir des paradis fiscaux en s’appuyant sur le développement de la fiducie (trust company), dont le régime du Delaware est le plus ancien (1986) tandis que celui du Wyoming est le plus récent (2013). Le Delaware, le Nevada et Dakota du Sud sont considérés par le consensus des fiscalistes américains comme offrant les régimes juridiques et fiscaux les plus favorables du pays. Rappelons aussi la déclaration du milliardaire Warren Buffet au sujet du système fiscal américain : "le système des impôts a complètement dévié en faveur des plus riches aux dépend des classes moyennes au cours des 10 dernières années. C’est dramatique". Le premier paradis fiscal des Etats-Unis est le Delaware qui compte 1,2 millions de sociétés pour 950 000 habitants, dont les 2/3 des entreprises recensées dans le classement Fortune 500. Comme le fait remarquer Tax Justice Network : "le G20 n’a aucune crédibilité ni aucune cohérence si sur la liste "noire" des paradis fiscaux, il n’y a pas le Delaware, il n’y a pas le Wyoming, il n’y a pas le Nevada".

Il est difficile de prévoir la réaction des autorités américaines mais elle sera comme toujours agressive et se posera en victime bien sûr : les Etats-Unis ont un grand sens de leurs intérêts et savent les défendre. C’est plutôt les Européens, qui habituellement sont très naïfs, qui semble sur le point de remettre en cause ce statu quo. En l’occurrence le redressement de 13 milliards d’euros d’Apple est bien dans l’intérêt de l’UE mais pas dans celui de l’entreprise ni de l’Irlande adepte de la concurrence fiscale et qui postule de manière non avouée à un statut de paradis fiscal.

Qu'est-ce que le paiement de 13 milliards d'euros à Dublin par Apple pourrait amputer comme revenus à l'Amérique ? 

Les Etats-Unis sont aussi, il en faut convenir, les victimes du Tax Planning des multinationales, et cela n’est pas contestable. Outre le Tax Planning c'est-à-dire le fait de loger tout ou une partie des recettes imposables dans des pays à fiscalité légère ils doivent lutter contre encore bien pire : le mécanisme d’"inversion".

Ce dernier consiste à restructurer des grands groupes afin de faire en sorte que la tête n'est plus américaine et donc plus assujettie aux impôts fédéraux US. Bien entendu, il faut pouvoir le démontrer. Suite à l’affaire Enron lorsque Arthur Andersen a été fermé et qu’une nouvelle société de droit des Bermudes a émergé - Accenture -, les autorités fiscales américaines n’ont pas réussi à démonter l’ "inversion". 

Le GAO (équivalent américain de la Cour des Comptes) préconise depuis plusieurs années d’exclure les firmes d’origine américaine ayant un siège dans un paradis fiscal de l’accès aux marchés publics, ce qui serait une sanction efficace.    

Il est clair qui si l’administration fiscale américaine voit ne serait-ce que l’ombre d’un os à ronger, elle montrera les crocs.

Les Etats Unis craignent-ils un précédent qui conduiraient certaines grandes entreprises à payer des impôts au domicile du consommateur plutôt qu'au domicile de l'entreprise ? 

Les Etats-Unis, à l’évidence ne verront pas cela d’un bon œil, mais ils ont déjà d’autres chats à fouetter : Tax Planning et inversion déjà évoqués.

Par ailleurs la question des prix de transfert au sein des différentes filiales locales des transnationales - sujet crucial confié depuis des années à l’OCDE - semble un problème insoluble ou, pour le dire de manière plus littéraire, renvoie au "mythe de Sisiphe".

"Eviter de payer des impôts est la seule recherche intellectuelle gratifiante" disait John Maynard Keynes, les sociétés transnationales partagent à l’évidence son point de vue.

Faut-il craindre une "bataille" des rentes fiscales internationales ? Quelles conséquences celle-ci peut-elle avoir sur les économies occidentales ?

Il ne faut pas se tromper sur le sens des 13 milliards à encaisser, c’est d’abord l'Irlande qui est visée ; elle ne devrait pas accorder un avantage très supérieur à celui que les autres pays de l’UE auraient pu accorder à Apple. C’est un retour de bâton sur ce qui est perçu comme de la concurrence fiscale agressive et inadaptée.

La part d’incohérence de cette décision réside dans le fait que l’Irlande étant un petit marché ce montant est indu, on peut estimer juridiquement que c’est une sorte d’enrichissement sans cause, ou économiquement cela peut ressembler de prime abord à une rente.  Il n’en est rien. C’est tout le contraire, : si ce montant est réglé et que cela ne reste pas un acte isolé l’Irlande perdra tous ses clients pour le Tax Planning et les Tax Rulings. C’est pour cela que les autorités irlandaises sont furieuses.    

De quels outils disposons-nous pour mettre un terme à un pareil conflit ; et comment faudrait-il s'y prendre ? Une taxe non plus sur les revenus mais sur la consommation peut-elle représenter une idée intéressante ?

A priori toutes égales par ailleurs, il doit exister une relation entre le chiffre d’affaires et les profits. Et on pourrait estimer qu’un consommateur français doit générer indirectement une recette fiscale à l’Etat français. Au titre de l’IS de la filiale française, cela semble tomber sous le sens ; mais ce n’est pas le cas.

Souvent notamment si le client français qui achète en France, via internet, une marchandise à une multinationale (exemple : Amazon) découvre qu’il est client d’un filiale non-française afin d’éluder l’impôt en France.

En France, un principe fiscal d’application assez générale pose que quand un montage n’a pas de finalité économique avérée mais ne vise qu’à éviter l’impôt il tombe sous le coup de "l’abus de droit". Le fisc peut alors opérer un redressement de l’entité considérée.

Dans divers autres cas et notamment le cas d’un américain (Starbucks) mais aussi un européen (Fiat) il est question de rulings (accords fiscaux) qui seraient "abusifs", il appartient bien-sûr à Bruxelles de prouver ces abus. Le cas Apple n’est pas un cas isolé. Amazon est aussi scrutée par la Commission Européenne. 

L’Irlande étant un paradis fiscal (partiel) il n’est pas surprenant qu’elle prenne fait et cause pour Apple, ce qui bien sûr affaiblit la position de l’UE et constitue un pain béni pour les autorités américaines pour dénoncer une discrimination a l’encontre des groupes américains.  

Dans ce jeu de menteurs, plus c’est gros plus cela passe.

"Être menteur, vaniteux, envieux, ça ne s'avoue pas... ce sont les autres qui le sont."
Albert Camus, Carnet I 

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